Judith Chemla, actrice mystique
Son rôle d’adolescente effrontée dans “Camille redouble” l’a fait connaître du grand public. Mais, depuis des années, c’est au théâtre que cette comédienne envoûtée et envoûtante déploie son talent. Dans “L’annonce faite à Marie”, de Paul Claudel, elle vi
Elle débarque complètement. Dans tous les sens du terme. De l’avion qui la ramène tout juste de Berlin, où elle tourne Ce sentiment de l’été, deuxième long-métrage du réalisateur intimiste Mikhaël Hers. Elle débarque aussi tant elle semble planer. Sa grand-mère est « passée de l’autre côté dans la nuit », confiet-elle. Et elle étouffe un rire, mélange de nervosité et de désarroi. Pour lutter contre le mal au coeur et les bleus à l’âme qui l’ont assaillie durant le vol, elle a acheté des petites feuilles de menthe qu’elle pose sur sa langue. Au premier abord, Judith Chemla est un être déstabilisant, insaisissable. Elle a une présence un peu étrange. Quelque chose d’éthéré. Ses yeux bleus enfoncés, translucides et malicieux, y contribuent. Un oiseau tombé du nid, avec un grain de folie. Sa silhouette est adolescente, sa peau laiteuse, sa longue chevelure sombre. Par moments, elle a l’air d’une enfant. Elle a 30 ans. Mais quand elle commence à parler, plus aucun doute n’est possible. Sa pensée est limpide, construite et cérébrale. Très personnelle. Pour évoquer ce film de Mikhaël Hers sur le deuil, thème qui résonne étrangement avec ce qu’elle est en train de traverser, elle dit : « C’est un film qui parle du trou que fait une personne quand elle s’en va. Cette absence qui aiguise la sensation de vivre. Qui redonne de la valeur à ce que c’est de tenir ensemble, à la pudeur et à la bienveillance. » Voilà,
Même dans les grands moments de perte, de désarroi
et d’incertitude, il faut aller traquer la beauté
Judith Chemla, c’est ça. Un esprit jaillissant et spontané, au puits duquel on a envie d’aller se ressourcer. Judith, c’est l’antipensée stéréotypée. Au cinéma, on l’a, pour l’instant, aperçue plutôt au second plan. Notamment chez Noémie Lvovsky. Dans Camille redouble, elle interprète Josepha, une adolescente frondeuse, rôle qui lui a valu une nomination aux César en 2013. Elle a donné la réplique à Guillaume Depardieu dans Versailles, de Pierre Schöller. Elle était une nymphomane hystérique poursuivant Philippe Katerine dans le film ovni de Thierry Jousse Je suis un no man’s land. Elle apparaissait également dans la série Engrenages. Noémie Lvovsky l’a rencontrée il y a presque dix ans pour le casting de Faut que ça danse ! « J’ai été épatée tout de suite. Elle est très particulière, même un peu bizarre, mais complètement vraie. À chaque prise, elle propose quelque chose de différent. Elle n’a pas de limites, son travail est très libre. C’est un caméléon. Avec un charme dingue. Il n’y a pas chez elle un geste, un mot, qui soit conventionnel. Elle a l’insolence et la fantaisie d’une actrice de Chaplin. » Une référence sans doute inconsciente de la part de la réalisatrice, mais qui fait écho à l’histoire personnelle de Judith Chemla. Celle-ci a eu, à 27 ans, un fils avec le charismatique circassien James Thierrée (dont elle est séparée). Thierrée qui n’est autre que le petit-fils de... Chaplin. De l’expérience de la maternité, là encore, elle dit de belles choses inattendues : « Quand mon fils est né, tout de suite après, je me suis dit : “La vie m’a traversée, je suis libre, encore plus qu’avant, et lui aussi ! Il attirera l’amour autour de lui, même sans moi.” Je n’ai pas peur pour lui, j’aime le voir dans les bras des autres, qu’il soit dans le monde, voir qu’il devient un être qui tisse ses liens. »
“On parlait d’elle dans les couloirs”
S’il y a bien un endroit où Judith Chemla est au premier plan, en revanche, c’est au théâtre. La scène est sa maison depuis quinze ans. Elle a grandi dans un environnement artistique. Son père est violoniste, sa mère professeur de droit, mais « artiste dans l’âme ». « Elle m’a donné ce qu’elle n’a pas eu en soutenant mon désir. C’est le plus beau des cadeaux. » De 7 à 14 ans, Judith fait du violon, « sans doute pour me chercher en me rapprochant de mon père », admet-elle. La révélation du théâtre a lieu à 14 ans, grâce à un épatant prof de français : « En classe, il a poussé les tables, changé le dispositif et laissé la place à la liberté. À ce moment-là, j’ai su que j’allais faire ça toute ma vie. » Son stage en entreprise, elle le passe à faire la vaisselle chez Ariane Mnouchkine : « J’ai observé la créativité brute. J’ai eu envie d’atteindre ça », se souvient-elle. À 17 ans, elle est choisie pour jouer dans La Tempête, de Shake- speare, mise en scène par Charlie Brozzoni. Pendant trois ans, elle passe de scène en scène. Puis décide de tenter le conservatoire pour se remettre en question : « Là, tu rencontres tes frères. Il y a cette belle énergie de la jeunesse. » La comédienne Éléonore Joncquez était au conservatoire avec Judith : « C’était un peu la star. On parlait d’elle dans les couloirs. Sa personnalité fantaisiste suscitait l’admiration. Ce qui me frappait aussi chez elle, c’est sa capacité à ne pas être la même physiquement. Un jour, elle pouvait arriver à moitié en pyjama, et le lendemain être sublime. Elle a un rapport totalement décomplexé au corps et au physique. C’est selon ce qu’elle ressent, sans aucun souci du regard de l’autre. »
Suivre son destin en marchant sur un fil
En 2007, Muriel Mayette la fait entrer à la Comédie-Française, où elle ne s’attardera pas. « Je me suis beaucoup amusée, mais je savais que ce n’était pas mon destin. J’avais la sensation d’être dans du velours, alors que j’ai besoin d’être funambule. » Depuis, elle suit donc son destin en marchant sur un fil. On l’a vue notamment dans une bouleversante adaptation du roman de Russell Banks De
beaux lendemains au Théâtre des Bouffes du Nord. Et, au même endroit, dans Le Crocodile trompeur, un remix de l’opéra de Henry Purcell Didon et Énée. Car, oui, Judith Chemla, sait aussi chanter. À force d’imiter, enfant, Piaf et la Callas, elle a découvert qu’elle avait un sacré organe : « Ça me dépassait, ce son qui sortait de moi, mais ça me grisait. » Dès ses 17 ans, elle travaille donc le chant lyrique.
La joie de vivre en étendard
Depuis le printemps, elle atteint des sommets de grâce avec le rôle de Violaine dans L’Annonce faite à Marie, pièce mystique de Paul Claudel, mise en scène par Yves Beaunesne, actuellement en tournée. L’histoire d’un miracle, celui de la renaissance d’un enfant : « J’avais lu ce texte il y a des années et j’avais pleuré, pleuré. La mer ouverte en deux. Le coeur dévasté par la beauté. Pour moi, cette pièce parle de la joie de vivre. De la foi, certes, mais en la vie. C’est une langue charnelle, à mille lieues de la bigoterie. » En cela, Judith est totalement claudélienne. « Elle est habitée, confirme Éléonore Joncquez. Elle a un chemin spirituel très fort et un rapport généreux à l’existence, un accès à la transcendance qu’elle arrive à transmettre sur scène, via le réel. » Sur la question de la foi, Judith Chemla précise : « Je ne crois pas que Jésus-Christ soit le fils unique de Dieu. Je ne rentre pas dans le dogme. Du tout. Mais j’ai une foi infinie. Je crois aux miracles, il faut juste les voir et leur faire de la place. Je serais plutôt panthéiste. Je pense que le monde est le coeur de Dieu, et que c’est à chacun de nous de le définir. » « Par ailleurs, c’est une immense bosseuse, ajoute Yves Beaunesne, et une femme drôlissime. Elle a un humour dans la plus pure tradition du clown, où on n’hésite pas à se rapprocher du ridicule pour toucher au vrai. J’ai eu des fous rires infinis avec elle. » Judith Chemla, à contrecourant des actrices névrosées et du nombrilisme ambiant, porte la joie de vivre en étendard : « Même dans les grands moments de perte, de désarroi et d’incertitude, il faut aller traquer la beauté. » Actrice illuminée ? Lumineuse, plutôt.