Les Caryatides, pétainistes en jupons
LES CARYATIDES
Mauvaise nouvelle : l’activisme d’extrême droite n’est plus réservé aux hommes. Dans le sillage du mouvement contre le mariage gay, des organisations féminines ultranationalistes ont vu le jour. Causette a suivi Les Caryatides, un groupe de femmes néopétainistes qui prônent le retour à l’ordre moral et national. Reportage au coeur du mouvement, à Lyon et à Paris.
Sophie sort de sa voiture incognito. Sur cette petite place du VIe arrondissement de Lyon, elle se fond dans la masse. Longs cheveux bruns, jean, teeshirt moulant, la jeune femme pourrait être une vieille copine de lycée. Qui aurait mal tourné ? À y regarder de plus près, elle porte à l’orée du décolleté une fleur de lis argentée… Et pas seulement pour décorer. Sophie, 25 ans, est membre des Caryatides, une organisation de femmes d’extrême droite affiliée à L’OEuvre française (OF) et aux Jeunesses nationalistes (JN), des groupes dissous par Manuel Valls au lendemain du meurtre de Clément Méric mais qui poursuivent leurs activités. Leur credo : la défense de la « famille française ». Antiféministes notoires, ces néopétainistes rêvent d’une révolution nationale qui renverrait les femmes à leur « rôle naturel » : épouse et mère. Dans l’architecture antique, une caryatide était une statue féminine qui soutenait une corniche, un balcon, tenant ainsi lieu de colonne ou de pilier, comme la femme au sein de la famille. D’où leur mot d’ordre : « Militer avec féminité ». Une caryatide qui se respecte défend ses idées en tenue BBR – bleu, blanc, rouge –, jupe au genou de rigueur. Leur emblème ? Une orchidée au coeur d’une croix celtique. Le symbole néofasciste dissimulé derrière une fleur blanche. Bienvenue dans le monde réactionnaire de la féminité identitaire. Aujourd’hui, pour éviter de se faire remarquer, c’est « en civil » que Sophie accueille ses camarades. Elles ont prévu un collage de stickers contre la « théorie du genre » sur les façades des écoles maternelles et primaires. « Le gouvernement veut faire l’éducation sexuelle des enfants de 5 ans, prétend Sophie. Il veut aussi habiller les petits garçons en filles pour qu’ils deviennent tous homosexuels. » La militante n’a plus confiance dans les enseignants depuis longtemps : « Une de mes cousines est tombée enceinte à 17 ans. Au lycée, la seule solution qu’on lui proposait était d’avorter. J’étais tellement choquée que je suis devenue militante pro-vie. » Mais pas uniquement… À l’adolescence, Sophie prend sa carte au Front national (FN). Seulement, déçue par la mollesse de Marine Le Pen, elle s’engage dans L’OEuvre française. C’est le début de la radicalisation pour la timide cuisinière, qui deviendra l’une des membres fondatrices des Caryatides. Alix Jeanne Jenny Cyrille Estelle, étudiantes pour la plupart, ne tardent pas à la rejoindre sur la petite place. Les mili- tantes se saluent brièvement, puis s’engouffrent de nouveau dans leurs véhicules. En l’absence de Morgane, la dirigeante lyonnaise en titre, Sophie, en étroite liaison téléphonique avec les camarades masculins qui suivent le convoi, dirige les opérations. Le parcours est déjà tracé ; à chaque arrêt, la cheffe éphémère signale par des « RAS » l’absence de danger. Car la mission collage, qui n’a pourtant rien d’une prise de la Bastille, pourrait tourner court. « Antifas », policiers ou démocrates pourraient prendre à partie la petite troupe. « Nous nous tenons prêtes à toutes les éventualités », explique la caryatide entre deux SMS. En réalité, ce sont les hommes qui sont sur le pied de guerre. En cas d’agression, les militantes devront vider les lieux et laisser les commandes à leurs virils camarades. Chez les nationalistes, l’usage de la force est l’apanage des hommes. Et doit le rester. « Nous sommes l’arrière-garde, expliquent Les Caryatides dans le discours fondateur du mouvement en mai 2013. […] Nous sommes les éducatrices des enfants de la nation, militants de demain. » Les hommes à la bataille, les femmes au foyer, et les vaches seront bien gardées.
Des airs de jeunes filles de bonne famille
Aujourd’hui, le dispositif sécuritaire se révèle inutile. Entre deux collages d’autocollants, Estelle, la soixantaine liftée, élue à Vénissieux (sur la liste de l’OF et des JN), engage la conversation avec les badauds. Deux ados passent à vélo, et l’infirmière de leur demander : « Vous ne voudriez pas avoir deux papas ou deux mamans, hein ? » Après avoir répondu « Naaannn » d’un air dégoûté, les jeunes s’enfuient. Dans un square, un couple avec une poussette félicite les caryatides. Plus loin encore, deux retraités se laissent convaincre de l’imminence du danger. Le constat est sans appel : à une exception près, tous ceux qui croisent leur route semblent convaincus. Mais les passants ignorent que derrière les colleuses se cachent des militantes d’extrême droite. Avec leurs airs de jeunes filles de bonne famille, elles incarnent à la perfection l’entreprise de dédiabolisation orchestrée par le FN. André Déchot, responsable du groupe de travail « Extrêmes droites » de la Ligue des droits de l’homme et auteur d’un article sur les sections féminines, connaît bien le procédé : « Ces groupes instrumentalisent la cause des femmes. Ils reformulent la vieille idéologie pour l’adapter au XXIe siècle, en lui donnant un visage moderne, avenant. C’est une manière
de resocialiser l’extrême droite afin de recruter des femmes. Au FN, on a changé le visage de vieux soudard de Jean-Marie Le Pen pour celui de sa fille, plus moderne. » Les néopétainistes de l’OF et des JN ne sont pas les seuls à vouloir se racheter une respectabilité en s’adjoignant des recrues féminines aux profils en apparence plus lisses et rassurants. Depuis le printemps 2013, plusieurs autres sections féminines d’extrême droite ont vu le jour (Navnal, Antigones, Marianne pour tous...). Prétendument « apolitiques », ces organisations aux idées réactionnaires comptaient pourtant dans leurs rangs des anciennes du FN, des membres du Bloc identitaire ou du collectif à l’origine de l’apéro « saucissonpinard ». La soudaine apparition de ces groupes féminins n’est pas vraiment une coïncidence. « Les manifestations contre le mariage homo ont redonné confiance aux mouvements d’extrême droite, commente André Déchot. Ils se sont dit, on est une force, on peut peser et se construire sur les idées de famille et de filiation, ils ont donc monté ces sections féminines. » Pour Morgane, la dirigeante lyonnaise, deux événements simultanés ont été à l’origine de la création des Caryatides : « D’abord, nous nous sommes aperçues qu’il y avait de plus en plus de filles seules qui gravitaient autour du mouvement nationaliste. Dans les années 90, il n’y avait que très peu de femmes célibataires, la plupart suivaient leur compagnon. Ensuite, les grandes marches contre le mariage gay nous ont montré que les femmes, dans un dernier élan pour sauver la société de la décadence, étaient prêtes à s’engager en masse. » Du coup, le mouvement s’en va recruter hors de la grande famille nationaliste… Et notamment dans le cortège de Jour de colère, regroupement antiHollande formé de catholiques intégristes, de partisans de Dieudonné et de tous les groupuscules d’extrême droite de France et de Navarre. C’est là que nous les retrouvons en ce début d’avril, le lendemain du collage.
La colère des Caryatides
Retour sur la petite place, qui semble être le lieu de rendezvous de prédilection des néopétainistes. Cette fois, elles sont accompagnées de « leurs hommes », crânes rasés, bombers, rangers et lunettes de soleil. Pour éviter d’attirer l’attention de la police, l’attroupement d’une trentaine de personnes se disperse par groupes de deux ou trois. Nous suivons Alix 2, parisienne, et Thérèse 2, savoyarde, jusqu’au lieu de départ de la manifestation. Thérèse, étudiante à Grenoble, nationaliste depuis l’adolescence, est dans son élément. « J’ai de la chance, tout le monde est nationaliste chez moi, mon père, mes frères, ils m’ont donc encouragée dans cette voie, explique-t-elle, enthousiaste. J’ai rejoint Les Caryatides car je suis choquée par l’image de la femme dans cette société, elle est réduite à un objet sexuel que l’on consomme et que l’on jette. » Passionnée par « l’histoire de France » et catholique pratiquante, elle a des posters et un autel consacré à « sainte Jeanne d’Arc » dans sa chambre. Leurs drapeaux sous le bras, les deux jeunes femmes s’enflamment pour « cette paysanne, pucelle, qui prit la tête de l’armée et bouta les Anglais hors de France ». Avec sa jupe bleu marine sous les genoux, ses cheveux tirés, Thérèse a l’air d’une sage lycéenne en uniforme. Alix, en jean, baskets, foulard rayé autour du cou, est étudiante en sciences. Elle s’est engagée il y a quelques mois, car elle « aime son pays ». Ses parents sont proches du FN, mais elle est la première vraie militante de sa famille. Elle a défilé contre la loi Taubira qui ouvre le mariage
J’ai rejoint Les Caryatides car je suis choquée par l’image de la femme
dans cette société, réduite à un objet sexuel que l’on consomme
et que l’on jette
aux personnes de même sexe et la voilà aujourd’hui dans les rangs de l’extrême droite la plus radicale du pays. Dans quelques minutes, Alix, Thérèse, Sophie, Morgane et les autres scanderont « Juifs, Licra, on n’en veut pas ! » et « Hollande, ça suffit, travail, famille, patrie ! » ou encore « Kebab, burgers, vive les jambon-beurre ! » aux côtés de leurs frères d’armes et du petit millier de manifestants qui, le plus naturellement du monde, reprendront ces slogans en choeur. Le défilé se terminera dans le calme. Ni la police ni les « antifas » ne viendront se mettre en travers de leur route. Depuis leur création, Les Caryatides bénéficient d’une liberté d’action à faire pâlir de jalousie leurs camarades masculins, dont les organisations ont été dissoutes il y a plus d’un an. Manif pour tous, Jour de colère, manifestation pro-vie, collages sauvages…, les jeunes filles à l’orchidée blanche passent toujours entre les mailles du panier à salade. Fortes de cette impunité, elles ont interrompu la diffusion du documentaire de Caroline Fourest sur les Femen, à Chambéry, en février dernier, sans être pour le moins du monde inquiétées. Ce soir-là, une dizaine de militantes étaient montées sur scène, drapeau français au poing, en chantant « Femen, rhabille-toi, tu n’es qu’une fille de joie ! ». Une partie d’entre elles regrettent à présent cette action… Pour les pires raisons du monde. Sophie fait partie des dissidentes : « Ce n’était pas notre rôle, vous nous avez enten- dues avec nos voix aiguës ? C’était laid, je pense que les voix masculines, graves, sont plus adaptées à ce type d’action. Une femme doit être délicate, jolie, elle ne doit pas être agressive. Quand on regarde la vidéo, on dirait une action des Femen mais habillées ! » Heureusement qu’il y a la fête des Mères pour mettre d’accord les caryatides entre elles...
La rose, le drapeau et le maréchal
« Dans les pas du maréchal Pétain, qui a institué la fête des Mères, les nationalistes ont décidé d’honorer les mères... » Ce samedi 24 mai, la voix de Morgane s’élève sur la petite place du VIe arrondissement, où trône la statue de Jeanne d’Arc. La dirigeante lyonnaise, 25 ans, mariée à un militant nationaliste, vient d’accoucher de son premier enfant. Méfiante, elle débite un discours rodé sur la mère au foyer, sans pourtant l’appliquer à elle-même. « Certaines femmes ont besoin de s’épanouir ailleurs », se défend-elle. Du reste, c’est le cas de l’ensemble de la section… Étudiantes en jean, baskets, femmes actives hyperconnectées, élues… à l’évidence, les caryatides rêvent de Vichy, mais vivent et profitent des avancées de leur siècle. La section célèbre son premier anniversaire. Les militantes ont revêtu leurs plus beaux atours BBR, les drapeaux à l’orchidée blanche flottent dans le ciel bleu, et plusieurs dizaines de vigiles aux allures de skins côtoient des familles catho tradi.
On se croirait en 1940 ou à un meeting d’anciens combattants. L’événement est millimétré. Pierre Sidos, fondateur de l’OF, dont le père fut fusillé pour collaboration, distribue des roses blanches aux « mères de notre pays de France, inspiratrices de notre civilisation chrétienne » . À l’issue de la cérémonie, une mère de famille, poussette en mains, les regarde avec envie. « Avant mon mariage, j’étais militante », confie-t-elle, nostalgique. Et son mari de l’interrompre brutalement : « Maintenant, elle n’a plus le temps avec les enfants, il faut faire des choix. » La jeune femme tente d’argumenter, mais le débat est clos, et son mari a mieux à faire. Il se dirige vers un banc, y fait grimper trois enfants, les met au garde-à-vous et leur demande de crier « Vive la France ! ». Ravis, les enfants, qui avaient déjà déposé une gerbe de fleurs, s’exécutent. La prochaine génération est déjà en ordre de bataille. Vers midi, la petite troupe s’éparpille... Direction : le banquet nationaliste.
Le concept “sémite” de la pureté
C’est Martine 2, la cinquantaine, qui nous y conduit. Cette militante de la première heure a grandi dans une banlieue parisienne où elle a « expérimenté le racisme anti-Blanc, la délinquance et les immigrés qui vivent aux crochets de la France ». Après une demi-heure de route, nous voilà devant une petite brasserie, dans la banlieue de Lyon, à la veille des élections européennes. Autour des grandes tables disposées dans l’arrière-salle, où se côtoient militants et sympathisants nationalistes, le débat fait rage : faut-il ou non voter FN ? Les caryatides placent les convives, courent derrière leurs enfants ou tentent d’accrocher un futur mari. Il faut dire que, dans les rangs BBR, les amourettes hors mariage sont déconseillées. « Nous sommes pour la virginité jusqu’au mariage, explique Morgane. Mais nous sommes contre la notion de pureté, qui est un concept sémite. » Quant à la contraception… « Pilules et stérilets injectent des hormones dans le corps des femmes, il est plus sain de discuter avec son mari de ses cycles de fécondité, cela favorise la communication et responsabilise l’homme. » Inutile de préciser qu’elles sont contre le droit de vote des femmes, puisqu’elles sont contre les élections tout court. Alors, quand les caryatides défilent à Paris en chantant « Les Françaises aux Français », elles passent devant l’Assemblée nationale, mais ne s’arrêtent pas. Le cortège BBR file droit vers la place des Pyramides, où trône ici aussi la statue de Jeanne d’Arc. Sur son piédestal, la Pucelle d’Orléans, en armure, chevauche un puissant destrier. Ironie : c’est ce modèle qu’elles ont choisi, une femme à la tête d’une armée d’hommes.