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Nous : morceaux de vies le long du RER

- N. Rouiaï

le documentai­re Nous, d’alice diop, sorti en février 2022, plonge les spectateur­s dans des morceaux de vie, des trajectoir­es et des lieux parallèles qui pourraient sembler si divers, voire opposés, que l’on s’y perd. on découvre une série de vignettes tracées le long de la ligne b du rer, réseau ferré couvrant l’îlede-france du nord au sud : des tours hlm du bourget aux forêts luxuriante­s de la vallée de chevreuse, ou inversemen­t.

Le film commence par une scène en forêt : deux grands-parents et leur petit-fils à l’affût d’un cerf, que l’on aperçoit au loin. Dès ces premières images, le spectateur se trouve dérouté, pris dans les propres clichés de ce qu’il aurait pu attendre comme scène d’ouverture d’un documentai­re sur les marges d’une ligne de RER. Puis, brutalemen­t, ce prologue lyrique laisse place à une tout autre réalité. Nous voilà dans un bar de banlieue, et observons un homme aux traits tirés et aux yeux fatigués boire son café matinal. Il s’agit d’Ismaël Soumaïla Sissoko, un travailleu­r migrant malien installé en France depuis vingt ans, mais aspirant à rentrer chez lui. Lors d’une conversati­on téléphoniq­ue avec sa mère, alors qu’il a la tête sous le capot d’une voiture déglinguée, il dit avec désinvoltu­re : « Ils sont mesquins avec nous alors qu’on est venu ici pour travailler et gagner notre vie. » Sans transition, nous basculons dans la partie la plus intime du film, alors que la voix off de la réalisatri­ce raconte, comme une confession, en quelque sorte sa propre histoire. Elle s’inquiète du peu d’images qu’elle a de sa mère sénégalais­e et envisage sa carrière de cinéaste à la lumière de son angoisse face aux moments de la vie qui ne sont pas enregistré­s.

Les pastilles se poursuiven­t, entrecoupé­es par des morceaux fugaces du quotidien : des enfants qui jouent, des employés municipaux qui arrangent des drapeaux tricolores autour d’un lampadaire, des jeunes femmes qui bavardent tout en consultant leur téléphone portable, des visages tournés vers le ciel devant un feu d’artifice… Et si le spectateur n’était pas assez dérouté par ce documentai­re, nous voilà face à Alice Diop en personne en compagnie de l’essayiste Pierre Bergouniou­x à Gif-sur-Yvette (Essonne). Les idées qu’ils partagent éclairent d’une autre lumière l’ensemble du film. La réalisatri­ce originaire d’Aulnay-sous-Bois (Seine-SaintDenis) – par où passe le RER B – y évoque son obsession de « conserver l’existence des petites vies qui auraient disparu si [elle] ne les avait pas filmées ». Pierre Bergouniou­x lui répond par la grande proximité entre elle, « une fillette du 93 », et lui, ce « crétin rural ». Lorsque le film se conclut en compagnie des protagonis­tes rencontrés dans la scène d’ouverture, cette fois en pleine chasse à courre avec le faste des chevaux, des trompes et des chiens aboyeurs, nous analysons ce que cela implique sur les hiérarchie­s de la société française avec un regard nouveau. À travers ce documentai­re à la forme hybride, Alice Diop parvient à nous placer tout à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des nombreux points de vue du film. En définitive, cette réflexion sur le « nous » est abyssale : spectateur­s, réalisatri­ce, protagonis­tes, somme d’individual­ités loin de former un bloc monolithiq­ue, réunis autour d’un concept tenant tout autant de la promesse que du mirage.

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