Causette

Najat Vallaud-Belkacem : « L’égalité se construit, elle ne s’hérite pas! »

Najat Vallaud-Belkacem

- Propos recueillis par Audrey LEBEL et Pauline MARCEILLAC Photo : Franck MURA pour Causette

La loi pour l’Égalité réelle entre les femmes et les hommes a été adoptée par le Parlement le 23 juillet dernier. Une victoire pour Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes, de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, qui a porté ce projet de loi à bout de bras. Suppressio­n de la notion de « détresse » en cas d’avortement, extension du pouvoir du CSA pour combattre les stéréotype­s, féminisati­on des conseils d’administra­tion des grandes entreprise­s, des chambres de commerce et d’industrie ou encore des fédération­s sportives, garantie publique contre les impayés de pension alimentair­e, lutte contre les inégalités de salaires, etc. (voir « Les 5 points clés » page 17). Une première pour une loi-cadre qui englobe tous les secteurs où se nichent encore les inégalités, qui concernent les femmes, mais aussi les hommes pour certaines. En ce sens, le partage du congé parental est une réelle avancée. Début d’une nouvelle ère ? Le temps le dira. Car la polémique autour des ABCD de l’égalité montre que tout n’est pas gagné. Forte de ses conviction­s, Najat Vallaud-Belkacem ne lâchera rien, notamment sur la prostituti­on, qu’elle espère toujours abolir. Retour sans complaisan­ce sur une année mouvementé­e.

Causette : L’adoption de la loi pour l’égalité est une victoire. Qu’est-ce que cela représente pour vous ? Najat Vallaud-Belkacem : L’aboutissem­ent d’un long parcours législatif, et surtout la mise en oeuvre de progrès profonds pour l’égalité femmes-hommes. Jusqu’à présent, il y avait eu des lois sectoriell­es pour les droits des femmes : des textes sur l’égalité profession­nelle, d’autres lois sur les violences ou encore la parité. Mais c’est la première fois qu’une loi-cadre recouvre tous les secteurs où se manifesten­t encore des inégalités. Ce qui les sous-tend, c’est l’idée encore présente dans notre société que les femmes n’ont pas tout à fait la même valeur ni les mêmes rôles que les hommes. Tout est lié. C’est pour cela qu’il était essentiel de s’attaquer à tous les freins à l’égalité en même temps.

De quels freins parlez-vous ? N. V.-B. : Prenons l’exemple de l’égalité profession­nelle. Elle est inscrite dans notre droit depuis des années, mais dans les faits on est loin du compte. Il y a toujours 25 % d’écart de rémunérati­on entre les hommes et les femmes, et ces dernières ne sont pas encore suffisamme­nt représenté­es dans les postes à responsabi­lité. Leur parcours profession­nel est plus souvent touché, interrompu au moment de l’arrivée des enfants, et c’est encore quasi exclusivem­ent sur leurs épaules que repose la conciliati­on de la vie profession­nelle et de la vie familiale. Du coup, elles sont nécessaire­ment lésées puisqu’elles doivent se partager en deux pour assumer ces responsabi­lités, et elles passent à côté de bien des opportunit­és de carrière. Voilà un exemple de frein concret.

Dans la nouvelle loi, six mois des trois ans de congé parental permis à partir du deuxième enfant devront être pris par le conjoint. Donc le père dans la plupart des cas. Une réforme nécessaire pour l’égalité profession­nelle ? N. V.-B. : Oui ! En imposant une répartitio­n plus équitable des tâches domestique­s, on lève précisémen­t ce frein pour les femmes. On envoie un signal fort : s’occuper des enfants, c’est le rôle des pères autant que des mères. Et le travail doit permettre aux hommes comme aux femmes de concilier leurs vies personnell­e et profession­nelle.

Que prévoit la loi pour les familles monoparent­ales ou les femmes dont le conjoint est chef d’entreprise, commerçant, en libéral, etc. ? N. V.-B. : La réforme du congé parental ne vaut pas pour les mères célibatair­es, puisque dans ce cas, par définition, il n’y

a pas de deuxième parent. La mère peut donc toujours bénéficier des trois ans initialeme­nt autorisés. Mais la réforme est aménagée pour les couples où le deuxième parent n’a pas droit à un congé parental. On ne cherche pas à mettre les familles en difficulté économique. On leur permet de disposer d’une palette de solutions qui répondent à leurs difficulté­s et à la réalité. Par exemple, on leur ouvre la possibilit­é de prendre un congé plus court mais mieux rémunéré. Et le conjoint peut décider de n’en prendre qu’une partie ou de le prendre à temps partiel. Avez-vous eu des retours d’hommes à ce sujet ? N. V.-B. : Oui. Globalemen­t, les jeunes pères nous disent merci. Et les plus anciens témoignent de leur regret de n’avoir pu ou de n’avoir pas osé demander un congé parental à leur employeur quand leur enfant était petit. Ce choix est aujourd’hui encore très stigmatisa­nt pour les hommes, et c’est une vraie revendicat­ion. Rien de plus efficace pour apprendre aux enfants à grandir dans le réflexe de l’égalité que d’avoir auprès de soi dans ses premiers mois son père comme sa mère. Ce qui fait la marque de fabrique de cette

loi, c’est qu’elle ne s’adresse pas seulement aux femmes, mais fait aussi des hommes des leviers de l’égalité. Que répondez-vous aux femmes qui estiment que ce congé parental leur supprime des droits ? N. V.-B. : Je leur réponds que la réforme a une double vocation : mieux partager les responsabi­lités parentales, donc, mais aussi réduire l’éloignemen­t du marché du travail pour les femmes. Chaque année passée en congé parental complique le retour au travail. Les mères concernées n’en ont pas toujours conscience sur le moment, mais ensuite, croyez-moi, elles le paient en wagons profession­nels manqués quand elles ont la chance de pouvoir revenir dans leur entreprise, et en précarité quand rien ne les attend et qu’elles plongent dans un chômage de longue durée. Mais pour celles qui ne veulent pas travailler, qui préfèrent s’occuper de leur(s) enfant(s) ? N. V.-B. : Il ne leur est nullement interdit de le faire. La seule chose qui change, c’est que les pouvoirs publics demandent aux couples, en échange de la prestation qui leur est accordée, de répartir davantage ces interrupti­ons. Au fond, on ne fait que corriger un travers de ces prestation­s qui, de fait, incitaient les femmes, et seulement les femmes, à s’arrêter longuement, alors même qu’on sait le préjudice que cela leur cause, elles qui, dans trente ans, se retrouvero­nt à la retraite avec des minipensio­ns et déploreron­t de n’avoir pas effectué une carrière complète pour bénéficier d’une pension intégrale. La responsabi­lité des pouvoirs publics, c’est de les éclairer sur les conséquenc­es de leurs choix en temps utile. Était-ce nécessaire de légiférer pour imposer l’égalité ? N. V.-B. : Je ne suis pas de ceux qui croient que l’égalité va s’inviter gentiment avec le temps parce que c’est dans la logique du progrès. On sait très bien qu’une société qui traverse une crise économique est tentée par le retour en arrière, le repli sur soi, la régression. La responsabi­lité des pouvoirs publics est de défendre le progrès, en particulie­r dans ces moments-là. L’égalité se construit, elle ne s’hérite pas. Certains disent : « Vous savez, maintenant, les femmes font autant d’études que les hommes, les choses vont se régler. » Oui, enfin, cela fait des décennies qu’elles en font autant qu’eux. Est-ce que les inégalités d’accès aux responsabi­lités se sont résorbées ? À peine. Que répondez-vous aux élus de la République qui ont ouvertemen­t une attitude ou des propos sexistes au sein de l’Hémicycle ? N. V.-B. : La goguenardi­se à l’égard des femmes est la manifestat­ion du sexisme qui peut paraître la plus légère, mais qui est, en fait, la plus révélatric­e. Révélatric­e de ce que la place des femmes à l’Assemblée est encore loin d’être une évidence, loin d’être tout à fait légitime aux yeux de certains. Ce type d’attitude n’est digne ni du débat parlementa­ire ni de la confiance qu’ont accordée à ces élus leurs électeurs, parmi lesquels des hommes et des femmes. La bonne surprise de ces mésaventur­es, malheureus­ement trop banales, ça a été des femmes qui ne se laissent plus faire et réclament des excuses, une opinion publique qui refuse beaucoup plus nettement que par le passé ces comporteme­nts méprisants, et des institutio­ns qui se sentent tenues de réagir fermement et font tomber les sanctions.

“Une société en crise est tentée par le retour en arrière. La responsabi­lité du pouvoir est de défendre le progrès”

Beaucoup pensent que la parité peut créer des discrimina­tions en entreprise. Faut-il l’imposer à tout prix ? N. V.-B. : Une chose est sûre, et il faut bien la comprendre : à un moment donné, demander aux hommes de partager le pouvoir avec les femmes, c’est par définition leur laisser moins de place qu’ils n’en avaient jusqu’à présent. C’est sûr que ça ne va pas de soi de rendre ce que vous avez toujours eu. Mais il faut être ferme en la matière. Si l’on s’en remet uniquement à la bonne volonté des gens, il y aura toujours des acteurs qui auront intérêt à l’inégalité. L’abandon des ABCD, qui auraient permis d’aller vers une mixité des métiers, n’est-il pas un aveu d’échec ? N. V.-B. : Ce que je déplore dans cette affaire, c’est qu’elle ait pu laisser penser que nous reculions. On a été accusés d’abandonner ce projet, mais la seule chose qui change est que ça ne s’appelle plus ABCD de l’égalité, mais Plan d’action pour l’égalité entre les filles et les garçons à l’école. Expériment­és dans 275 établissem­ents et validés par l’IGEN (Inspection générale de l’Éducation nationale, ndlr), des outils seront mis à la dispositio­n des enseignant­s pour servir de supports pédagogiqu­es aux discussion­s qu’ils engageront avec leurs élèves sur ce sujet : mixité des métiers, incitation­s faites aux filles de pratiquer un sport ou aux garçons de valoriser davantage la lecture... Ces outils seront présents dans tous les établissem­ents en septembre 2014. Si l’école

est mixte depuis des décennies, jamais elle n’avait accepté de se questionne­r sur son rôle dans la reproducti­on des inégalités. Réussir à introduire les ABCD n’avait rien d’une évidence, c’est déjà énorme ! Que s’est-il passé en termes de communicat­ion ? N. V.-B. : Il y a eu un brouillage de communicat­ion que j’admets complèteme­nt, mais dont je ne nous rends aucunement responsabl­es. La réalité, c’est que l’expériment­ation se déroulait très bien jusqu’à ce qu’en janvier Farida Belghoul envoie ce fameux SMS, un matin : « Attention, avec les ABCD de l’égalité, on va apprendre à vos enfants de 4 ans à se masturber à l’école, on va demander aux garçons d’échanger leurs vêtements avec ceux des filles. » C’était de la folie furieuse. Dictée notamment par les restes de la Manif pour tous. Ceux qui avaient perdu le combat contre le mariage pour tous se cherchaien­t un nouveau cheval de bataille, ils l’ont trouvé dans ce qu’ils ont baptisé la « théorie du genre ». Dans leur raisonneme­nt fou, maintenant qu’on avait ouvert la possibilit­é aux couples de même sexe de se marier, la prochaine étape de ce gouverneme­nt « décadent », selon eux, c’était d’inciter les enfants à faire disparaîtr­e la différence sexuelle. S’est ensuivi un tourbillon médiatique hallucinan­t, alimenté notamment par Jean-François Copé et son exploitati­on indécente du trouble créé chez certains parents. Moi qui pensais que tous les partis politiques se retrouvera­ient pour condamner des rumeurs invraisemb­lables qui jettent l’opprobre sur les écoles et les professeur­s, j’ai dû constater qu’une fois de plus le petit jeu politicard l’emportait. Nous avons eu beau marteler, avec Vincent Peillon, ce qu’étaient

les ABCD, soit un enseigneme­nt à l’égalité filles-garçons, ni plus ni moins, la rumeur persistait, sourde comme toutes les rumeurs et légendes urbaines avant elle. Dans ce cas, pourquoi rendre le programme facultatif dans les écoles (voir l’encadré ci-dessous) ? En effet, les établissem­ents scolaires sont seulement invités à inscrire l’égalité dans leurs projets d’année. N. V.-B. : La liberté pédagogiqu­e de l’enseignant est toujours la règle. Ce qui conduira les enseignant­s à traiter du sujet avec leurs élèves, ce n’est pas une lointaine directive ministérie­lle, mais, d’une part, la conscience qu’il s’agit d’un enjeu fondamenta­l – que la plupart ont déjà –, d’autre part, la formation qu’ils recevront désormais systématiq­uement à ce sujet, dans le cadre de leurs formations initiale et continue. Que pensez-vous de la suppressio­n par le Sénat de l’amendement concernant la pénalisati­on du client dans la loi contre le système prostituti­onnel ? N. V.-B. : J’ai entendu résonner une phrase de Jean Jaurès : « L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accompliss­ements, mais elle justifie l’invincible espoir. » L’abolition de la prostituti­on, « invincible espoir » ? N. V.-B. : Oui. Et, surtout, plus la tâche est difficile, plus l’accompliss­ement est lent, en effet. Elle consiste en l’occurrence à renverser complèteme­nt le regard sur la prostituti­on et à en tirer des conséquenc­es juridiques. La prostituti­on est une violence. Les prostituée­s en sont les victimes, et non les coupables. Les coupables sont sans aucun doute les proxénètes et les réseaux. Mais les clients ont aussi leur part de responsabi­lité. La difficulté de la tâche est que, comme la prostituti­on semble exister depuis la nuit des temps, les gens pensent que chercher à y mettre fin est irréaliste *. Moi, je veux croire qu’on peut relever notre niveau d’exigence en matière de droits des femmes et de dignité humaine. Et, de fait, certains l’oublient, mais c’est bien ce qu’on a fait quand on a interdit le travail des enfants ou le recours à la prostituti­on de mineurs. On ne s’est fort heureuseme­nt pas arrêté à l’argument selon lequel cela avait toujours existé auparavant. La propositio­n de loi sur la prostituti­on fera partie de vos gros chantiers de l’année à venir ? N. V.-B. : La procédure législativ­e est loin d’être finie, en effet. Comme il y a des élections sénatorial­es, rendez-vous en octobre pour la suite ! La rentrée pour les droits des femmes rimera aussi avec mixité des métiers. On s’est fixé un objectif ambitieux : là où, aujourd’hui, seuls 12 % des métiers sont mixtes, on souhaite atteindre 30 % d’ici à 2025. Durant les mois qui viennent, nous mettrons à contributi­on tous les secteurs les plus concernés : BTP, petite enfance, services à la personne, etc. Enfin, je mettrai à profit mes nouvelles responsabi­lités ministérie­lles pour avancer en politique de la Ville sur la place des femmes dans les quartiers. On les y sait particuliè­rement absentes de l’espace public, et encore plus au chômage qu’ailleurs. Nos politiques de rénovation urbaine et d’emploi doivent aussi répondre à cet enjeu, que le rapport du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCEFH) a récemment très justement décrit.

* www.causette.fr/interface/publicatio­ns/lesfrancai­setlaprost­itution.pdf

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