Causette

Wikipédia : le geek savoir

- Anna CUXAC – Illustrati­ons Sébastien THIBAULT/ Anna GOODSON pour Causette

Calés derrière leurs PC, ils font vivre Wikipédia. Ensemble, les “wikipédien­s” ont le pouvoir de faire ou défaire les exposés de millions de lycéens, qui n’imaginent même pas le monde avant Wiki. Pour vérifier qu’un tel potentiel de force à l’échelle de l’humanité se trouve entre de bonnes mains, Causette s’est rendue à la conférence annuelle de la communauté la plus flowerpowe­r de la planète numérique. Londres, 8-10 août. Bienvenue à Wikimania 2014.

L’immense complexe du Barbican Centre grouille de gens dont la normalité vestimenta­ire finit par sauter aux yeux. Tee-shirts, jeans, baskets. À deux pas des costumes et tailleurs chics de la City, des milliers de normcores * du monde entier se sont rassemblés pour la dixième édition de Wikimania, qui se déroule à Londres pour la première fois. Le grand barnum annuel de Wikimédia, la fondation qui possède Wikipédia, c’est trois jours de conférence­s multiples sur le devenir de l’encyclopéd­ie libre participat­ive aux 30 millions d’articles, 287 langues et 13 bougies. Pour les « wikipédien­s », comme ils se nomment, c’est aussi l’occasion d’échanger de visu pour 30 livres par jour avec panier-repas le midi, ou 50 livres pour toute la durée de l’événement. Trois jours d’entre-soi, où il fait bon rire des mêmes blagues avec ses congénères. Cette année, le gag potache, c’est le monkey selfie, ce gros plan d’une guenon tout sourire présent dans les Powerpoint des conférenci­ers les plus boute-en-train. En 2011, l’animal s’est tiré le portrait avec un appareil volé au photograph­e David Slater, qui a revendiqué ses droits d’auteur après qu’un article illustré a été créé pour raconter l’aventure. Wikimédia l’a envoyé balader, Slater a porté plainte, et pendant ce temps les « wikikids » se marrent, persuadés que l’Histoire est du côté de ceux qui croient en l’Internet libre.

Conférence­s blindées

« L’enjeu, c’est que tout un chacun ait accès à l’ensemble des savoirs de l’humanité sur une unique plateforme », résume Reem, une étudiante égyptienne. Elle est recalée à l’entrée de la conférence « Création d’article en groupe : qui devrait écrire Wikipédia ? », qui affiche complet, et repart bredouille. De toute façon, la réponse à la question posée dans l’intitulé est connue : c’est tout le monde. « Au départ, je croyais ne pas avoir assez de légitimité pour éditer parce que je ne pensais pas avoir de connaissan­ce spécifique sur quoi que ce soit. Mais si on n’a pas le savoir, on peut avoir la curiosité de le chercher », remarque Léa. Cette Française de 25 ans enrichit les pages Wiki sur l’histoire de sa ville, Rennes. Et ce qu’elle raconte pourfend le cliché du rat de bibliothèq­ue à lunettes. « Les wikipédien­s de Rennes, c’est un noyau de huit personnes devenues potes. Tous les jeudis soir, on se retrouve pour boire des bières et préparer des événements, comme partir en groupe dans la ville pour photograph­ier des monuments pour les articles. »

“Faire de Wiki la référence la plus équilibrée

sur le conflit Israël-Palestine”

De fait, à voir plus de 2 000 wikimaniaq­ues s’échanger des trucs et astuces sur leurs PC entre deux conférence­s, on se dit que la notion de collaborat­ion a plus de sens ici qu’ailleurs. Sur les tables des délégation­s des bureaux nationaux de Wikimédia ayant fait le déplacemen­t, un prospectus retient l’attention. On y voit une poignée de main dessinée, entourée des drapeaux israélien et palestinie­n. Le Wikiprojec­t Israel Palestine Collaborat­ion ne vise rien moins que de travailler avec des membres de bonne volonté pour « faire de Wikipédia la référence la plus équilibrée sur le conflit » . Dans la pratique, ce petit groupe affilié au projet modère à tout-va les pages Wiki se rapportant au conflit, et on les imagine sans peine casques bleus virtuels en ces temps de reprise des armes dans la région. Alors, quand Salil Shetty, secrétaire général d’Amnesty Internatio­nal, a déclaré lors de la cérémonie d’ouverture que l’encyclopéd­ie pouvait « beaucoup pour la paix dans le monde », les wikipédien­s ont eu chaud au coeur. Ils sont nombreux à être tombés dedans par inadvertan­ce. Ça leur a pris un soir, en consultant Internet au hasard pour vérifier un truc sur quelque chose. Soudain, ils ont vu une coquille. Ils ont cherché le bouton « modifier » et l’ont corrigée. Ensuite, ça a été « l’engrenage ». « J’ai commencé à participer parce que j’avais le sentiment d’être utile et efficace », dit simplement Lorenzo, un Italien de 28 ans. Caroline, même âge, a dans un premier temps écrit des articles sur la logique mathématiq­ue, d’autres sur la série télé Buffy contre les vampires. Puis, un jour, « j’en ai eu marre que les jeunes filles qui tapent “lesbiennes” dans Google tombent sur du porno. Alors, j’ai créé l’article francophon­e sur l’histoire du lesbianism­e. » Vous

*Personnes qui adoptent une esthétique de la normalité dans leur style vestimenta­ire.

pouvez tester : l’article est désormais la première occurrence sur le moteur de recherche. Des motivation­s comme la sienne, ces geeks idéalistes sont loin d’en manquer. Dumisani, 31 ans, porte en écharpe le drapeau de l’Afrique du Sud. Làbas, l’essentiel reste l’accessibil­ité au savoir. « Avec le bureau sud-africain et l’un des quatre opérateurs téléphoniq­ues du pays, MTN, nous avons monté un partenaria­t pour lancer Wikipedia Zero : depuis le début de 2014, les clients de MTN peuvent consulter gratuiteme­nt n’importe quelle page Wikipédia avec leur mobile, ce qui va permettre à des milliers d’étudiants qui n’ont pas d’ordinateur de révolution­ner leur manière d’étudier, car les bibliothèq­ues sont peu nombreuses. » En le quittant, on a soudain l’impression de se mouvoir au milieu de néohumanis­tes oeuvrant avec discrétion pour le bien des autres.

Pas sympas avec les femmes

Mais comme l’encyclopéd­ie en ligne « sera toujours améliorabl­e », selon une de leurs devises, les wikipédien­s cherchent à faire mieux encore. Dans l’une des dernières conférence­s, Fabrice Florin, développeu­r pour la fondation Wikimédia, assène ce que les wikipédien­s savent être leurs points faibles : les nouveaux contribute­urs sont trop souvent pris à partie quand ils ne maîtrisent pas les codes, et Wikipédia reste très majoritair­ement un site d’hommes blancs, éduqués, et pas tous sympas avec les femmes. Le remède ? Développer «a culture of kindness », une culture de la gentilless­e. De quoi faire changer le monde.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France