Causette

Danny Reddington, l’homme de tous les “records”

À Redditch, près de Birmingham, la boutique Reddington­s Rare Records a fermé ses portes pour toujours. Après cinquante ans au service de sa passion pour le vinyle, “Dan Dan The Record Man” a vendu sa précieuse collection : plus de 75 000 disques, dont que

- Texte et photos : Rosie Gankey www.reddington­srarerecor­ds.co.uk

J –1 : vendredi 5 septembre. Redditch. « Vous venez de France pour rencontrer mon père ? Êtes-vous complèteme­nt folle ?! » Tammy, 42 ans, est la fille aînée de Danny Reddington. Elle fait partie de la brigade familiale mobilisée pour coordonner la grande vente du lendemain sur Britten Street. Celle qui a « grandi sous la caisse enregistre­use du magasin de [ son] père » , interrompt celui- ci, pendu au téléphone. Encore. « Depuis qu’on a annoncé la vente, ça n’arrête pas ! explique-t-il. Les gens appellent de Hongkong, d’Australie, du Kenya pour acheter des vinyles à distance. Il y a deux semaines, un type est venu du pays de Galles avec une mallette pleine de biffetons. Il a posé 100 000 livres en grosses coupures sur la table. Il voulait toute ma collection. Je lui ai dit de tout remballer. Ça n’a aucun sens. Ce n’est pas ça, collection­ner. »

Propositio­ns mirobolant­es

Jusqu’à présent, Dan a systématiq­uement décliné les propositio­ns de rachat en bloc de ses 75 000 disques, plus mirobolant­es les unes que les autres. Un Brésilien qui se targuait d’avoir la plus grosse collection au monde (3 millions de vinyles) lui en proposait 23 000 livres (près de 29 000 euros). Mais Dan préfère offrir cette opportunit­é à sa clientèle, fidèle depuis l’ouverture de sa première boutique. C’était en 1964 sur Warwick Road, à Birmingham. La livre sterling quasi symbolique du prix de vente, c’est pour que « tout le monde puisse s’offrir une belle pièce de collection » . Principe d’équité. Me voici dans l’entrepôt, une ancienne fabrique d’aiguilles à coudre reconverti­e en temple de la chanson surannée. 90 mètres carrés répartis sur deux pièces. Ici, la musique

sent bon le vieux grenier poussiéreu­x et s’admire en couleur sépia. « J’ai acheté mon tout premier disque à 14 ans. C’était Because of You, un 33 tours de Sammy Davis Jr. Rapidement, tout mon argent de poche y est passé. Aujourd’hui, j’en ai près de 75 000. Je ne les ai pas tous écoutés, seulement quelques milliers. » Quand je lui demande ce qui l’émeut le plus, son regard s’illumine : « Il y a quelque chose de terribleme­nt romantique dans le fait de sortir un disque de sa pochette. De le poser délicateme­nt sur le plateau et, d’un geste, de placer l’aiguille sur le sillon. C’est doux, feutré. Ça crépite. Cette magie-là n’opère pas avec un CD. » On se sent presque intrusif en étant là, au milieu des souvenirs d’un homme. Les microsillo­ns côtoient les photos : celle de son mariage et celle de sa rencontre avec Mohamed Ali, auquel il voue une admiration sans faille. Rangés dans des bacs et des cartons, des 33, 45 et 78 tours aux pochettes kitsch, des CD, des livres et des affiches d’artistes old school. Certaines mériteraie­nt d’être prohibées par la brigade de répression du mauvais goût, me dis-je en croisant le torse velu de Bobby Farrell, chanteur de Boney M. Avant de s’établir sur Britten Street, Dan a géré plusieurs boutiques à Birmingham. La dernière, dans le quartier de Digbeth, a fermé en 2006. « En quinze ans, le loyer avait triplé et nous ne pouvions plus continuer. » Dan passe donc au virtuel et ouvre une boutique… en ligne. En parallèle, il anime des émissions de musique country et rock à la radio. Mais le contact avec les aficionado­s du microsillo­n lui manque. Il y a trois ans, il ouvre son entrepôt au public. Reddington­s Rare Records (« les disques rares de Reddington ») à Redditch est le quatrième du nom. Mais la santé du disquaire de 73 ans vacille, il décide de lever le pied.

Comme un jour de soldes chez H& M

Jour J : samedi matin, 8 heures. « Je suis content d’être arrivé le premier, car je savais qu’il y aurait beaucoup de monde. J’espère trouver des albums de bon vieux rock des années 50 et 60. J’ai déjà une petite collection, et c’est la seule occasion d’acquérir de très rares vinyles qu’on ne trouve plus. » Andy, 51 ans, ouvrier, est le premier de la file d’attente. Il est venu de Leicester et campe sur sa chaise depuis hier, à 22 h 30, cul engourdi, emmitouflé dans une veste de baseball et un bonnet, façon éternel ado américain des fifties. Le portail de la boutique ne s’ouvrira que dans deux heures, mais, déjà, la file s’allonge derrière Andy. À côté de lui, Paul patiente aussi. Infirmier à la retraite, il est arrivé sur le coup de 2 heures du mat. Lui espère dégoter un album de Marc Bolan, figure charismati­que du glam rock froufrouté des seventies et leader des T. Rex. « Avec Andy, on a fait connaissan­ce et on a parlé musique toute la nuit pour rester éveillés. Cette vente, c’est une sacrée aubaine qui ne se reproduira pas de si tôt ! » Dans la foule qui poireaute, on repère à la dégaine du client ce qu’il est venu chercher. Ici, comme nulle part ailleurs, la ringardise est le summum du cool. Dom et Ryan, potes à frange, trépignent sur le trottoir. Assurément, ces deux-là sont des garçons dans le vent. Ils sont venus de l’Essex avec une cargaison de caisses vides, futurs écrins des pépites qu’ils espèrent dénicher : les Beatles, les Specials, Dire Straits ou l’album Complete Madness (1982), ska festif et déluré du groupe Madness… si la chance leur sourit. De son côté, Dan, les traits tirés, est sur le pied de guerre. « Un type m’a envoyé un message à 4 h 45 ce matin pour savoir si la vente a bien lieu et s’il ne rêvait pas ! Ces gens sont dingues… [Rires.] » Il jette un dernier coup d’oeil au rayon pop rock, avec une pointe de nostalgie. Mais sans regret. Le disquaire ne verse jamais dans le larmoyant. Avant le coup de feu, Harvey, son petit-fils de 9 ans, se charge de planquer, parmi les milliers d’opus, un 33 tours de 1957 d’Elvis Presley,

Loving You, qui vaut au bas mot une centaine de livres (environ 125 euros). La banane du King joue à cache-cache. Samedi matin, 10 heures. Les portes s’ouvrent. On fait entrer les cinquante premiers arrivés. Dehors, la file d’attente s’étend sur près de 900 mètres. Les cinquante prochains patientero­nt encore trente minutes. Pour des raisons de sécurité, on ne peut pas faire entrer tout le monde à la fois. À l’intérieur, on s’active. Méthodique­ment. Frénétique­ment. Comme un jour de soldes chez H & M. Certains sont très organisés : « Avec ma femme, on travaille en équipe ! Je lui ai fait une liste d’artistes qu’elle doit chercher au rayon soul music, pendant que je fouille le coin jazz swing », plaisante un inconditio­nnel de la Tamla Motown, label emblématiq­ue de la black music. Dans le coin pop, on trouve Judy et Kelly, mère et fille ne jurant que par la sainte trinité peroxydée : au nom de la Madonne, de Cindy Lauper et de Bonnie Tyler.

Étagères dépouillée­s

De temps en temps, des éclats de joie fusent. Quelqu’un a trouvé sa perle rare. Cette fois, c’est Ricardo, 37 ans, galvanisé par une nuit blanche et 100 kilomètres au compteur depuis Oxford : « Wouh ! Ça fait vingt putain d’années que je le recherche [ MPB des Womack & Womack, 1988] ! Enfin ! Merci, mon Dieu ! » « Ah, tu ne sais pas à quel point je t’envie sur ce coup-là, mon vieux ! L’acharnemen­t paie, félicitati­ons ! » lui lance, fair-play, un autre fan du duo soul des années 80… Dans les allées de Reddington­s Rare Records, la jeunesse biberonnée à la musique dématérial­isée et à la boîte à rythmes se refait une éducation au son du microsillo­n. « Le son est beaucoup plus agréable sur un tourne-disque, et les vinyles sont de beaux objets, avec une âme », dit Matthiew, 16 ans, qui serre dans sa main le 33 tours The Dark Side of the Moon (Pink Floyd, 1973). Samedi, 21 heures. Fermeture des portes. L’entrepôt est vide. Dans la journée, quatre mille personnes ont dépouillé les étagères de Dan Dan The Record Man. Les plus belles pièces sont parties. La vente se poursuivra une semaine encore, dispersant aux quatre vents un demi-siècle de passion. « Mon amour pour la musique reste intact, dit Dan, et je continuera­i toujours à en écouter, à partager et à renseigner les gens. C’est juste la fin d’une ère. La fin de la face A. »

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Dan et sa famille (sa femme, à gauche, avec ses filles, son petit-fils…) sont sur le pied de guerre. Avant l’ouverture, la file d’attente atteint près de 900 mètres ! Certains clients ont même campé là toute la nuit. « Cette vente, c’est une sacrée...
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Dom et Ryan, Ricardo et Andy sont à la recherche de la perle rare. Mais c’est Ricardo (au centre) qui tire le gros lot : « Ça fait vingt putain d’années que je le recherche ! » Ce jour-là, 4 000 clients se sont arraché les vinyles de Dan.
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