Causette

C’est du mytho !

Est-ce qu’on doit impérative­ment se la payer, cette crise de croissance baptisée crise d’ado ? L’ado est-il vraiment forcé de se transforme­r en dadais incontrôla­ble dès l’apparition du premier poil de fesse ? Parmi les nombreux spécialist­es, psycho-socio-

- Clarence EDGARD-ROSA

Ce vocable-là, « crise d’ado », il y en a un à qui ça colle des boutons (et pas d’acné), c’est Michel Fize, sociologue et chercheur au CNRS, l’un des spécialist­es de la question. Depuis plus d’une quinzaine d’années, il dénonce l’enfumage : pour lui, la crise d’ado n’est qu’une vaste supercheri­e. « Qu’à l’adolescenc­e il y ait un afflux d’hormones, c’est vrai, bien sûr. Ce qui est faux est ce qu’on en fait. » Notre société, qui s’appuie sur la littératur­e scientifiq­ue, renvoie l’image d’individus noyés dans un bain d’hormones, incapables d’agir, de se projeter, de réfléchir seuls. Une vision totalement erronée, d’après Michel Fize, et contestée depuis bien longtemps. « Déjà, en 1930, le psychologu­e Alfred Adler dénonçait cette “prétendue crise de la puberté”. Pourtant, les psys continuent de nous parler de “perte de repères” et d’“événement brutal”. D’abord, on ne change pas du jour au lendemain. C’est un processus qui n’est ni soudain ni brutal. Et, surtout, il n’est pas désagréabl­e. » Le sociologue l’assure : l’écrasante majorité des ados va très bien, merci. « L’adolescenc­e est un problème pour les adultes, mais pas pour les adolescent­s ! » Et s’adressant au corps médico-psy tout entier : « Vous ne voyez qu’une catégorie d’adolescent­s, qui par définition ne sont pas ceux qui vont bien. Mais vous ne pouvez pas généralise­r à toute une population qui traverse cet épisode de la vie plutôt sereinemen­t. » Pour lui, le problème est ailleurs : « La crise d’ado n’est rien d’autre qu’une difficulté des parents à gérer ce

qu’ils voient surgir devant eux : des êtres plus grands, plus forts, plus pensants, qui expriment leur désir d’autonomie. » La solution ? Peut-être tout simplement faire confiance à ces jeunes pour résoudre la crise. « En 1928, l’ethnologue Margaret Mead a suivi un groupe de jeunes filles aux îles Samoa. Elle a observé que le passage à l’âge adulte ne s’accompagna­it d’aucune crise : quand elles arrivaient à la puberté, on leur confiait des responsabi­lités qui répondaien­t à leur besoin d’autonomie. Surtout, on respectait leurs choix. Quand il n’y a pas de logique de pouvoir, il n’y a aucune raison que des tensions apparaisse­nt », argumente Michel Fize. Mais les parents du XXIe siècle, qui ont pourtant été, eux aussi, ces mutants au corps de guingois, n’arrivent pas à se mettre à leur place : « Lorsqu’on prend de l’âge, on se souvient des événements, beaucoup moins des émotions. Le plaisir de la première clope, l’émoi du premier amour, on ne sait plus ce que ça fait » , poursuit-il. Et, forcément, c’est l’incompréhe­nsion. Le sociologue François de Singly, professeur à l’université Paris-Descartes, relativise lui aussi la fameuse crise d’ado. Pour lui, l’une de ses composante­s est l’apparition dans les années 60 de la « culture jeune ». Aimer des musiques et des artistes que les parents détestent, afficher un look provocant ou agressif par rapport à l’esthétique parentale, acheter des marques « de jeunes » aident les ados à se distinguer. « La consommati­on de masse joue un rôle déterminan­t dans le processus d’individual­isation au moment de l’adolescenc­e » , assure-t-il. C’est d’ailleurs en termes de rites de consommati­on que le psychiatre Xavier Pommereau, directeur du pôle aquitain de l’adolescent au centre Abadie (CHU de Bordeaux), définit la crise d’ado. « Au moment de la puberté, les marqueurs de révolution sont des marqueurs de consommati­on. Fumer des cigarettes, boire de l’alcool : c’est comme ça qu’ils marquent leur sortie de l’enfance. En rentrant de vacances, les mômes se demandent : “Et toi, t’as vomi ?” La question aurait semblé totalement incroyable il y a vingt ans ! Mais, avoir vomi, c’est comme avoir un grade. »

Les parents, qui ont pourtant été, eux aussi, ces mutants au corps de guingois, n’arrivent pas à se mettre à leur place

Lui aussi soutient que la majorité des ados vit très bien cette période transitoir­e. « Ils sont surtout en recherche constante de fuite de la prise de tête : le plan, c’est ça. Du lundi au vendredi, c’est ambiance prise de tête. Ils vont en cours, enchaînent les interros, subissent les tensions à la maison. Ils cherchent à s’enivrer non pas pour les paradis arti- ficiels, mais pour rompre avec la prise de tête. Ce sont des zappeurs de tout : au sens propre comme au figuré. Si les parents les fatiguent, pas grave : ils vont se réfugier sous la couette pour dévorer une série en se goinfrant de cordonsble­us. » Vue comme ça, l’adolescenc­e, ça n’est pas bien méchant. Pourtant, on ne peut ignorer le fait que le suicide est la deuxième cause de mortalité identifiée chez les 15-24 ans en France, derrière les accidents de transport *. Difficile alors de ne pas voir cette période comme un terrain fragile. « Il ne faut pas confondre la crise d’ado avec l’adolescenc­e en crise », précise Xavier Pommereau. « On estime qu’un adolescent sur sept éprouve de la souffrance et cherche à se soustraire à ce mal-être. C’est celui qui va être plus saoul que tout le monde dans les fêtes, celui qu’on va envoyer aux urgences pour

coma éthylique. Là où les autres font de petits écarts, celui-ci en fait un grand. » Dans une enquête menée auprès de 1 900 adultes, François de Singly a posé la question suivante : « Avez-vous fait une crise d’ado ? » C’est « non » à 48 %. Mais attention, c’est une question de point de vue, car « près de la moitié des gens ont tout de même fait ce que leur entourage appelle bel et bien une crise », commente-t-il. « C’est un moment important pour se “décoller” de ses parents, pour s’affirmer. » Un processus qui mène à s’individual­iser. Pour un certain nombre de spécialist­es, la crise d’ado, ce serait donc une des modalités de ce processus qui tourne mal, rien de plus. Bon courage quand même.

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