Prostitution : cache-cache misère à Toulouse
Le 7 juillet dernier, la mairie UMP de la Ville rose prenait un arrêté pour chasser les prostituées de cinq quartiers… Trois mois après l’application d’une mesure très critiquée, bilan sur le terrain.
Quelque part dans le centre-ville de Toulouse, à 18 heures. C’est l’heure de pointe et la sortie des bureaux. À l’angle d’une rue, un homme, attaché-case en main, aborde une jeune femme. L’échange dure moins d’une minute. L’homme fait mine de partir, revient, ajoute quelques mots. La femme tourne les talons et s’engouffre dans un immeuble de briques roses. L’homme l’imite une minute plus tard. Si la police municipale avait surpris le manège, la jeune femme aurait écopé d’une amende minimale de 38 euros pour avoir vendu un service sexuel sur la voie publique. Depuis cet été, un arrêté municipal interdit de « stationner ou de se livrer à des allées et venues répétées » dans cinq zones de
la ville, afin de lutter contre les « troubles » que provoquerait la prostitution visible. Cet arrêté « anti-prostitution » était l’une des promesses de campagne de JeanLuc Moudenc, maire de Toulouse depuis avril dernier. Et si ce type de texte est désormais utilisé dans certaines municipalités en France, pour Toulouse, retombée il y a six mois dans le giron de la droite après une parenthèse socialiste, c’est une première. Objectif revendiqué par Moudenc et son équipe : déplacer les prostituées visibles et, surtout, éclater les groupes – l’ « effet splash » théorisé par Olivier Arsac 1, l’adjoint sécurité de Moudenc.
Les migrantes en ligne de mire
Comme dans les autres villes qui ont entamé la chasse au tapin, l’arrêté toulousain ne cible qu’un type de prostitution, celle de la rue. Il touche donc une majorité de migrantes – africaines, roumaines et bulgares le plus souvent. Matabiau, Ponts-Jumeaux, Les Minimes… le zonage suit précisément les rues et boulevards où elles travaillent, de jour comme de nuit. En revanche, les ruelles qui entourent la place Belfort sont, elles, soigneusement contournées par le tracé. Il s’agit du quartier des « historiques », c’està-dire le territoire des Françaises, où certaines habitent depuis des dizaines d’années. « À Belfort, les filles sont plus vieilles, l’activité se passe en bonne harmonie avec les riverains », justifie Arsac, qui, en bon communicant, oppose sans complexe les « anciennes » aux « filles de l’Est, plus tapageuses et plus concernées par les réseaux et les caïds ». « Les copines qui travaillent dans la rue sont pour beaucoup sans papiers, rappelle Marie Prin, escort à Toulouse et secrétaire générale du Strass 2. Ce sont celles qui ont le moins de moyens pour se défendre. Cet arrêté, c’est une lutte à peine déguisée contre l’immigration. On profite de la faiblesse de personnes mal informées. » Cet été, beaucoup d’entre elles ont découvert l’existence de la mesure directement par les interpellations de la police et les premières contraventions. Elles sont peu nombreuses à parler français. « Bien sûr que c’est du racisme, les Françaises n’ont pas d’amendes, écrivez-le ! » ragent – en anglais – deux Nigérianes.
“On n’est pas contre la prostitution ‘classique’ qui se pratique dans des locaux, on est contre la prostitution sauvage et low cost”
Début septembre, plus de 220 amendes ont été distribuées. Mais rares sont les prostituées clairement informées sur le zonage de l’arrêté ou sur les pouvoirs réels de la police municipale. Durant l’été, une jeune femme a été amenée en centre de rétention avant d’être relâchée, car ressortissante de l’Union européenne. « Comme les principales intéressées, les premières infos que nous avons eues sur l’arrêté, c’est dans La Dépêche du Midi. On a été mises devant le fait accompli, explique Krystel Odobet, sociologue et animatrice à l’association Grisélidis. L’arrêté a provoqué des tensions entre travailleuses du sexe. À cause des déplacements forcés, il y a une concurrence pour les places. Et c’est compliqué pour elles de réagir, de s’organiser, parce qu’elles sont dans une situation de survie quotidienne. » Pourtant excentré, le boulevard de Suisse est l’une des zones « prioritaires » pour la mairie. À la fin de l’été, Gérard Coulon et Claude Marquié, représentants du comité de quartier, se disent « soulagés » par les effets de l’arrêté. « On n’est pas contre la prostitution “classique” qui se pratique dans des locaux, on est contre la prostitution sauvage et low cost, explique Gérard Coulon. Ici, ce sont des filles de l’Est contraintes par leurs familles, pas des Françaises venues de leur province. » Les filles de l’Est en question continuent de se prostituer quelques faubourgs plus loin ou dans les zones industrielles, loin des regards. « On sait bien que l’arrêté ne fait que déplacer le phénomène, reconnaît le porte-parole, mais ça officialise le fait que cette activité entraîne des nuisances inacceptables. C’est comme pour les rafles contre les dealers : vous ne réglez pas le problème, mais vous envoyez un signal. »
“Une démarche clairement électoraliste”
L’Amicale du nid, autre association de terrain, dénonce l’inefficacité et le danger de cet arrêté : « Cela rend seulement les conditions d’exercice plus violentes pour les personnes qui sont déjà les plus stressées, s’indigne Jean-Luc Arnaud, son directeur. M. Arsac se moque de savoir si ces personnes sont victimes de réseaux ou pas, il veut juste que les riverains soient contents. » Les assos pointent aussi le caractère parfois arbitraire de l’identification de l’activité, voire des personnes : « À partir du moment où les personnes n’ont pas des conduites “sexuées” et/ou sont habillées “normalement”, comment sont-elles différenciées des autres ? interroge Jean-Luc Arnaud. C’est bien parce qu’elles sont connues des services de police comme prostituées, ou étrangères. » Un sentiment d’injustice partagé par les concernées.
« Nous, on se fait contrôler alors qu’on n’est même pas en train de travailler, racontent deux Africaines. L’autre jour, j’étais chez le coiffeur, un flic est venu me demander mes papiers. Ils ne font pas ça avec les Françaises. » Autre preuve flagrante de l’absurdité de la mesure : les prostituées verbalisées sont rarement solvables et ne possèdent pas forcément une adresse fixe. C., une jeune Roumaine de 24 ans, voix grave et regard blasé, affirme recevoir des amendes tous les jours : « Maintenant, j’en suis à 300 euros, je ne peux pas les payer. » Politiques et policiers de terrain le savent bien. « C’est une démarche clairement électoraliste, résume Marie Prin, car il existe déjà beaucoup de moyens légaux de nous réprimer : l’exhibitionnisme, le délit de racolage passif [voir l’encadré]… » Mais, alors, en quoi cet arrêté est-il utile ? Officiellement, il améliore la circulation dans les secteurs concernés, élimine les nuisances sonores et visuelles que provoqueraient les « rassemblements » de prostituées. Il les éloigne aussi des zones fréquentées par les enfants (écoles, squares). Mais Oliver Arsac reconnaît à demi-mot : « Le déplacement du problème, cela a per-
“On a des clients chez les policiers aussi”
mis d’abord de soulager des tensions et d’éviter des coups de fusil des riverains. » Si signal il y a, c’est avant tout un signal envoyé à l’électorat. « On écoute les riverains qui se plaignent, mais pas ceux qui témoignent de la solidarité, car ceux-là ne sont pas mobilisés en groupes », s’énerve Jean-Luc Arnaud. Sauf que les prostituées sont parfois des riveraines et les riverains des clients. « Les policiers qui viennent nous verbaliser le savent bien… D’ailleurs, on a des clients chez eux aussi », rigole amèrement une habituée des amendes. Aujourd’hui, dans les rues où des prostituées ont été déplacées, de nouveaux comités de quartier se plaignent de leur présence. Olivier Arsac « n’exclut pas » l’élargissement du zonage par un nouvel arrêté. Quitte à repousser les prostituées en dehors de l’espace urbain et à les isoler encore plus.