Kurdes d’irak et de Syrie : des autonomies menacées
Les deux entités kurdes en Irak et en Syrie, bien qu’elles soient contrôlées par des partis antagonistes, traversent un défi similaire : la remise en cause de leur autonomie sous l’effet du retour en force des appareils étatiques nationaux et des ingérences des pays voisins, la Turquie et l’iran. L’assassinat de trois militants à Paris, en décembre 2022, rappelle le contexte de violence.
Deux configurations d’alliances concurrentes dominent au sein de l’espace kurde. La première se structure autour du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) irakien, à la tête du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) et qui s’appuie sur une collaboration avec la Turquie. Ce partenariat a d’abord une dimension économique, en apportant à Erbil une autonomie financière vis-à-vis de Bagdad grâce au contrôle des exportations d’hydrocarbures.
Après la perte de Kirkouk et des zones pétrolifères attenantes face à l’offensive des autorités centrales en octobre 2017, le PDK accuse une dépendance croissante à l’égard de la Turquie. La coalition Ankara-erbil s’inscrit aussi dans une dimension transnationale : depuis 2011, le PDK cherche à s’implanter au Rojava syrien à travers le Conseil national kurde de Syrie (CNKS). Cette tentative reste un échec en raison de la domination du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
LA MOUVANCE PKK FACE À LA TURQUIE
Ce dernier s’appuie sur une constellation de partis politiques et d’organisations militaires dans l’ensemble des pays comportant des populations kurdes, y compris en Europe. Tous revendiquent un système basé sur l’autogestion et le « confédéralisme démocratique ». Le soulèvement de 2011 contre le régime de Damas puis l’émergence de l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech) à partir de 2014 ont permis au PKK de prendre le contrôle du nord-est de la Syrie, de négocier un processus de paix avec Ankara (2013-2015) et de tisser un réseau d’alliances à même de consolider son ancrage régional.
Le Parti de l’union démocratique (PYD), la branche syrienne du PKK, s’emploie à empêcher l’installation des groupes rebelles dans les zones sous son contrôle, en échange du soutien tacite de Damas, mais aussi de Moscou et de Téhéran, les deux parrains de Bachar al-assad (depuis 2000). La lutte contre L’EI apporte au PKK le soutien de la coalition internationale, notamment des États-unis, qui lui fournissent aide militaire et appui aérien. Mais, pour la Turquie, l’autonomie kurde syrienne à sa frontière et l’activisme transnational du PKK prennent à partir de 2015 la forme d’une menace croissante pour sa sécurité nationale, signant le retour à une logique
répressive de la question kurde par Ankara. Après avoir écrasé des insurrections urbaines orchestrées par le PKK dans le sud-est du pays, la Turquie lance des opérations militaires transfrontalières à compter de 2016. Et, tirant profit de son partenariat avec le PDK, elle s’implante au GRK à travers un ensemble de camps dans l’objectif d’annihiler les circulations du PKK.
LE LEVIER RUSSE
Les offensives de la Turquie contre le Rojava sont limitées dans le temps et dans l’espace par la Russie, qui contrôle l’espace aérien syrien. Pour Moscou, ces attaques représentent des outils de pression pour contraindre le PYD et les Forces démocratiques syriennes (FDS) à se rapprocher de Damas au détriment de leur partenariat avec Washington. Pour Damas, l’enjeu est de restreindre l’autonomie kurde en obtenant le départ des soldats américains qui assistent les FDS dans la gestion des prisons djihadistes et de remettre la main sur les zones pétrolifères. Les entraves posées par la Russie aux interventions turques contre le Rojava constituent des leviers lui permettant de pousser Ankara à normaliser ses relations avec Damas. C’est l’objet des négociations menées sous son égide et qui ont abouti à une rencontre entre les ministres de la Défense turc, syrien et russe le 28 décembre 2022.
Une semaine plus tôt, Bafel Talabani, le dirigeant de l’union patriotique du Kurdistan (UPK), basée au sud du GRK, s’était rendu au Rojava avec le commandant américain des forces contre L’EI pour rencontrer les responsables des FDS et du PYD. Cette visite témoigne des reconfigurations régionales liées au processus de normalisation entre Ankara et Damas. Pour la coalition internationale, une offensive turque d’ampleur contre le Rojava entraînerait un vide sécuritaire dans le nord-est syrien, qui serait propice à un retour de Daech. Washington cherche à consolider ses partenaires kurdes : alors que les tentatives de rapprochement entre le PKK et le PDK ont échoué, L’UPK représente l’opportunité de renforcer la lutte contre L’EI, tout en contrariant l’alliance entre Ankara et Erbil.