Céline Sciamma, la forte en thèmes
Intello surdouée, Céline Sciamma a enchaîné classes prépas, fac de lettres et la prestigieuse Fémis avant de passer derrière la caméra. À 36 ans et avec un troisième long-métrage à l’affiche, Bande de filles (enthousiasmant), la réalisatrice confirme sa place de choix dans le cinéma français en continuant de tirer le fil de ses obsessions : l’individu, l’identité, la jeunesse, le féminin, la banlieue. Et, par-dessus tout, l’amitié, qu’elle cultive avec soin dans la vie.
Elle est chic. Un ensemble veste-pantalon bleu marine bien coupé, une chemise blanche et des bottines en daim. Lunettes en écaille, qu’elle enlève et remet sur son nez au gré de la conversation. Elle fume des cigarettes. Beaucoup. Dans un geste à la fois viril et élégant. Il y a dans ses yeux d’un bleu piscine quelque chose de trouble. Un léger strabisme qui lui donne du mystère. Elle parle vite et bien. Si Céline Sciamma a, aujourd’hui, tout de la Parisienne branchée, c’est pourtant, inlassablement, la banlieue qu’elle filme. Sans doute parce qu’elle y a grandi. « J’aime l’espace déambulatoire que ça représente. Ces architectures des années 50 avec, parfois, des utopies derrière. Comment peut se créer un monde d’enclaves alors qu’on voulait créer de la circulation. Ce sont des endroits fascinants à filmer, avec ces couleurs, ces matières, ces fresques. Il y a des lignes de fuite, de l’horizon. Ça me plaît comme espace de mise en scène, et comme espace symbolique. La banlieue, c’est la périphérie. Et donc la marge. On est à la frontière de tous les désirs, de toutes les activités, avec Paris comme ligne d’horizon », explique-t-elle. Son premier long-métrage, Naissance des pieuvres, a été tourné précisément à l’endroit où elle a grandi. À Cergy, cette « ville littéralement sortie de terre » . Elle y a vécu jusqu’à ses 18 ans, entre un père ingénieur en informatique et une mère au foyer. Des parents aimants et valorisants. Elle est l’aînée d’une fratrie soudée, composée d’une soeur et d’un frère. « J’ai adoré cette enfance-là. On passait notre vie dehors à jouer. La forêt, qui n’était pas loin, est un espace de liberté incroyable. Être livré à soi-même permet d’aller la conquérir. » C’est précisément ce qu’elle montre dans Tomboy, son deuxième long-métrage, portrait d’une petite fille qui se fait passer pour un garçon. À l’adolescence, l’adhésion à la banlieue est plus ambivalente : « Je rêvais d’un ailleurs tout en ayant à coeur
de revendiquer mon quartier. » Le premier Paris qu’elle connaît est celui des stations de RER : Champs-Élysées, Châtelet-lesHalles, Opéra. RER qu’elle adore filmer et qu’elle continue de prendre dès qu’elle le peut, même à l’intérieur de Paris, où elle vit désormais, dans le XXe arrondissement. « Pour aller de Gare du Nord à Opéra, c’est une seule station avec le RER E. On ne le dit pas assez ! Les Parisiens font un déni de RER. »
Un geste politique
Son goût de filmer la banlieue est peut-être encore plus prégnant dans sa troisième réalisation, Bande de filles, récit du parcours initiatique de Marieme, jeune fille noire qui vit ses 16 ans comme une succession d’interdits et d’obstacles : la censure du quartier, la loi du grand frère, l’impasse de l’école, jusqu’à faire la rencontre de trois filles affranchies qui vont changer le cours de sa vie. À elles quatre, nymphettes ébène qui s’émancipent à coups de danse, de vannes et de bagarres, elles forment une bande de filles. Celle qu’a imaginée Céline Sciamma. Pourtant, la réalisatrice se défend d’avoir fait un film de banlieue « pour autant que le genre existe », précise-t-elle. « Le film n’a pas un traitement “sujet de société”. Il cherche avant tout à faire de ces jeunes filles quelque chose d’iconique. Bien sûr, il est question de jeunesse, d’émancipation, d’enfermement, du sentiment de vivre dans une société sexiste. Et il y a un effet loupe sur ces territoires. Mais je voulais dépeindre ces adolescentes dans tout ce qu’elles ont de contemporain, d’universel, d’intemporel aussi. On est dans le portrait de jeune fille. L’héroïne romantique. En tournant, je pensais à Jane Campion, pas à La Haine. » Quoi qu’il en soit, faire un film avec un casting 100 % noir est déjà, en soi, un geste politique. Ça, Céline Sciamma le revendique : « J’ai l’impression qu’elles sont invisibles. Des écrans, en tout cas. J’avais envie d’un geste radical. De ne regarder qu’elles, de leur donner, dans la fiction, toute la place, l’amour, l’attention qu’elles n’ont pas ailleurs. Le geste politique est là. Dans ce chemin que j’ai fait vers elles et qu’elles ont fait vers moi », raconte-telle, encore émue par cette rencontre. Pour trouver ces quatre perles, énergiques, sauvages, violentes, déterminées, elle a rencontré des centaines de filles. Casting sauvage. Comme à son habitude, mais aussi faute de suffisamment d’actrices noires dans les agences. Elle ne se remet pas de la qualité des jeunes qu’elle a vues : « Du talent, de l’inventivité, de la présence, du charisme, du vécu. C’était dingue ! Je me suis dit : “Cette jeunesse française est incroyable.” C’était très émouvant. » Elle le dit sans démagogie. Et avec une sincérité absolue. L’humanité fait partie des qualités de Céline Sciamma. Se dégage d’elle un mélange d’assurance et de grande douceur. « Dans la vie, Céline a une patience, une capacité d’écoute, d’empathie, de compassion poussée à l’extrême. Elle est capable d’épouser totalement les émotions des autres. Ça lui sert pour ses films, c’est certain. Et cela fait d’elle une excellente amie. C’est quelqu’un de solide. Elle, en revanche, reste très pudique sur ses émotions. Elle n’étale jamais ses états d’âme. Cela fait partie de son mystère et de son charme », explique le musicien et compositeur Jean-Baptiste de Laubier, alias Para One à la scène, l’un des meilleurs amis de Céline. Il signe les BO de tous ses films. Les deux artistes se sont rencontrés sur les bancs de la prestigieuse école de cinéma La Fémis, en 2002.
“Dans la vie, j’ai une passion pour l’amitié.
C’est l’endroit du choix, de la légende,
de l’anecdote, le lieu où l’on se raconte collectivement,
où l’on peut se réinventer ”
Biberonnée au cinéma
L’amitié qui triomphe, ce regard de l’autre libérateur, c’est LE grand sujet des films de Sciamma. « Dans la vie, j’ai une passion pour l’amitié. C’est l’endroit du choix, de la légende, de l’anecdote, le lieu où l’on se raconte collectivement, où l’on peut se réinventer. » Elle la cultive avec soin. Surtout avec les garçons : « C’est important pour moi cet accès à eux, débarrassé du folklore et de la séduction. » Ce n’est pas Para One qui s’en plaindra : « J’ai tout de suite aimé sa sympathie assez immédiate et son redoutable sens de l’humour. » Isabelle, la soeur cadette de Céline, loue également sa drôlerie : « Quand elle va rencontrer le public pour présenter ses films lors d’avant-premières, le traditionnel questions-réponses passe vite à la trappe ! C’est du stand-up qu’elle fait. Je vous jure ! Elle a un humour de série télé américaine à la Seinfeld assez irrésistible. » L’autre caractéristique, plus flagrante, de Céline Sciamma, surtout dans l’exercice de l’interview, c’est sa vivacité d’esprit, la force de sa pensée. Une idée par seconde. « Elle a une intelligence foudroyante. C’est une “clarificatrice”. Quand on bosse ensemble, on lance des idées dans tous les sens. Mais sa capacité de synthèse est saisissante », raconte Para One. Le constat est clair dès l’enfance. « Elle était un peu surdouée. Hyper intello très tôt. À 2 ans, elle lisait des BD, se souvient sa soeur. Elle s’exprimait très bien, avec un vocabulaire riche. » Sa cinéphilie débute à 13 ans. Elle passe sa vie à l’Utopia de Cergy, deux à trois fois par semaine. « Mon quotidien était organisé autour de ça. Faire du baby-sitting pour payer mes tickets, l’essence de ma mobylette, les revues spécialisées. Je lisais Première, Positif, j’allais à la bibliothèque lire les Cahiers du cinéma. Je me levais à 4 heures du mat pour regarder les Oscars », se souvient-elle.
Une passion « boulimique » , voire obsessionnelle, alimentée par sa grand-mère, férue de cinéma, qui l’initie à la comédie américaine. Ensemble, elles savourent Fred Astaire, Ginger Rogers, Gene Kelly, Cary Gran… « C’est toujours le cas ! Cet été je suis allée en vacances chez elle. On a regardé un film par soir. »
Des études monacales au militantisme
La scolarité de Céline Sciamma est exemplaire. Hypokhâgne, khâgne. Puis une fac de lettres à Nanterre. Un pur produit de l’école publique. « Je devais aller à la Sorbonne. J’ai fait des pieds et des mains pour aller à Nanterre. Après deux années de prépa monacales, j’avais besoin de cette agitation-là. Nanterre reste un lieu très politisé. Effervescent, vivant. » Elle découvre le militantisme en rejoignant l’une des premières associations d’étudiants gays en France. « Y avait aussi des handicapés, des aveugles. C’était l’asso des marginaux », plaisante-t-elle. Une période libératrice pour elle. La fin du secret quant à son homosexualité. « Pas pour moi-même, car j’en ai eu conscience très tôt. Mais pour le monde. Quand ça s’accompagne d’un engagement, ça donne une assise. » Aujourd’hui, si elle n’est pas dans la revendication quant à sa sexualité, elle choisit de ne pas la cacher. « Jeune, j’ai beaucoup manqué de modèles, je me suis sentie seule. Ne pas perpétuer le secret, c’est important. » L’actrice Adèle Haenel, qu’elle avait révélée en 2007 dans Naissance des pieuvres, et qui est sa compagne, en a fait autant en lui déclarant sa flamme publiquement aux Césars, l’année dernière. Pas un coming out. Juste un message d’amour. Le cinéma de Céline Sciamma, à son image, creuse la question identitaire, interroge, explore, donne à penser, sans revendiquer. Les extrémistes catholiques réactionnaires de Civitas s’en sont malheureusement saisis en novembre dernier en lançant une pétition contre la diffusion de Tomboy dans les écoles. Film qui, selon eux, fait « la propagande de l’idéologie du genre » . Céline Sciamma, après mûre réflexion, a décidé de ne pas réagir : « C’était impossible pour moi d’avoir une parole juste. Je ne voulais ni être en colère ni apaiser le débat et trahir le film. Donc, j’ai décidé de me taire. » Une polémique retombée comme un soufflé, qui a eu le mérite de faire beaucoup de pub à Tomboy ! La plus belle des réponses, non ?
pour Aller plus loin
Bandedefilles, de Céline Sciamma. Sortie le 22 octobre.