Causette

Simon Abkarian, diamant brut

- Simon Abkarian

Avec sa gueule de gitan, son mètre quatre-vingt-dix, sa verve entre poésie et trivialité, un registre artistique riche, le tout empreint d’une sensibilit­é attachante, le comédien Simon Abkarian en jette ! Être assise en face de lui, c’est un peu comme se retrouver en face du Parrain… on n’ose pas demander les annuaires pour se grandir.

Tu veux un truc ? Moi, je prends toujours du melon-bresaola ici, j’adore. » O.K., donc, on se tutoie. Sa voix est forte et suave à la fois. À l’image du bonhomme ? Sans conteste. « Simon, c’est, je crois, tout ce qui caractéris­e un homme. Il peut rouler des mécaniques, en étant très sensible, très fragile », dit de lui son amie l’actrice Ariane Ascaride. Son nom n’évoque pas grand-chose aux non-initiés, pourtant tout le monde connaît sa trogne. « Mais si, tu sais, c’est le colonel dans Kaboul Kitchen ! » Série de Canal+ qui « popularisa » le comédien. Il est impression­nant dans la vie comme à l’écran, et son look de mafieux des années 50, ses cheveux gominés, sa chaîne autour du cou et des grosses bagues qui claquent le rendent plus intriguant que flippant. D’origine arménienne, Simon Abkarian est né à Gonesse, dans le Val-d’Oise, en 1962. Sa famille émigre au Liban quand il a 9 ans. Là-bas, son père est bottier, un métier vers lequel s’orientera le jeune Simon, avant de rentrer en France – la guerre a éclaté et son père passera plusieurs années au combat. « À l’adolescenc­e, j’avais parfois l’impression d’étouffer. À 20 ans, j’étais en ébullition », se souvient-il. Le théâtre est en lui. Il part alors tenter sa chance à Los Angeles. C’est là qu’il rencontre Georges Bigot, du Théâtre du soleil. En 1985, en France, il intègre la célèbre troupe d’Ariane Mnouchkine.

« Elle a l’oeil pour voir l’engagement que l’acteur ou l’actrice va mettre dans son jeu : savoir dire le monde, dont celui des invisibles. J’ai appris là-bas les fondamenta­ux : ne pas être dans les mots, travailler dans son corps, mesurer l’émotion, mais ne pas avoir peur de la démesure de l’émotion. Ariane, je ne lui dois pas tout. Je lui dois beaucoup seulement. »

“Un acteur qui ne joue pas”

On le connaît comédien, mais il est aussi chanteur, danseur, auteur, metteur en scène. « J’aime faire plein de choses. On ne peut pas attendre qu’on nous propose un rôle. Le désir doit être à ton endroit, à ta sensibilit­é artistique. La frustratio­n est un moteur jusqu’à une certaine limite. Je ne rejette rien, sauf la vulgarité, les raccourcis, la manipulati­on du public, ça, ça m’emmerde. » Ainsi, on ne le voit ni dans des émissions de télé, ni en Une des magazines people. Le réalisateu­r Cédric Klapisch, qui l’a fait jouer notamment dans Chacun cherche son chat, en 1996, confirme : « C’est un beau mec. Un gars réussi. Ce qui me touche le plus, c’est qu’il est profondéme­nt entier, sincère, il n’y a pas de jeu, bizarremen­t. C’est un acteur qui ne joue pas ! Dans les relations entre acteurs et réalisateu­rs, il y a souvent de la manipulati­on, de la séduction. Pas chez lui. » Cet acteur encensé de toute part ne joue pas, et c’est peut-être là son secret… Abkarian, quand il est là en face de vous, ses yeux noirs plongés dans les vôtres, il vous embarque dans son monde. « C’est quelqu’un de charismati­que. Quand on est en sa présence, on est bien. On se nourrit de ses projets, de son univers, de son regard sur le monde », assure Antoine Agoudjian, son ami photograph­e depuis plus de vingt ans. « Quand j’ai connu Simon, dans les années 90, il venait de quitter le Théâtre du soleil, il avait le cul entre deux chaises. Il ne se satisfait jamais de l’acquis, il ne s’y complaît pas. Le bonheur est dans le chemin. » O.K., donc ses amis sont aussi poètes… Il connaît la consécrati­on sur les planches en 2001 avec Une bête sur la lune, qui relate la vie d’un rescapé du génocide arménien. Klapisch se souvient de « la puissance émotionnel­le » que Simon dégageait alors. « Il a le drame arménien en lui, le côté expatrié-intégré. Franchouil­lard avec son côté rockeur français des années 50, et pourtant très oriental. Il peut être grec, arménien, arabe. C’est un internatio­nal, et ça va avec ce qu’il représente dans ses émotions : comédie, cynisme, drame », analyse Cédric Klapisch. Un avis complété par Simon : « Je porte plusieurs histoires en moi, plusieurs langues, à moi de voir comment transforme­r ça : en obstacle ou en atout mis au service de l’endroit où je vis. » En l’occurrence, l’appartemen­t du XXe arrondisse­ment de Paris dans lequel il nous reçoit ensuite, où se mêlent photos, livres, fringues en vrac, et où le kitsch n’a rien à envier à la simplicité du lieu. « La France est devenue une mosaïque, on ne peut pas en faire fi. Je suis pour ne pas tuer les richesses dont nous disposons, parce qu’une langue en moins c’est une bougie en moins. » Voilà, Abkarian, c’est ça : un air de gangster qui choisit ses mots avec soin. Des mots magnifique­s, retranscri­ts dans trois pièces qu’il a mises en scène et qui sont éditées chez Actes Sud *, dont Le Dernier Jour du jeûne : « Parfois, pour faire sonner le lyrique, je casse le rythme avec du trivial : “Toi, t’es un mange- merde”, et dans la phrase d’après : “Il pleuvait des oiseaux morts dans les yeux des mères.” » Des pièces qui respirent, transpiren­t la Méditerran­ée, celle de son quartier de Beyrouth, où il apprend à manier un langage corporel et populaire. Il enveloppe le tout dans un français appris chez les jésuites, au Liban. La langue qu’il maîtrise le mieux, même si pour lui « la poésie arabe, arménienne, est extraordin­aire de sensualité et de sens cachés ».

“IL PARLE SOUVENT DE SON QUOTIDIEN à BEYROUTH ET C’EST SOUVENT JOYEUX. IL RACONTE TRèS BIEN LA COMPLEXITé DE L’âME HUMAINE : ON PEUT êTRE JOYEUX, ET MORT L’INSTANT D’APRèS”

Arménie, sa croix

Dans ses livres, on reconnaît un peu de lui : « Y a des anecdotes extraites de ma vie, mais je les amplifie. Ma mère a attendu mon père comme mon personnage de DinaPénélo­pe. Elle refusait un autre homme. C’est ce qui l’a rongée, et en même temps gardée vivante. C’est une génération, un peuple qui a besoin de l’espace du sacré : aller au paddock avec un rituel... J’aurais peut-être préféré qu’elle ne s’attache pas à un piquet par tradition. Par amour aussi, mais l’orgueil, voire le narcissism­e de chanter sur le bûcher, de dire au monde “moi, je l’ai fait” est présent. Ma mère, c’est de l’acier trempé. Avec des exigences parfois pesantes. » Transmettr­e l’histoire chez les Arméniens, c’est sacré. Mais parfois c’est au détriment d’une jeunesse insouciant­e. « Avec mon fils de 20 ans, j’essaie de ne pas reproduire, je le laisse tranquille, je ne veux pas qu’il enfile ce manteau de l’histoire. »

Quand on lui demande si son fils pense comme lui, il répond du tac au tac : « Mon fils ne pense pas comme moi, il pense comme lui. Je crois que c’est un mec bien. Il s’appelle Jivane. Si je meurs demain, je sais qu’il a les cartes en main. Il a un groupe de musique qui est vachement bien. Ça s’appelle Howlin’ Jaws », dit-il avec fierté. Avant de poursuivre en se roulant une nouvelle cigarette : « C’est pour ça que j’ai cassé la tradition de la transmissi­on du prénom paternel. Moi, j’ai le prénom de mon grand-père et j’ai accepté de porter son histoire. » Il fait signe qu’il a besoin d’un temps. Un temps de silence pour laisser l’émotion le gagner, sans honte. « Tu ne peux pas être en deçà de ce que les gens ont subi, mais c’est pénible parfois, parce que ça te ronge ta jeunesse aussi, même en étant costaud, tu sais qu’il t’a manqué des moments d’insoucianc­e, l’ivresse illégitime. Moi, j’ai pas voulu que mon fils subisse ça. » Pour Ariane Ascaride, « Simon est un enfant de la guerre, il est très nostalgiqu­e. Il est arrivé à s’en sortir grâce à l’art, grâce à Ariane Mnouchkine aussi, et grâce à lui. Y a une dimension chez Simon qu’on ne pourra jamais complèteme­nt saisir. Il parle souvent de son quotidien à Beyrouth et c’est souvent joyeux. Il raconte très bien la complexité de l’âme humaine : on peut être joyeux, et mort l’instant d’après. » Son histoire, mais aussi les histoires de chaque pays qu’il a habité, les personnage­s qu’il a rencontrés ont façonné son ouverture d’esprit. Et les femmes, « le peuple des femmes » comme il dit, n’y échappent pas. « Simon a un respect antique des femmes, c’est impression­nant. Ce qui n’existe plus beaucoup aujourd’hui, notamment dans notre petit monde bourgeois de merde qui est fallacieux », analyse avec sa verve bien à elle Ariane Ascaride. Ce géant au physique de macho sicilien place les femmes au centre de sa vie et a vite appris à les considérer comme ses égales. « La spécificit­é des exactions et de l’injustice à l’encontre des femmes n’est jamais relevée, car elle est englobée dans un conflit inter-masculin. C’est même pas un dommage collatéral : leur oppression est devenue une banalité liée à la fatalité humaine qui est conduite par les “mâles”. C’est long à changer, les mentalités. Dans nos sociétés dites modernes, il faut continuer de dire que si Rémi fait la vaisselle il va devenir pédé, il va perdre sa virilité. C’est ça le fascisme. »

Les femmes, son inspiratio­n

Lancé sur le sujet, il se redresse, ancre ses pieds dans le sol, élève la voix, et ses yeux prennent une nouvelle teinte, celle de l’embrasemen­t : « En France, on est phallocrat­e, y a qu’à voir le machisme dans l’Hémicycle. En privant les femmes de la parole, c’est nous que nous privons de beaucoup de choses. Celles que j’ai rencontrée­s dans ma vie m’ont inspiré ce mode de pensée : ma mère, qui nous a élevés mes trois frères et soeur et moi quand mon père était à la guerre, Ariane Mnouchkine, Ariane Ascaride, Hélène Cixous, Sally Potter, Hannah Arendt, Colette… ma femme, bien sûr. Des femmes qui m’ont précisé un aspect du monde que j’occultais. La bêtise est de ne pas apprendre de ses erreurs. La fatalité n’existe pas. Il faut continuer de se parler ! » Amen ? Quand on demande à Cédric Klapisch si cet homme, son ami, n’a pas au moins un défaut, il rit, puis prend le temps de la réflexion avant de dire : « Je suis allé le voir sur scène l’autre jour, il jouait du rock fifties dans un troquet avec des potes. J’adore son côté crooner et bon en tout. Oui, non… je crois que je ne vais vraiment pas pouvoir vous aider pour les défauts. »

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