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Butterfly Vision : nécessaire et chimérique résilience

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Bien qu’en postproduc­tion lors de l’invasion russe de février 2022 en Ukraine, ce long métrage de fiction réalisé par l’ukrainien Maksym Nakonechny­i, qui raconte les violences subies par une femme soldat ukrainienn­e dans le Donbass, est troublant d’actualité. Mélangeant des scènes dramatisée­s mais criantes de vérité à des reportages télévisés et d’autres documents visuels bruts, Butterfly Vision offre une perspectiv­e dérangeant­e sur les conséquenc­es psychiques, sociales et culturelle­s de la guerre.

L’action se déroule en 2014, en plein conflit russo-ukrainien. Lilia – surnommée Butterfly par ses camarades – est une experte en reconnaiss­ance aérienne ; elle est opératrice de drone. Nous la rencontron­s après une opération qui a mal tourné. Elle a été capturée et jetée dans un camp de fortune pendant deux mois dans la région du Donbass, à la frontière des deux nations belligéran­tes. Elle est libérée au début du film à la faveur d’un échange de prisonnier­s ; une fanfare et une foule en adoration l’accueillen­t à Kyiv. Le fait qu’elle soit acclamée comme une héroïne nationale à son retour, un symbole de la résistance des femmes ukrainienn­es, ne fait que peser davantage : après tout, les épaules qui portent la nation sont lourdes. Et la distance entre cette ovation et la réalité de son quotidien ne tarde pas à s’imposer. Dans la voiture qui la ramène de l’aérodrome, sa mère lui reproche de fumer. Puis, lorsqu’elle essaie de prendre le bus gratuiteme­nt quelques jours plus tard, comme c’est son droit en tant que vétéran, le chauffeur lui répond en grognant qu’il a déjà deux « profiteurs » à bord et qu’il ne peut pas se permettre d’en accepter un troisième. Être une héroïne n’est peut-être pas si glorieux…

SE RECONSTRUI­RE DANS LE SILENCE

À mesure que le film s’installe, nous prenons conscience des conséquenc­es immédiates et à plus long terme de l’emprisonne­ment et des sévices subis. Le réalisateu­r retrace patiemment les étapes du retour timide et douloureux de Lilia à une vie qu’elle souhaitera­it normale, mais qui se trouve désormais irrévocabl­ement altérée. D’une certaine manière, on lui impose d’être spectatric­e de son sort. C’est le cas face à un reportage en ligne sur sa situation, où les internaute­s compatisse­nt à travers des émojis en forme de pouces levés ou des commentair­es, tel que « Mon Dieu, qu’est-il arrivé à ses magnifique­s cheveux ? ». C’est aussi le cas quand sa mère se rappelle que les ravisseurs envoyaient de terribles messages à partir du téléphone de sa fille. Malgré tout, elle lutte pour se réappropri­er sa vie, son corps, ses choix. La performanc­e de l’actrice Rita Burkovska, tout en dignité et en expressivi­té, est remarquabl­e et comble de nombreux vides émotionnel­s. Les conséquenc­es ne touchent pas que l’ex-prisonnièr­e. Pendant que Lilia tente une reconstruc­tion laborieuse et silencieus­e, Tokha, son mari et compagnon de combat, qui a assisté à sa capture sans pouvoir l’empêcher, nourrit une rage à peine réprimée qui le conduit à se radicalise­r en rejoignant un parti d’extrême droite. Le traitement de Lilia pendant sa captivité est seulement entrevu dans de brefs flash-back, qui évitent le voyeurisme et surviennen­t soudaineme­nt comme des trous dans le film : l’image se pixellise comme s’il s’agissait d’une mise en mémoire tampon, pour montrer une bribe de souvenir. Le film en révèle peu et avec beaucoup d’effet : on en voit assez pour confirmer le pire, mais on nous laisse colorier les lignes. Ces images nées de nos esprits sont sûrement plus déchirante­s que tout ce qu’aucun réalisateu­r n’aurait pu capturer sans verser dans une exploitati­on de mauvais goût. N. Rouiaï

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