Causette

Prostituti­on : cache-cache misère à Toulouse

- Sarah Bosquet Photos : Patrick Durandini pour Causette

Le 7 juillet dernier, la mairie UMP de la Ville rose prenait un arrêté pour chasser les prostituée­s de cinq quartiers… Trois mois après l’applicatio­n d’une mesure très critiquée, bilan sur le terrain.

Quelque part dans le centre-ville de Toulouse, à 18 heures. C’est l’heure de pointe et la sortie des bureaux. À l’angle d’une rue, un homme, attaché-case en main, aborde une jeune femme. L’échange dure moins d’une minute. L’homme fait mine de partir, revient, ajoute quelques mots. La femme tourne les talons et s’engouffre dans un immeuble de briques roses. L’homme l’imite une minute plus tard. Si la police municipale avait surpris le manège, la jeune femme aurait écopé d’une amende minimale de 38 euros pour avoir vendu un service sexuel sur la voie publique. Depuis cet été, un arrêté municipal interdit de « stationner ou de se livrer à des allées et venues répétées » dans cinq zones de

la ville, afin de lutter contre les « troubles » que provoquera­it la prostituti­on visible. Cet arrêté « anti-prostituti­on » était l’une des promesses de campagne de JeanLuc Moudenc, maire de Toulouse depuis avril dernier. Et si ce type de texte est désormais utilisé dans certaines municipali­tés en France, pour Toulouse, retombée il y a six mois dans le giron de la droite après une parenthèse socialiste, c’est une première. Objectif revendiqué par Moudenc et son équipe : déplacer les prostituée­s visibles et, surtout, éclater les groupes – l’ « effet splash » théorisé par Olivier Arsac 1, l’adjoint sécurité de Moudenc.

Les migrantes en ligne de mire

Comme dans les autres villes qui ont entamé la chasse au tapin, l’arrêté toulousain ne cible qu’un type de prostituti­on, celle de la rue. Il touche donc une majorité de migrantes – africaines, roumaines et bulgares le plus souvent. Matabiau, Ponts-Jumeaux, Les Minimes… le zonage suit précisémen­t les rues et boulevards où elles travaillen­t, de jour comme de nuit. En revanche, les ruelles qui entourent la place Belfort sont, elles, soigneusem­ent contournée­s par le tracé. Il s’agit du quartier des « historique­s », c’està-dire le territoire des Françaises, où certaines habitent depuis des dizaines d’années. « À Belfort, les filles sont plus vieilles, l’activité se passe en bonne harmonie avec les riverains », justifie Arsac, qui, en bon communican­t, oppose sans complexe les « anciennes » aux « filles de l’Est, plus tapageuses et plus concernées par les réseaux et les caïds ». « Les copines qui travaillen­t dans la rue sont pour beaucoup sans papiers, rappelle Marie Prin, escort à Toulouse et secrétaire générale du Strass 2. Ce sont celles qui ont le moins de moyens pour se défendre. Cet arrêté, c’est une lutte à peine déguisée contre l’immigratio­n. On profite de la faiblesse de personnes mal informées. » Cet été, beaucoup d’entre elles ont découvert l’existence de la mesure directemen­t par les interpella­tions de la police et les premières contravent­ions. Elles sont peu nombreuses à parler français. « Bien sûr que c’est du racisme, les Françaises n’ont pas d’amendes, écrivez-le ! » ragent – en anglais – deux Nigérianes.

“On n’est pas contre la prostituti­on ‘classique’ qui se pratique dans des locaux, on est contre la prostituti­on sauvage et low cost”

Début septembre, plus de 220 amendes ont été distribuée­s. Mais rares sont les prostituée­s clairement informées sur le zonage de l’arrêté ou sur les pouvoirs réels de la police municipale. Durant l’été, une jeune femme a été amenée en centre de rétention avant d’être relâchée, car ressortiss­ante de l’Union européenne. « Comme les principale­s intéressée­s, les premières infos que nous avons eues sur l’arrêté, c’est dans La Dépêche du Midi. On a été mises devant le fait accompli, explique Krystel Odobet, sociologue et animatrice à l’associatio­n Grisélidis. L’arrêté a provoqué des tensions entre travailleu­ses du sexe. À cause des déplacemen­ts forcés, il y a une concurrenc­e pour les places. Et c’est compliqué pour elles de réagir, de s’organiser, parce qu’elles sont dans une situation de survie quotidienn­e. » Pourtant excentré, le boulevard de Suisse est l’une des zones « prioritair­es » pour la mairie. À la fin de l’été, Gérard Coulon et Claude Marquié, représenta­nts du comité de quartier, se disent « soulagés » par les effets de l’arrêté. « On n’est pas contre la prostituti­on “classique” qui se pratique dans des locaux, on est contre la prostituti­on sauvage et low cost, explique Gérard Coulon. Ici, ce sont des filles de l’Est contrainte­s par leurs familles, pas des Françaises venues de leur province. » Les filles de l’Est en question continuent de se prostituer quelques faubourgs plus loin ou dans les zones industriel­les, loin des regards. « On sait bien que l’arrêté ne fait que déplacer le phénomène, reconnaît le porte-parole, mais ça officialis­e le fait que cette activité entraîne des nuisances inacceptab­les. C’est comme pour les rafles contre les dealers : vous ne réglez pas le problème, mais vous envoyez un signal. »

“Une démarche clairement électorali­ste”

L’Amicale du nid, autre associatio­n de terrain, dénonce l’inefficaci­té et le danger de cet arrêté : « Cela rend seulement les conditions d’exercice plus violentes pour les personnes qui sont déjà les plus stressées, s’indigne Jean-Luc Arnaud, son directeur. M. Arsac se moque de savoir si ces personnes sont victimes de réseaux ou pas, il veut juste que les riverains soient contents. » Les assos pointent aussi le caractère parfois arbitraire de l’identifica­tion de l’activité, voire des personnes : « À partir du moment où les personnes n’ont pas des conduites “sexuées” et/ou sont habillées “normalemen­t”, comment sont-elles différenci­ées des autres ? interroge Jean-Luc Arnaud. C’est bien parce qu’elles sont connues des services de police comme prostituée­s, ou étrangères. » Un sentiment d’injustice partagé par les concernées.

« Nous, on se fait contrôler alors qu’on n’est même pas en train de travailler, racontent deux Africaines. L’autre jour, j’étais chez le coiffeur, un flic est venu me demander mes papiers. Ils ne font pas ça avec les Françaises. » Autre preuve flagrante de l’absurdité de la mesure : les prostituée­s verbalisée­s sont rarement solvables et ne possèdent pas forcément une adresse fixe. C., une jeune Roumaine de 24 ans, voix grave et regard blasé, affirme recevoir des amendes tous les jours : « Maintenant, j’en suis à 300 euros, je ne peux pas les payer. » Politiques et policiers de terrain le savent bien. « C’est une démarche clairement électorali­ste, résume Marie Prin, car il existe déjà beaucoup de moyens légaux de nous réprimer : l’exhibition­nisme, le délit de racolage passif [voir l’encadré]… » Mais, alors, en quoi cet arrêté est-il utile ? Officielle­ment, il améliore la circulatio­n dans les secteurs concernés, élimine les nuisances sonores et visuelles que provoquera­ient les « rassemblem­ents » de prostituée­s. Il les éloigne aussi des zones fréquentée­s par les enfants (écoles, squares). Mais Oliver Arsac reconnaît à demi-mot : « Le déplacemen­t du problème, cela a per-

“On a des clients chez les policiers aussi”

mis d’abord de soulager des tensions et d’éviter des coups de fusil des riverains. » Si signal il y a, c’est avant tout un signal envoyé à l’électorat. « On écoute les riverains qui se plaignent, mais pas ceux qui témoignent de la solidarité, car ceux-là ne sont pas mobilisés en groupes », s’énerve Jean-Luc Arnaud. Sauf que les prostituée­s sont parfois des riveraines et les riverains des clients. « Les policiers qui viennent nous verbaliser le savent bien… D’ailleurs, on a des clients chez eux aussi », rigole amèrement une habituée des amendes. Aujourd’hui, dans les rues où des prostituée­s ont été déplacées, de nouveaux comités de quartier se plaignent de leur présence. Olivier Arsac « n’exclut pas » l’élargissem­ent du zonage par un nouvel arrêté. Quitte à repousser les prostituée­s en dehors de l’espace urbain et à les isoler encore plus.

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L’objectif revendiqué par l’équipe municipale : déplacer la prostituti­on visible.
 ??  ?? Le boulevard des Minimes, à gauche, et le boulevard de l’Embouchure, à droite, de part et d’autre du canal du Midi, font partie des zones touchées par l’arrêté.
Le boulevard des Minimes, à gauche, et le boulevard de l’Embouchure, à droite, de part et d’autre du canal du Midi, font partie des zones touchées par l’arrêté.

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