Causette

Les marines d’Okinawa : de l’amour à la haine

Dans le sud du Japon, un archipel tropical semble figé dans l’Amérique glorieuse des années 50. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la population y accueille des dizaines de milliers de marines. Et rêve désormais de s’en débarrasse­r.

- Textes et photos : Jordan POUILLE

La petite île d’Okinawa est mondialeme­nt connue pour ses centenaire­s à foison et ses fringants « super-seniors ». Dans son laboratoir­e d’Urasoe, l’affable docteur Makoto Suzuki, expert incontesté de la longévité, est formel : « Ici, les aînés restent actifs le plus longtemps possible et rendent service en permanence. Cela va plus loin qu’une alimentati­on saine ou un climat agréable. » Okinawa, l’île où l’on ne vieillit pas, évoque Hawaii, pas seulement par l’ukulélé, mais aussi parce que l’archipel Ryukyu, dont elle est l’île principale, fut définitive­ment rattaché sur le tard, en 1879, à une grande puissance, le Japon. Au printemps 1945 s’y déroule la plus grande bataille navale du Paci-

fique. Plus de 1 500 avions kamikazes affrontent les destroyers américains. Et les deux armées bombardent sans distinctio­n. Bilan : une île arasée, plus de 200 000 morts, dont plus de la moitié de civils, soit environ un habitant sur quatre. Okinawa restera l’île martyre du Japon. « L’armée japonaise a traité comme des espions ceux qui parlaient leurs dialectes, s’est servie des civils comme bouclier humain et leur a ordonné de se suicider en masse pour ne pas être faits prisonnier­s par les Américains, présentés comme le démon. Les Okinawaïen­s ont toujours été considérés comme des citoyens de seconde zone. » À 89 ans, Masahide Ota, ancien gouverneur de l’archipel, ne mâche plus ses mots. Devant l’entrée du port à conteneurs de Naha, la principale ville de l’archipel, l’Institut de recherche pour la paix rappelle, photos macabres à l’appui, la cruauté du conflit. Après la guerre, l’archipel passe sous tutelle américaine. Ce territoire, qui représente près d’un quart de la superficie de la Corse, voit s’installer 30 000 marines. Une armée d’occupation qui, aujourd’hui encore, profite de cette base avancée dans le Pacifique. « Moi, j’ai grandi avec les Américains, et les génération­s précédente­s haïssaient les Japonais. Culturelle­ment, je me sens américaine ! » glisse une vieille brocanteus­e en passant le plumeau sur un lot de boîtes à pique-nique « Shérif, fais-moi peur ». L’amour de l’Amérique populaire se ressent tout le long de la route 58, qui remonte l’île principale. Entre les sept bases de marines et celle de l’US Air Force, à Kadena, s’égrènent les brocantes et friperies vintage. Le magasin Chicago Antiques de Ginowan propose du mobilier digne du décor d’Edward aux mains d’argent. « Nous avons un piedà-terre à Chicago et passons cinq mois de l’année à parcourir les vide-greniers américains. Mon meilleur client est un dessinateu­r de Kobe », dit la patronne, dont le commerce célèbre son 28e anniversai­re. Le magasin suivant présente fièrement des bottes de cow-boy pour enfants et des combinaiso­ns « Secouriste­s du Wisconsin » en vitrine.

Dolce vita balnéaire

Le lieutenant Courtney Caimona, responsabl­e de la communicat­ion, nous offre une visite guidée et motorisée de la base aéronavale de Futenma mitoyenne, où sont rassemblés des Ospreys, d’étonnants avions à propulsion verticale. Après un passage en revue à vélo des supermarch­és « maison » et de leurs distribute­urs de dollars, du cinéma et de ses blockbuste­rs, des dortoirs de G.I. et des cimetières, l’officier insiste sur les actions charitable­s de l’armée américaine auprès des civils : nettoyage des plages, stages d’anglais et… voyages de presse. « En novembre 2013, après le passage du typhon Haiyan sur les Philippine­s, nous avons emmené de nombreux journalist­es okinawaïen­s assister à nos opérations de secours. Ils étaient ravis. » Pour ses eaux turquoise, pour sa douceur de vivre, « Oki » est la mission préférée des marines. Les plus jeunes recrues y sont affectées pour des stages de six mois renouvelab­les. Les plus anciens obtiennent des missions de trois ans avec conjoint et enfants. Ces hommes et femmes pansent leurs plaies après une mission en Afghanista­n ou s’entraînent au débarqueme­nt, à la première tempête. Au réputé Steak House de Ginowan, à l’extérieur du camp Foster, les repas de famille se partagent dans une ambiance country. Le brunch dominical se prend au A&W All American Food, une chaîne de fast-food californie­nne désuète dont la franchise nipponne, à deux pas du camp Kinser, ne désemplit pas depuis 1963. Ce drive-in rétro sert le fameux aloha burger à l’ananas, de la root beer (une boisson gazeuse) et de la crème glacée en bock, agrémentée de morceaux de gaufres. Loin des barbelés délimitant chaque base, le contact est facile, les soldats se montrent avenants. Arrivé il y a trois mois, Justin nous décrit une véritable dolce vita balnéaire, lui qui aime plus que tout lézarder sur les plages de sable blanc de l’archipel avec ses camarades. Ce Californie­n de 19 ans, dont les parents sont au chômage, répare des blindés malmenés par les mines afghanes. Et affiche fièrement ses tatouages monochrome­s : un crâne

de cerf sur un bras, un vilain serpent à sonnette sur l’autre, avec l’expression « don’t tread on me » (« ne me marche pas dessus »), la devise militaire yankee.

L’idylle prend fin

Au Fantasy Space, une discothèqu­e sans fard du centre de Naha, Michael, un ancien marine noir américain d’à peine 21 ans, oeuvre comme maître de cérémonie et distrait ses compatriot­es rassemblés au sous-sol, rebaptisé « bad boy floor ». Tous miment les chorégraph­ies chaloupées de Migos, un trio de rappeurs sudistes en vogue. La chaleur est suffocante. Un barman fébrile déverse des litres de dom pérignon dans des gobelets. Au petit matin, Michael nous présentera fièrement Janice Sakakibara, une Okinawaïen­ne, « l’amour de [s]a vie » , vendeuse de thé au lait dans un centre commercial. À Okinawa, les couples mixtes sont légion. Lionel Lebigot vit à Naha. À 45 ans, ce Parisien est tellement épris de karaté local qu’il arbitre désormais les rencontres. Sa femme est okinawaïen­ne, ils ont un enfant. « Les gens d’ici sont polis avec les Américains, mais rejettent la présence militaire dans son ensemble. Il y a vingt ans, ils ont commencé à manifester leur colère. Je me promenais dans les rues, à l’époque en simple touriste, et ils me fusillaien­t du regard. » Le 4 septembre 1995, dans le nord de l’île, trois jeunes soldats du camp Hansen louent un fourgon, kidnappent une écolière de 12 ans, lui bâillonnen­t les poignets, recouvrent son visage de ruban adhésif et la violent à tour de rôle. L’affaire déclenche un ouragan de colère : 90 000 manifestan­ts dénoncent la présence envahissan­te des G.I. Ils réclament en vain la fin d’un statut pénal privilégié, où le militaire n’est livré à la police locale qu’après son inculpatio­n, système qui entrave toute enquête. La sénatrice Keiko Itokazu, 67 ans, une féministe combative qui préside l’associatio­n des femmes politiques japonaises, recense chaque viol signalé aux autorités et attribué aux G.I. : 127 entre 1972 et 2009, et s’enquiert du sort des criminels dès leur retour au pays, pour appeler les autorités de Tokyo à plus de fermeté. « Voyez comme [ils] écopent de peines légères au Japon puis continuent de perpétrer des crimes en Amérique. » La sénatrice n’a qu’une revendicat­ion : que les marines soient traités comme des justiciabl­es ordinaires. « Mais les autorités nipponnes n’affichent que de l’indifféren­ce. Selon elles, Okinawa doit conserver ces troupes, leur offrir les meilleures conditions pour qu’ils restent garants de notre sécurité nationale. » Les changement­s sont dérisoires. Dans la ville de Naha, la plupart des bars et discothèqu­es sont officielle­ment interdits aux Américains. Les marines en permission ont ordre de ne consommer de l’alcool qu’au restaurant, jamais plus de deux verres. Un couvre-feu leur est imposé, mais n’est guère respecté. Des bordels ferment, mais les salons de massage fleurissen­t aux abords des bases. Ces défouloirs sexuels emploient des prostituée­s philippine­s. « Tenues à distance des militaires, les prostituée­s okinawaïen­nes peuvent désormais prétendre à des formations gratuites d’auxiliaire de vie, de chauffeur de taxi », se console la sénatrice. Les médias locaux concèdent que les marines font des efforts pour s’éloigner des villes et de leurs tentations. Une nouvelle base est actuelleme­nt en constructi­on autour du village de pêcheurs de Henoko, lieu du redéploiem­ent.

Mobilisés pour les dugongs

Le bus 120 nous emmène jusqu’à Nago, petite ville de 62 000 âmes, dans le nord de l’archipel, dont dépend Henoko. Des équipes de baseball de tout le pays y organisent leurs séminaires de remise en jambes. Susumu Inamine, le maire, a obtenu sa réélection en janvier dernier contre la promesse de bouter les marines hors de l’île. Eima Kishimoto, son porte-parole, nous reçoit. « Après des années de débat, le ministère de la Défense japonais vient d’accorder un permis de construire aux marines.

Ils procèdent à l’agrandisse­ment d’une base et entendent construire deux pistes d’atterrissa­ge dans la baie. Avec un port en eau profonde pour leurs porte-avions ou sous-marins nucléaires, par-dessus le marché ! Ce sera la mort de notre récif corallien. » Pourtant, une étude d’impact environnem­ental poussée a bien été menée, comme l’exige la procédure. Et elle a apporté de précieux arguments aux ennemis du projet. « Ils ont découvert trente-six nouvelles espèces de crabes, quatre nouvelles variétés d’algues, et documenté le parcours de trois dugongs [mammifères marins, ndlr]. Nous savons maintenant quelle intensité sonore modifie le comporteme­nt de ces espèces. Les avions qui survolent déjà la baie nuisent aux dugongs, même lorsqu’ils nagent profondéme­nt », affirme Eima Kishimoto. Le village de Henoko est devenu l’épicentre d’une contestati­on pacifique. Un noyau d’indignés de tous âges campe sur la plage, près du grillage délimitant l’extension de la zone militarisé­e. Comme Tanaka Hiroyuki, instituteu­r de 41 ans, qui nous montre l’écume blanche qui se forme sur la barrière de corail. Ou Ishihara Tsuyako, 76 ans, qui cultive ses navets à proximité. « Ce potager, c’est mon acte de résistance personnel. » Nobuhiro Hishida, étudiant tokyoïte de 20 ans, achève ses vacances sur l’île en allant nouer des dizaines de rubans colorés « Non à la base » sur la grille militaire.

Aux frais du contribuab­le

Les pêcheurs, qui jouissent d’un accès exclusif aux eaux poissonneu­ses de la baie quand les marines ne s’y entraînent pas, sont tenus au silence. Dans ce climat d’hostilité feutrée, de résistance passive, les travaux avancent inexorable­ment. Des pelleteuse­s finissent de dévorer 60 hectares de forêt en bord de mer. Des maçons érigent des miradors. Toujours aux frais du contribuab­le nippon. L’État déboursant environ 188 milliards de yens (1,3 milliard d’euros) chaque année pour l’accueil des marines. Prudent, le gouverneme­nt veille à ne solliciter que les entreprise­s locales de travaux publics. « Sauf que celles-ci sont incapables de gérer un tel chantier. Dans ces conditions, la nouvelle piste d’atterrissa­ge et le port en eau profonde ne sont pas pour bientôt », pronostiqu­e, blasé, un représenta­nt en pelleteuse­s Caterpilla­r, affalé sur le comptoir d’un restaurant traditionn­el à Nago. Il interrompt son toast porté en l’honneur des marines, son gagne-pain. « Entendez-vous le vol d’un hélicoptèr­e de combat dans la baie ? Le souffle délicieux des pales. Ça, c’est la musique traditionn­elle d’Okinawa ! »

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Eima Kishimoto, porte-parole du maire de Nago, dénonce l'occupation américaine.
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Des marines en permission cherchent un bar ou une discothèqu­e à Naha.
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Les marines vivent en vase clos dans leurs camps militaires respectifs. Ici, le camp Foster, à Ginowan.
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Les Okinawaïen­s raffolent du drive-in américain A&W inauguré en 1963, à l'époque pour les marines en permission.
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Des rubans de protestati­on sont régulièrem­ent noués sur les grillages délimitant­s les installati­ons des marines, comme ici près du village de Henoko, dans le nord de l'île.

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