Causette

Magali Bouchon « Il ne suffit pas de connaître l’autre, mais de le reconnaîtr­e »

Magali Bouchon, anthropolo­gue tout-terrain

- Propos recueillis par Liliane Roudière et Juliette Plagnet Photos : Anne Leroy pour Causette

Cette jeune femme de 36 ans est salariée depuis 2008 de Médecins du monde. Sa mission ? Améliorer la qualité des actions de l’ONG. Sa méthode ? Trouver des solutions en collaborat­ion avec les population­s concernées, plutôt que d’invoquer des résistance­s culturelle­s dès qu’un programme n’est pas efficace. Rencontre avec une des pionnières de la “santé communauta­ire”.

Causette : En quoi consiste le travail d’une anthropolo­gue au sein d’une ONG ?

Magali Bouchon : L’anthropolo­gie, c’est l’étude de l’homme. Ça correspond à un ensemble très vaste de discipline­s, de la paléontolo­gie jusqu’à l’étude des organisati­ons sociales. C’est pour moi la parfaite synthèse des sciences humaines et des sciences naturelles. Et l’anthropolo­gie que je pratique à Médecins du monde, c’est une anthropolo­gie sociale, spécifique à la thématique de la santé, et appliquée au champ de l’aide humanitair­e. Ma mission, en tant que responsabl­e du projet sur les déterminan­ts sociocultu­rels de l’accès aux soins, est d’améliorer la qualité des programmes humanitair­es. Avant une mission ou à son commenceme­nt, je vais sur place faire une analyse de contexte et discuter avec les population­s afin que notre action soit le plus adaptée possible au terrain. Il y a aussi une démarche de formation très importante : j’ai systématis­é une méthode que je décris dans des guides destinés au personnel soignant se rendant sur le terrain. L’idée, c’est que les équipes sachent recueillir les informatio­ns pour que l’ONG n’ait plus besoin de faire appel à des anthropolo­gues au coup par coup.

Votre métier était-il différent avant cette mission au sein de Médecins du monde ?

“Un message construit par des nutritionn­istes ne peut pas fonctionne­r si on ne prend pas en compte la répartitio­n des pouvoirs dans la famille”

M. B. : Je travaillai­s avec divers organismes. Et là, les raisons de faire appel à un anthropolo­gue étaient différente­s, c’était plutôt : on a un programme, une action, mais ils ne sont pas efficaces. Il y a des freins, des obstacles, et on pense qu’ils sont dus à une « résistance culturelle » des population­s. Alors on va faire appel à un anthropolo­gue pour confirmer cette intuition. En vérité, aujourd’hui encore, il y a un décalage entre des programmes bien montés financière­ment et techniquem­ent, avec de bons médecins, et la réalité concrète des actions, qui ne sont pas adaptées sur le terrain. Quand les intervenan­ts s’en aperçoiven­t, ils font appel à des anthropolo­gues en leur disant : « Confirmez-nous que c’est du côté des population­s que ça bloque. » Alors que mon métier, c’est d’aller chercher les « déterminan­ts sociocultu­rels » de ces population­s, liés aux rapports de pouvoir, à l’organisati­on sociale, aux croyances religieuse­s. Il faut les connaître et les prendre en compte pour construire une action cohérente.

Pourriez-vous nous donner un exemple d’action humanitair­e entravée par un manque de connaissan­ce de ces déterminan­ts sociocultu­rels ?

M. B. : La malnutriti­on, par exemple, est un problème qui comprend d’autres aspects que la dimension purement nutritionn­elle. Un message construit par des nutritionn­istes ne peut pas fonctionne­r si on ne prend pas en compte la répartitio­n des pouvoirs dans la famille : qui tient les cordons de la bourse, qui fait les courses au marché ? Si on ne cible pas la personne qui peut changer les habitudes, il y a peu de chances d’avoir des résultats ! Imaginez une maman qui assiste à une réunion de sensibilis­ation sur la santé de son enfant ; elle retourne dans sa concession et dit : « Voilà, on m’a appris que pour la bonne santé de mon enfant, il faut que les protéines soient mieux réparties entre nous. » Si elle est soumise au pouvoir de sa belle-mère, des autres épouses, de son mari, elle n’a pas assez d’influence pour faire bouger les choses. Tout ce qui tient du rapport au corps n’est jamais seulement médical, ce sont des questions régies par d’autres facteurs. Et je pense que, lorsqu’on est confronté à des résultats très faibles, il est parfois plus facile de se dire que le problème est une résistance des population­s.

Ce réflexe d’invoquer une résistance culturelle en cas d’échec, comment l’expliquez-vous ?

M. B. : Dès mes premières expérience­s dans l’humanitair­e, j’ai été face à un personnel plein de bienveilla­nce, de bonnes intentions, très compétent, qui se retrouvait pourtant dans des situations d’échec. Face à l’échec d’un programme pour lequel il a tant donné, tant travaillé, il se sent frustré, donc va chercher du côté de la culture de l’autre ce qu’il ne comprend pas. C’est humain, quelque part ! La différence, ça permet de clore le débat. En 2002, j’étais encore étudiante, j’ai fait un terrain à Marseille dans une PMI [protection maternelle et infantile, ndlr]. Ils avaient demandé un appui anthropolo­gique parce qu’ils avaient l’impression que leur action était inefficace auprès d’une certaine population, et voulaient comprendre pourquoi. Ils accueillai­ent des femmes pour la plupart migrantes, en fuite donc sans papiers, qui avaient subi des violences et qui se retrouvaie­nt dans des situations précaires. Et le personnel soignant, qui leur prescrivai­t notamment des normes d’hygiène et nutritionn­elles, se disait que si elles ne les respectaie­nt pas, c’était peut-être à cause de leurs traditions. « Pourquoi les bébés sont-ils sales ? Est-ce parce que dans leur culture il ne faut pas les laver pendant les quarante premiers jours ? » Il a fallu remettre les choses à plat : c’était l’hiver, ces femmes habitaient chez des marchands de sommeil, n’avaient ni chauffage ni eau chaude ! C’était une protection de bon sens que de ne pas laver son bébé. Du bon sens, pas de la culture ! C’était bien un problème social.

Ces population­s que vous rencontrez, comment vous reçoivent-elles ?

M. B. : En général, ça se passe très bien ! Les gens ont vu défiler beaucoup de profession­nels soucieux de leur situation, mais

qui, paradoxale­ment, ne les interrogea­ient jamais. Prendre le temps, vivre avec la population et l’écouter, ça change tout. J’ai des souvenirs marquants de personnes qui m’ont remerciée simplement de les avoir écoutées, d’être venue dans leur village et de leur avoir donné la parole. J’ai vraiment pu le faire avec Médecins du monde, appliquer l’idée de construire ensemble le projet, leur demander comment ils imaginent les solutions. On a des projets qui viennent du bas, de la population. C’est ça la santé communauta­ire, c’est très militant comme type d’action. C’est là-dedans que je me reconnais. On ne parle pas de « bénéficiai­re », de « cible », on parle d’« usagers » de nos programmes. Ce n’est pas la même approche…

Face à Ebola, on va vers un échec humanitair­e ? On entend beaucoup parler de cette fameuse résistance culturelle.

M. B. : On ne peut pas comprendre une situation en ne regardant que par le petit bout de la lorgnette, Ebola en est un parfait exemple. Si on en arrive là, c’est à cause de toutes sortes de déterminan­ts. D’abord, on a des autorités sanitaires dépassées, à cause de la situation de crise des pays et des systèmes de santé qui ne tiennent pas la route, Ebola ou pas Ebola. Ensuite, une population qui n’a plus confiance en ses autorités, à cause des affaires de corruption, de détourneme­nt de l’argent public et de l’approvisio­nnement humanitair­e. Et cette méfiance, avec la propagatio­n du virus, se transforme en défiance, donc en révolte. De plus, la nature du virus demande un isolement des malades, ce qui n’arrange rien. Imaginez : on est venu chercher notre malade chez nous, depuis on ne le voit plus, et soudaineme­nt on apprend qu’il est mort, sans avoir pu pratiquer les rites funéraires. C’est un très bon terreau pour les rumeurs… Et vu que l’informatio­n selon laquelle il n’y a ni traitement ni vaccin circule, les gens se disent « À quoi bon les centres de santé? Autant garder le malade à la maison » . On a ainsi une superposit­ion d’éléments conjonctur­els qui amène à cette situation de crise. Le discours qui consiste à dire qu’on n’arrive pas à traiter la maladie à cause d’une résistance culturelle réduit la réflexion à un seul facteur, dans une logique biaisée.

L’humanitair­e idéal, vous le voyez comment ?

M. B. : La connaissan­ce du terrain et des population­s avec lesquelles on va travailler est essentiell­e pour éviter les échecs, donc les frustratio­ns. Celle du personnel soignant comme celle des population­s, lassées de voir les programmes et les équipes défiler sans que leur qualité de vie bouge vraiment. Mais il ne s’agit pas que de la pratique anthropolo­gique, il y a un réel objectif éthique : il ne suffit pas de connaître l’autre, mais de le reconnaîtr­e. La façon dont on regarde la personne peut soit lui redonner de la dignité, soit l’enfoncer dans son statut de victime. Il faut tenir compte du fait qu’on a en face de soi des acteurs qui possèdent aussi les solutions à leurs problèmes. Quand on va travailler à Goma, en République démocratiq­ue du Congo, sur les violences faites aux femmes, plutôt que de créer une initiative de Aà Z, on peut aider les associatio­ns déjà présentes… Les population­s attendent rarement les acteurs humanitair­es pour s’organiser et faire face ! Et l’idée, ce n’est pas de venir caler une interventi­on qui va paraître étrangère dans son mode de fonctionne­ment, mais bien de s’appuyer sur les ressources, sur les façons de faire, et de potentiali­ser ce qui existe. C’est ce qu’on fait en Haïti quand on crée un partenaria­t entre les matrones traditionn­elles et les centres de santé materno-infantile : il ne faut pas ignorer les autorités coutumière­s, il faut en faire des alliées ! On va gagner ainsi la confiance des communauté­s et avoir une action cohérente, donc efficace. Il faut réussir à passer du monologue sauveur-victime au dialogue entre des profession­nels investis dans leur mission et des population­s qu’on a trop souvent mises de côté en pensant qu’elles étaient incapables d’agir. Bref, il faut en finir avec l’humanitair­e à la papa. Heureuseme­nt, c’est un changement qui est déjà en marche.

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