UN RÉGIME EN SURSIS ? LES IRANIENS RÉVOLTÉS
Chargé de cours à l’université Paul-Valéry Montpellier 3 ; auteur de L’Iran et ses rivaux : Entre nation et révolution (dir., Passés composés, 2020) Cartographie de Laura Margueritte et Dario Ingiusto
L’Iran est confronté à un soulèvement national remettant en question les racines islamistes (la confusion du religieux et du politique) du régime instauré en 1979. Pour comprendre les enjeux auxquels font face et le pouvoir et une société en quête de changement, il convient de revenir sur l’histoire, la géographie et les défis stratégiques et environnementaux à l’époque contemporaine. Car ce qu’il se passe en République islamique fin 2022 pourrait avoir des conséquences majeures pour l’ensemble d’un Moyen-Orient soumis à de fortes tensions avec, au coeur des problématiques, les relations avec les monarchies du Golfe, d’une part, et les États-Unis et la Chine, d’autre part, ainsi que les négociations sur le dossier nucléaire.
Le décès, le 16 septembre 2022, de Mahsa Amini, arrêtée pour « port inapproprié » du voile islamique, a déclenché un soulèvement de grande ampleur dans le pays (ici à Saqqez, dans le nord-ouest, le 30 octobre 2022), menaçant le régime. (© AFP/UGC)
L’Iran est un État pivot qui a des frontières terrestres et maritimes avec 15 voisins, depuis la mer Caspienne jusqu’au golfe Persique. Pourtant, en dépit d’une situation stratégique favorable de pays carrefour, il n’est pas parvenu à réaliser le potentiel lié à cette position géographique exceptionnelle. En effet, l’hostilité institutionnalisée avec les ÉtatsUnis depuis 1979 empêche son développement économique et limite la construction de bonnes relations avec la région. Avec une population de 87,59 millions de personnes en 2021 pour un territoire de 1 648 195 kilomètres carrés, il est une puissance non négligeable ( cf. carte 1). Toutefois, pour la première fois depuis la révolution islamique, l’Iran a connu une croissance démographique de moins de 1 % pour l’an persan 1397 (mars 2018-mars 2019).
UNE SOCIÉTÉ ANCIENNE ET DIVERSE
L’Iran est marqué par une certaine diversité religieuse ( cf. carte 2 ). S’il est majoritairement composé de chiites duodécimains (entre 85 et 90 %, selon les estimations), il existe une minorité musulmane sunnite (10-15 %) faite de Kurdes (dans le nord-ouest), de Baloutches (sud-est), de Turkmènes (nord-est) et d’Arabes sur les rives du golfe Persique. Ces populations résident en périphérie du territoire, ce qui renforce la perception des autorités centrales d’une vulnérabilité géopolitique. En réaction, Téhéran dénonce régulièrement l’instrumentalisation des questions ethniques et confessionnelles par l’Occident et les pétromonarchies du Golfe afin de l’affaiblir. L’article 13 de la Constitution reconnaît trois minorités religieuses : les zoroastriens, les chrétiens et les juifs. Cette mosaïque est héritée d’une histoire millénaire, offrant un patrimoine riche et unique, et donc un certain potentiel touristique, qui reste inexploité en raison de la fermeture du pays ( cf. carte 3 p. 16 ). La reconnaissance des
zoroastriens s’explique par le passé préislamique. Avant la conquête arabe de l’Iran aux VIIe et VIIIe siècles, la foi de la dynastie des Sassanides (224-651) est le zoroastrisme, forme monothéiste du mazdéisme apparue dès le IIe siècle avant Jésus-Christ. Jusqu’à la prise du pouvoir par les Safavides (1501-1736), la majorité de la population est sunnite. Ce n’est qu’à partir du XVIe siècle que les souverains imposent le chiisme comme religion officielle et que des campagnes de conversion massive sont menées par l’État. La « chiitisation » de l’Iran s’accompagne de la constitution d’un corps clérical, et les mollahs jouent un rôle social majeur. Celui-ci apparaît clairement lors de l’appel au djihad contre les Russes du souverain qadjar Fath Ali Chah (17971834), soutenu par une fatwa (avis juridique) durant la guerre de 1804-1813. Cette influence des religieux chiites au sein de la société perdure pendant le règne de la dynastie Pahlavi (19251979). Et c’est au lendemain de la révolution islamique de 1979 que le facteur confessionnel devient un enjeu des relations internationales.
COEUR MONDIAL DES HYDROCARBURES
La question économique est décisive pour comprendre la position stratégique de l’Iran. C’est bien la découverte du pétrole en 1908 dans les environs de Masjed Soleiman (sud-ouest) qui mène à la formation de l’Anglo-Persian Oil Company et attise les convoitises. L’enjeu énergétique devient alors l’un des éléments fondamentaux de l’équation stratégique iranienne. L’Iran dispose en effet d’un potentiel considérable : en 2020, il possède les quatrièmes réserves prouvées de pétrole au monde (157,8 milliards de barils en 2020, selon BP) et les deuxièmes pour le gaz (32 100 milliards de mètres cubes), dont environ 40 % sont concentrées dans le plus grand champ gazier de la planète, South Pars, partagé avec le Qatar, qui l’appelle North Dome.
La production, qui a atteint 6 millions de barils par jour dans les années 1970, ne dépasse pas 4 millions depuis la signature de l’accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015. Avec le retour des sanctions américaines contre le secteur des hydrocarbures iraniens, les exportations déclinent, passant de 2,4 millions de barils par jour en 2018 à 1 million en 2019, puis à seulement 300 000 en 2020, avant de remonter aux alentours du million en 2022. En réponse à la politique américaine, la République islamique a menacé de perturber le trafic pétrolier dans le détroit d’Ormuz, zone stratégique à l’échelle mondiale, mais aussi, et surtout, pour les monarchies du Golfe, qui dépendent de ce passage pour écouler leur brut ( cf. carte 4). Cette capacité iranienne à répondre à un blocage ne peut néanmoins pas être mise en oeuvre dans la longue durée, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, la supériorité militaire américaine, avec la Ve flotte, qui est basée à
Bahreïn. Ensuite, le fait que le détroit est utilisé par l’Iran pour faire transiter ses propres exportations d’hydrocarbures. Enfin, parce que des partenaires majeurs de la République islamique, comme la Chine, s’y opposent à cause du risque d’une flambée des cours et aussi parce que la majorité du brut passant par le détroit est à destination des marchés asiatiques. Ormuz joue un rôle important dans le progrès économique de pays comme la Chine, l’Inde, le Japon, la Corée du Sud et Singapour. Le message de l’Iran est donc clair : soit tout le monde l’utilise, soit personne. En dépit des menaces rhétoriques, Téhéran n’a jamais mis à exécution la fermeture du détroit par des moyens militaires. De plus, les relations bilatérales entre Pékin et Téhéran connaissent un essor inédit dans le domaine économique avec le départ progressif des Européens à partir de la fin des années 2000 ( cf. document 7 p. 19 ). La République populaire
Depuis le début du XXe siècle, l’enjeu énergétique est un élément fondamental de l’équation stratégique iranienne, le pays disposant d’un potentiel en hydrocarbures considérable.
devient le plus grand acheteur de pétrole iranien dans les années 2010 et donc le plus important marché à l’exportation de l’Iran. Le commerce bilatéral augmente considérablement, passant de 3,7 milliards de dollars en 2002 à 51,8 milliards en 2014. La Chine représente à ce moment-là près de la moitié de l’ensemble des échanges iraniens. Elle profite du contexte de la crise du nucléaire et des sanctions qui y sont liées pour remplacer les partenaires traditionnels de l’Iran (Japon, Corée du Sud, Union européenne) et devenir incontournable. Pékin est aussi le plus grand importateur de produits non pétroliers iraniens. Dans l’autre sens, les marchandises chinoises inondent le marché iranien, ce qui ne va pas sans conséquence pour l’industrie locale, tandis que des sociétés chinoises s’implantent en nombre dans de multiples secteurs (télécommunications, mines, construction, infrastructures, transports). Malgré des annonces d’investissements, Pékin hésite à tenir ses promesses, au dam de Téhéran. Les échanges contribuent à maintenir à flot l’économie iranienne en dépit des sanctions, et les intérêts financiers croisés confortent la relation bilatérale. De ce fait, Pékin se positionne comme un partenaire politique et sécuritaire majeur pour l’Iran : en avril 2021, les deux pays ont signé un accord stratégique de vingt-cinq ans, entré en vigueur en janvier 2022.
LE NUCLÉAIRE DANS UN MOYEN-ORIENT EN CRISE
En mai 2018, le retrait unilatéral américain de l’accord sur le nucléaire provoque une nouvelle crise de prolifération ( cf. carte 5). En effet, si les avancées du programme iranien avaient été interrompues par la voie diplomatique, force est de reconnaître que l’absence d’accord global explique la faiblesse du premier texte. Les négociateurs ont alors choisi de ne pas inclure les questions régionales, les problématiques balistiques et d’exportations de drones, ainsi que le dossier des Droits de l’homme. Ces éléments sont apparus a posteriori comme des facteurs décisifs dans l’absence de longévité d’un accord qui n’a été mis en oeuvre qu’en janvier 2016, avant d’être dénoncé par l’administration Donald Trump (2017-2021) à son arrivée au pouvoir un an plus tard. Il n’est donc pas surprenant que les efforts de la présidence Joe Biden (depuis 2021) après des mois de discussions (mars 2021-septembre 2022) n’aient pas pu aboutir. Une fois de plus, un facteur non lié au nucléaire peut empêcher une restauration de l’accord, à savoir le soulèvement en cours en Iran à l’automne 2022. Cet échec et la tentative de retour de Washington ont plusieurs explications : d’abord, le déficit de confiance entre les parties à la suite du retrait américain ; ensuite, la nature politique du régime de la République islamique, qui voit un accord sur le nucléaire comme un moyen de se légitimer sur la scène internationale ; enfin, le caractère erratique de la politique iranienne de Washington avec des réactions successives et contradictoires entre les administrations Obama (2009-2017), Trump et Biden. Ces changements répétés sont certes le signe de l’existence d’un véritable débat interne à la Maison Blanche sur les questions iraniennes, mais il n’en reste pas moins que la politique américaine est devenue illisible pour les États
du Moyen-Orient, qu’il s’agisse des alliés ou des rivaux de Washington. La révolution de 1979 a transformé la perception de l’Iran en Occident. De « gendarme du Golfe » sous le règne de Mohammad Reza Pahlavi (1941-1979) à une République islamique qui apparaît depuis lors comme une puissance déstabilisatrice ou « hégémonique » pour nombre de ses voisins arabes et Israël, la nature de la politique régionale de Téhéran n’a pas cessé de soulever des questions ( cf. carte 6 ). Depuis la révolution, l’Iran construit ses relations avec son environnement en s’appuyant sur l’idéologie islamiste tout en prenant en considération les questions de sécurité. Sa diplomatie valide le concept idéologique anti-impérialiste : selon le Guide suprême, Ali Khamenei (depuis 1989), l’Iran ne fait pas partie du « Moyen-Orient », qui est une invention britannique, donc le produit de la pensée colonialiste, mais de l’« Asie de l’Ouest ». Le combat des pays musulmans
contre les grandes puissances doit s’inscrire dans cette aire régionale. Plus largement, on relèvera que les stratégies d’influence de l’Iran sont destinées à l’environnement immédiat (Irak, Turquie, Caucase, Asie centrale, Afghanistan, Pakistan, golfe Persique) et, au-delà, en Méditerranée orientale en général et au Liban en particulier. En effet, cette région n’était pas une priorité à l’époque Pahlavi. Elle l’est devenue en raison de l’adhésion du Hezbollah à la doctrine du velayate faghih théorisée et concrétisée par la République islamique. Vu depuis les voisins, il y a souvent cette idée que l’Iran aurait des ambitions « impériales ». En ce sens, le cas iranien se rapproche de l’exemple russe : ce sont deux « célibataires stratégiques ». Cette dimension attribuée à l’Iran se confond, en particulier dans le monde arabe, avec l’aspect révolutionnaire de la République islamique. Pourtant, si dans le discours politique à usage interne, on a vu émerger la dimension islamo-nationaliste, force est de constater que dans les mondes musulmans, la République islamique s’efforce de mettre en avant la dimension religieuse de l’identité du régime plutôt que la dimension nationale de l’identité du pays. Bien sûr que dans l’imaginaire des élites politico-religieuses, les deux se confondent, mais ce discours est contesté à l’intérieur, avec les manifestations contre le régime (2009, 2017-2018, 2019, 2022), et à l’extérieur, où les communautés soutenues par la République islamique renvoient souvent les religieux iraniens à leur identité ethno-nationale que ce soit en Irak, dans le golfe Persique, au Pakistan ou en Afghanistan.
VERS UNE ÉVOLUTION DU RÉGIME POLITIQUE ?
La phase ouverte au printemps 2021 reflète une évolution structurelle de la République islamique qui donne désormais la priorité sur la scène intérieure au règne des conservateurs dans un État dont la crise de légitimité s’est transformée en crise d’autorité depuis les révoltes populaires entre 2017, 2019 et 2022. Le bureau du Guide suprême est prêt à assumer cette volonté de durcissement interne avec le risque d’une participation plus faible et d’un basculement d’une partie de l’électorat des réformateurs dans le camp des partisans du changement de régime. Cela marque une rupture dans l’instrumentalisation des présidentielles en tant qu’outil de gestion de la crise de légitimité – avec par exemple le scrutin de 2013 et la victoire de Hassan Rohani (20132021) comme une réponse au Mouvement vert de 2009, lancé pour dénoncer les fraudes ayant permis à Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013) de conserver son poste – vers un processus instrumentalisé pour gérer la crise d’autorité de l’État théocratique. Le schéma qui détermine depuis les années 1990 le vote d’une partie significative des Iraniens est celui d’un choix par défaut entre le mauvais et le pire. Du point de vue de l’électeur mécontent, cela veut dire que pour éviter que la situation du pays se détériore plus encore, il n’a pas d’autre option que de voter pour le moins médiocre. Désormais, on observe une prise de conscience au sein de l’électorat de la faiblesse de la fonction de président face à la toute-puissance du Guide suprême et de l’illusion réformiste en République islamique ( cf. document 9 ). L’arrivée en 2021 d’Ebrahim Raïssi ( cf. cartes 8 ) confirme ainsi la fin de la possibilité d’une réforme des institutions et va pousser la majorité des Iraniens à chercher dans la rue un changement de régime pour que leurs objectifs politiques puissent se réaliser par un mouvement populaire rejetant l’ordre incarné par Rouhollah Khomeini (1902-1989).