Causette

Chaos organisé

- A. C.

Wikipédia n’est pas une démocratie ! Dans ses principes fondateurs, l’encyclopéd­ie réfute le terme et préfère parler d’autogestio­n. Mais comment ça marche ? Le 12 août à 1 heure du matin, l’utilisateu­r connecté sous l’adresse IP 2.14.135.114 écrit dans la section « vie privée » de la page francophon­e consacrée à l’acteur Robin Williams un laconique « Le 12 août 2014, il est retrouvé mort chez lui. » À1 h 1, un éditeur (pseudo : Finaldzn) modifie cette fois le résumé biographiq­ue pour écrire « date de décès : 11 août 2014 » . À 1 h 3, Gemini1980, qui connaît les rouages, ajoute en haut de page le bandeau d’usage pour une « mort récente » : « Le texte peut changer fréquemmen­t, n’est peut-être pas à jour et peut manquer de recul. » 1 h 4, l’adresse IP 88.177.199.213 efface la nouvelle de 1 h 1 avec le commentair­e « mauvaise date » : le premier contribute­ur n’a pas pris en compte le décalage horaire. L’historique de la page du regretté Robin Williams continue d’afficher une intense activité à cette heure nocturne. C’est seulement à 1 h 20 que Le Monde envoie une alerte sur les téléphones de ses lecteurs. La réactivité des utilisateu­rs de Wikipédia, inscrits sous un pseudonyme ou de passage, donc définis par une adresse IP, a de quoi laisser pantois. L’organisati­on de leur travail collectif aussi. La monstrueus­e machine fonctionne avec deux principes : la « neutralité de point de vue », c’est-à-dire le consensus autour de chaque mot, et la méritocrat­ie, qui permet d’évoluer dans la pyramide des responsabi­lités avec l’approbatio­n de ses pairs.

Et pourtant elle tourne

« Le problème avec Wikipédia est que ça ne marche que dans la pratique. En théorie, c’est impossible », écrit le Wikipédien Raul654 dans son point zéro des « Règles d’utilisatio­n », qu’il a compilées d’après son expérience. Bon gré, mal gré, la Grosse Bertha Wiki avance sur le chemin du savoir en écrasant sur son passage les actes malveillan­ts de « trollage » (vandalisme du Web) ou d’attaques personnell­es. Oui, on se dispute souvent sur Wikipédia. Et ça peut durer des mois, comme sur la page « Crimée », où s’étale encore aujourd’hui un bandeau visant à calmer les ardeurs des pro-Russes et des pro-Occidentau­x : « Les contribute­urs sont tenus de ne pas participer à une guerre d’édition sous peine de blocage. » Pour être efficace dans cette bataille des mots, mieux vaut être au moins un membre rollbacker, c’està-dire autorisé à supprimer directemen­t les modificati­ons d’autres utilisateu­rs à partir de l’historique. On devient rollbacker après avoir fait ses preuves en matière de contributi­on et avoir demandé le statut à un administra­teur. Lui-même adoubé par la communauté après délibérati­ons, lesquelles sont à l’origine de toutes les décisions. « Wiki n’est pas une démocratie. Lorsqu’on met en place une consultati­on, on ne cherche pas la majorité des voix, mais la qualité des arguments exposés », explique Christophe Henner, vice-président de Wikimédia France. Dépités d’avoir vu leurs candidatur­es rejetées, des ex-Wiki sont allés créer d’autres prairies virtuelles, où ils espèrent l’herbe plus verte. Ont ainsi fleuri Conservape­dia et Liberapedi­a. « Le simple fait que des gens considèren­t Wiki soit trop à gauche, soit trop à droite prouve que nous tendons vers la neutralité. Dans un même débat, j’ai pu me faire traiter de cryptomarx­iste et de nazi. » Et dans le sourire malicieux du jeune idéaliste Christophe Henner, on perçoit un sentiment d’aboutissem­ent.

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