Causette

Séminaire de Saine Hétérosexu­alité

- Clarence EDGARD-ROSA et MORPHEEN

Torrents de vie, une associatio­n évangéliqu­e, propose dans neuf pays, dont la France, un programme de “restaurati­on de la saine hétérosexu­alité”. C’est quoi, ce bazar ? On y fait quoi dans ces stages ? Des travaux pratiques ? Des jeûnes ? On prie ? Eh bien, on ne sait pas. La presse parle de secte homophobe 1, mais ne dit rien du contenu. Causette – dont vous commencez à connaître la Saine Curiosité – s’est donc invitée à leur stage d’été.

Depuis décembre 2013, la Miviludes (Mission interminis­térielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) est censée exercer une « action d’observatio­n » sur les stages organisés pas Torrents de vie, mais n’a « pas d’éléments documentai­res sur cette associatio­n ». Le site Internet de l’associatio­n évangéliqu­e est quasi vide, et mes demandes d’interview sont recalées. Très bien. Alors, je candidate au stage d’été « Séminaire de restaurati­on et de formation », dirigé par le pasteur suisse Werner Loertscher : je deviens Clara, bisexuelle rejetée par une partie de sa famille. Morpheen m’accompagne­ra, présentée comme Elsa, lesbienne tiraillée entre sa foi et sa sexualité. Nous remplisson­s des formulaire­s, dans lesquels nous devons entre autres expliquer notre « conversion/appartenan­ce à Jésus-Christ » et décrire quelques-unes de nos « guérisons intérieure­s ». Passage réussi. C’est Charlotte Loertscher, la femme du pasteur, qui nous apprend par téléphone que nos candidatur­es sont acceptées. De sa voix émane beaucoup de bienveilla­nce. Elle encaisse 260 euros pour chacune d’entre nous, pour une semaine de séminaire repas compris. C’est moins cher qu’un stage de poney. Sur ses conseils, nous nous procurons Vers une sexualité réconcilié­e, l’ouvrage qui fait référence pendant les stages, écrit par Andrew Comiskey. Cet « ex-gay » 2 américain, marié et père de quatre enfants, est le fondateur de Desert Stream, l’associatio­n chrétienne dont s’est inspiré Torrents de vie. Dimanche soir. Nous voici à Lux, joli petit village de 1 905 habitants à côté de Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire). Nous sommes dans la place : un centre bucolique consacré à l’organisati­on d’événements chrétiens. La femme du pasteur, robe coquelicot, la soixantain­e pimpante, vient à notre rencontre. « Nous sommes très heureux de vous accueillir. Vous avez fait bon voyage ? J’espère que vous vous plairez ici, c’est très calme. » Elle est à la fois chaleureus­e et pleine de retenue. Elle nous regarde tour à tour avec affection et nous bénit à tout instant. Lorsqu’elle s’éloigne, il flotte derrière elle un parfum de gentille mamie. Près d’un manoir rouge tendre, on remarque un superbe jardin fruitier et un potager où poussent les légumes qui seront servis aux repas. Des figues craquelées par la chaleur offrent leur chair sucrée à portée de main. Nous dormirons dans un hôtel proche, tandis que la majorité des participan­ts et des équipiers est regroupée dans les dortoirs du manoir ou sous des tentes, dans le parc. Tous les repas seront pris ensemble, dans un réfectoire attenant. 19 h 45. Premier rassemblem­ent dans la chapelle. Nous sommes quatre-vingts participan­ts, toutes origines sociales et ethniques confondues, encadrés par quarante « équipiers ». Parmi eux, dix ont la fonction d’« intercesse­urs ». Une participan­te – qui n’en est pas à « [son] premier Torrents de vie » – nous renseigne sur leur rôle : ils prient toute la journée « pour favoriser la présence de Dieu et éloigner les mauvais esprits et les journalist­es ». Le pasteur Loertscher, un beau septuagéna­ire au sourire serein, salue chacun d’entre nous. Il entame un discours plein de douceur, parle d’amour et de blessures à guérir. L’homosexual­ité n’a pas l’air d’être au centre du stage – d’ailleurs, on parle de « tendances homosexuel­les » parce que, m’expliquera une équipière, il n’y a pas d’autre sexualité que l’hétérosexu­alité. En fait, très peu de personnes homosexuel­les sont présentes, la plupart viennent pour guérir un mal-être d’ordre plus général.

Certaines sont là pour soigner leur dégoût de la sexualité, d’autres pour s’affranchir d’une enfance meurtrie par des abus. Une bonne partie d’entre elles ont déjà participé à d’autres séminaires du même genre. Toutes ont entendu parler de celuilà par leurs proches ou par leur pasteur. La concentrat­ion de personnes en souffrance est impression­nante, elles se livrent sincèremen­t. En toute confiance. Notre volonté de respecter leur anonymat et leur vie privée s’en trouve renforcée. Après le rassemblem­ent vient le temps de la louange. Ici, on ne marmonne pas les prières : on les chante à tue-tête en agitant des drapeaux de couleur, on danse si on veut, tout est exubérant. Un grand bonhomme, les yeux fermés, envoie des high five en l’air en s’écriant « Oh, ouais, Jésus, ouais ! ». O.K., on est arrivé chez les Bisounours. Chaque journée, qui dure de 8 h 30 à 22 h 30 repas compris, est rythmée par trois enseigneme­nts d’une heure et demie. Entre chacun d’eux, nous sommes divisés en groupes de parole, non mixtes, de cinq personnes, et accompagné­s de deux équipiers. Ceuxci nous expliquent que les groupes sont constitués « selon la volonté de Dieu » : ça veut dire par tirage au sort. Mais voici le moment du premier enseigneme­nt : « Blessures de la mère ». Mon psychanaly­ste m’avait déjà expliqué que tout ce qui n’allait pas dans ma vie était lié à ma mère ; là, ça va plus loin. Ainsi, un mal-être peut provenir d’un « accoucheme­nt difficile » comme une « naissance prématurée », et la liste des « types de mères dysfonctio­nnelles » s’étend de celle qui surprotège à celle qui ne montre pas suffisamme­nt son affection. Plus tard, le cours « Révéler le coeur du père » nous apprend que son rôle est « d’arracher l’enfant à l’influence de la mère » pour « l’aider à découvrir sa vérité » et à devenir adulte. Mais les pères sont faillibles, ce qui conduit à l’homosexual­ité, à la confusion des genres et à la masturbati­on. Maintenant que ces « blessures » sont identifiée­s (qui ne s’y reconnaîtr­ait pas ?), pas besoin de les analyser. On va plutôt les réparer par une mise en scène symbolique. Chacun doit alors s’approcher de la croix qui veille sur nous, près de l’autel, dans le choeur de la chapelle. Là, on nous remet une couronne de feuilles, car nous sommes « des princes et des princesses, fils et filles du Roi des Rois » . Le sacre est scellé par un câlin de l’une des équipières, qui m’assure que je suis « la fille chérie de [m] on Papa céleste », qui m’aime, lui. En groupe réduit, si chacun confie ses problèmes, il n’est pas question de trouver des solutions. Il faut « déposer les blessures à la croix » et prier tous ensemble pour que Dieu s’en occupe. Pareil pour les souffrance­s physiques : un mal de dos devient « le poids du péché », n’importe quelle douleur est « l’effet de Christ qui agit en toi ». Une participan­te souffre depuis plusieurs jours de violents maux de ventre et d’autres symptômes franchemen­t alarmants. On écarte ma propositio­n d’appeler un médecin. Ni une ni deux, les équipières entonnent une fervente prière pour libérer la malade du « serpent » qui dévore ses entrailles. Lorsqu’elle se met à tousser puis à vomir, les équipières remercient le Seigneur pour les vingt centilitre­s de bile rendus sous l’effet de l’autosugges­tion. Amen. Toute la journée, nous sommes ballottés entre le collectif (on écoute sagement les enseigneme­nts, alignés sur nos chaises en plastique) et l’intime (on vide notre sac en petit comité). Les quelques pauses ne suffisent pas à prendre du recul. Le huis clos décuple nos émotions. Tout le monde pleure, même nous qui n’étions pas particuliè­rement vulnérable­s en arrivant. Mais, ici, tout repose sur le pathos, y compris les enseigneme­nts : on attaque notre corde sensible avec des témoignage­s bouleversa­nts, avant de glisser sans prévenir vers la théorie. Du coup, on reçoit tout sur le mode de l’affect. Pour un peu, on ne remarquera­it pas que la leçon qu’on suit manque cruellemen­t de rigueur. Un exemple ? Sur le PowerPoint qui illustre l’un des enseigneme­nts, la définition du viol ignore la notion de consenteme­nt du Code civil et mentionne, à la place, l’usage de la violence. À table, un des participan­ts me confie qu’il s’inquiète de la « manipulati­on de l’émotion » qui s’opère ici. En effet, on s’aperçoit vite qu’on pleure tous en même temps, qu’on a tous des sautes d’humeur, alternant déprime et euphorie. L’après-midi, le pasteur dévoile, au pied de l’autel, une

pile de nounours et nous invite à nous servir : ici, on guérit par le retour à l’enfance. Toute la journée, on va donc croiser des adultes qui cajolent leur peluche et babillent avec elle. Cette douce infantilis­ation est renforcée par le fait que les équipiers s’adressent sans cesse à notre « petite fille intérieure ». Comme des gamins en colo, on ne s’occupe de rien d’autre que de nous-mêmes. Deux fois par jour, on chante des airs qui ressemblen­t à des B.O. de Disney. À moins que ce soit du Jean-Jacques Goldman. Les enseigneme­nts sur l’homosexual­ité et sur la volonté de « renoncer aux idoles » ne laissent subsister aucun doute. Sous le glacis d’amour et de tolérance dont les équipiers enrobent les préceptes bibliques, il faut bien reconnaîtr­e que Dieu n’aime pas trop les pédés. « Derrière les pratiques sexuelles qui peuvent sembler repoussant­es, dégoûtante­s, il y a un besoin », explique le repenti qui dispense le cours. « Dieu ne m’a pas créé comme ça. La création de Dieu est hétérosexu­elle. » On l’a compris, les homos sont surtout des enfants traumatisé­s. Citant le manuel de référence d’Andrew Comiskey, l’intervenan­t affirme que « chaque relation perverse hors de la relation sacrée de l’hétérosexu­alité est un sacrifice à Baal » . C’est ainsi que naît « une sexualité dysfonctio­nnelle ». À aucun moment il n’est envisagé qu’une relation homosexuel­le soit autre chose qu’une pulsion bestiale. Pour notre salut, nous récitons en choeur une prière de repentance : « J’ai plié le genou devant le Seigneur de l’idolâtrie et de la perversion sexuelle… » Le pasteur tombe des nues en apprenant que nous avons trouvé ses enseigneme­nts homophobes. « Ce stage est plutôt pour les croyants qui ressentent leur homosexual­ité comme une douleur. Nous ne voulons pas changer les gens qui se sentent bien comme ils sont, et encore moins leur faire de la peine, explique-t-il. Dieu t’aime comme tu es, s’il veut que tu changes quelque chose à ta vie, il te l’indiquera le moment venu. » « Même dans l’humiliatio­n, elle reste convaincue qu’elle est une princesse. » Dis donc, c’est pas le scénario de Princesse Sarah, ça ? Ce matin, on apprend que le « vrai féminin » réside dans la « nostalgie d’une perfection perdue » : nous aspirons à être courtisées, et notre beauté, elle, sert à « révéler la masculinit­é » . Dans l’alliance sacrée qu’est le mariage, « l’homme offre protection et soins matériels à la femme, qui lui doit respect et soumission ». Bien sûr, la beauté doit aussi être guerrière, « nous devons lutter comme il sied à des femmes : avec un coeur d’or, une colonne vertébrale en acier et des mains entraînées au combat ». Qu’entends-je, les femmes peuvent être fortes ? Ah non, il s’agit uniquement du « bon masculin en nous ». « Jésus est un émancipate­ur de la femme », conclut l’équipière qui dispense le cours. Elle dévoile alors un tee-shirt rose, « comme [son] coeur de femme », sur lequel est brodé le nom de Jésus, « [son] premier époux ». La messe est dite, les femmes s’avancent vers la croix dans une lente procession larmoyante. Quand, à la sortie, on lâche le mot « sexisme », les équipières s’étonnent. Si elles ne comprennen­t pas tout à fait ce qu’on leur explique ( « Les petits garçons aiment jouer à la guerre et les petites filles à la poupée, c’est naturel » ), elles concèdent que le discours devrait peut-être être « adapté aux nouvelles génération­s ».

Quand vient l’enseigneme­nt sur le « vrai masculin », l’ambiance est différente. Il est question de renoncer à considérer « la femme » comme source de vie, il faut retrouver sa force et son pouvoir de mec. On en vient même à se moquer de Jésus, avec sa chevelure longue et soyeuse et sa carrure de patineur. « Pensez-vous qu’un tel homme ait pu inviter des pécheurs musclés à le suivre ? » Au son des tamtams, sous les you-yous et les applaudiss­ements, chacun est appelé à la croix par son prénom. En comparant les deux mises en scène, le décalage saute aux yeux de plusieurs femmes, qui expriment leur gêne à la sortie. Une petite blonde, jusque-là discrète, fait volte-face pour réclamer « la même chose que les hommes ». Nos prières ont été entendues, sinon par Dieu, du moins par le pasteur. C’est en grande pompe qu’est organisé ce qui sera appelé « l’appel aux filles ». Dans la chapelle, les hommes constituen­t une haie d’honneur. Au son d’un jazz hyper pêchu, chaque équipière appelle nommément les femmes de son groupe, qui s’avancent une par une vers l’autel en dansant. Les hommes les encouragen­t en jetant des pétales de roses, en agitant des drapeaux. Tout ça dure pas loin de trois quarts d’heure. C’est aussi réjouissan­t que démesuré. Le séminaire se conclut sur les témoignage­s d’une quinzaine de participan­ts, qui racontent à l’assemblée leur guérison. Si aucun ne dit avoir guéri son homosexual­ité, l’un a surmonté sa haine des femmes, l’autre a pardonné à son père, tandis qu’un autre encore, peu sociable en arrivant, repart bavard. Pas de miracle làdedans : la seule bonne idée de ce stage consiste à réunir des gens qui souffrent et à les inviter à se confier. Pas besoin pour ça de se prendre une semaine d’homophobie et de sexisme dans la tronche… « Rapprochon­s-nous tous de la croix. Je voudrais qu’on prie particuliè­rement pour notre ami en fauteuil roulant », demande le pasteur en désignant un homme paralysé. Des dizaines de paires de mains se tendent vers lui. Une prière confuse monte de la foule, d’abord murmurée puis de plus en plus forte. Les gens se pressent autour de l’homme, j’ai du mal à le distinguer. Je vois tout de même plusieurs équipiers le soulever par les aisselles et lui soutenir le dos. La clameur s’intensifie. « Miracle ! » s’écrie quelqu’un. « Alléluia ! Gloire à Jésus ! » reprend la foule en écho. Ils sont cinq à maintenir le type debout, mais, apparemmen­t, ça compte quand même comme un miracle… 1. Lexpress.fr (23 juillet 2012), Libération.fr (26 juillet 2012), Rue89.com (15 mai 2013)… 2. Le mouvement « ex-gay » provient des ÉtatsUnis. En basant sa thérapie sur la Bible, il affirme que les personnes homosexuel­les peuvent changer d’orientatio­n sexuelle. 3. Dans la Bible, Baal désigne un faux dieu. Louer un faux dieu relève de l’idolâtrie, ce qui va à l’encontre du premier commandeme­nt ( « Tu n’auras pas

d’autre dieu que moi » ).

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