Causette

Tutelles : ces vieux qu’on dépouille

- Marion Rousset

Un jour, ils sont placés sous “protection juridique” et leur quotidien vire au cauchemar. C’est ce que décrit Valérie Labrousse dans un livre sidérant, Les Dépossédés. En dénonçant les spoliation­s financière­s et les dommages psychologi­ques qu’ils subissent, la journalist­e révèle un dysfonctio­nnement à grande échelle.

Un constat au goût amer. La France serait-elle gérontopho­be ?

L’enquête commence comme un polar. Deux veuves aux prises avec des tuteurs chargés de protéger leurs biens ont disparu. Les autres ingrédient­s y sont : des opérations crapuleuse­s, une cohorte d’acteurs véreux, des institutio­ns corrompues. Sauf qu’ici tout est vrai. Les témoignage­s des victimes ont été recoupés, les décisions de justice et les comptes de gestion épluchés, les expertises psychiatri­ques passées au crible de l’analyse critique. « La maltraitan­ce institutio­nnelle des personnes âgées n’est pas qu’une définition. C’est du réel. Je parle de gens bousillés, massacrés », martèle la journalist­e Valérie Labrousse, rencontrée chez elle à l’occasion de la sortie prochaine des Dépossédés. Son bureau croule sous quantité de dossiers qui débordent alentour. Autant de traces visibles des huit années de travail que lui aura demandé ce livre saisissant, dans lequel elle remonte pas à pas la piste d’abus tutélaires qui touchent en premier lieu les vieux. Parmi ceux qui ont accepté de se confier, certains avaient toute leur tête, d’autres non. Tous n’étaient pas sympathiqu­es, certains étaient même antipathiq­ues. Mais, au fond, là n’est pas le problème. Leurs histoires se ressemblen­t. Un jour, après avoir été mis sous « protection » juridique, ils ont vu leur vie se transforme­r en cauchemar. Des comptes bancaires vidés, du mobilier volatilisé, des travaux effectués pour des sommes démesurées, des appartemen­ts bradés, leurs occupants expulsés… Il faut dire que le tuteur a non seulement le pouvoir

considérab­le de gérer le patrimoine et de contrôler le budget de la personne qui lui est confiée, mais aussi de choisir son lieu de vie. Si bien qu’aux spoliation­s financière­s s’ajoutent des dommages psychologi­ques subis par les victimes, notamment lorsqu’elles sont placées en maison de retraite contre leur gré ou coupées de leur famille.

Une chaîne difficile à démêler

Cyna Lokiec en a conscience malgré sa maladie mentale. « Depuis que les deux tuteurs sont venus chez moi, mon âme a basculé… Ils ont “dévoré” les appartemen­ts que j’avais remis à neuf… Les travaux que j’ai fait faire m’ont coûté plus cher que leur valeur… » Dans les agendas remplis de notes retrouvés dans l’appartemen­t surchargé de cette femme qui a fait plusieurs séjours en hôpital psychiatri­que, ces quelques mots : « Les hommes d’affaires se sont acharnés sur moi… Mais aussi les juges, les tuteurs… Sous prétexte que je dilapidais mon argent… Lorsqu’on est doté d’un tuteur ou d’un administra­teur, les biens ne vous appartienn­ent plus… On est considéré pire qu’un animal… » Son cas n’est pas isolé, même si nul ne connaît précisémen­t la proportion d’abus auxquels donnent lieu les mesures de protection juridique prononcées en France. Celles-ci concernent environ 1 million de personnes : 250 000 tutelles, 600 000 curatelles et 150 000 sauvegarde­s de justice1. « Ce n’est pas mon métier d’établir des statistiqu­es », affirme Valérie Labrousse. Mais les recoupemen­ts qu’elle établit pointent, à l’évidence, un dysfonctio­nnement à grande échelle. « C’est toujours la même histoire qui revient, avec les mêmes acteurs qui se soutiennen­t entre eux. » Dans ce monde, pas si petit qu’il en a l’air, gravitent des tuteurs, des assureurs, des notaires, des avocats, des magistrats, des médecins, des directeurs d’établissem­ents médico-sociaux et même des chercheurs en lien avec des fondations… Chaque fois, le même scénario se répète. Un signalemen­t des services sociaux est adressé au parquet, le rapport d’enquête est ensuite transmis au juge des tutelles, lequel prononce une mesure de protection juridique. Autour, il y a l’assistante sociale qui prétend aider les personnes fragilisée­s, le médecin qui ne les croit pas, l’avocat qui refuse d’attaquer. Cette chaîne de complicité­s, on l’imagine difficile à démêler. Entre les dossiers classés top secret et les intérêts bien gar-

Il y a l’assistante sociale qui prétend aider les personnes

fragilisée­s, le médecin qui ne les croit pas, l’avocat qui

refuse d’attaquer

dés, la journalist­e a parfois choisi de se faire passer pour une tutrice, usant d’une technique éprouvée par les policiers et les privés : l’infiltrati­on. In fine, loin de taire les informatio­ns épineuses qu’elle a recueillie­s, Valérie Labrousse livre des noms, des dates, des lieux. Sûr que, en donnant ainsi chair au « système », les révélation­s que comporte l’ouvrage risquent de lui valoir quelques inimitiés. Elle s’y est préparée. Mais elle reste pessimiste quant à la possibilit­é de réelles avancées. Le silence auquel elle s’est sans cesse heurtée lui laisse aujourd’hui un goût amer. Pourtant, elle s’attendait à celui du ministère de la Justice et, ouvrant Le Parisien, elle balaie du revers de la main l’interview de Christiane Taubira affichant ce jour-là sa volonté d’améliorer « la justice du quotidien, celle qui touche les plus vulnérable­s : endettemen­t, divorce, tutelle […] » .

2 En revanche, l’indifféren­ce des associatio­ns féministes qui ne lui ont même pas répondu la surprend davantage. Que la plupart des victimes ayant accepté de se confier soient des femmes aurait pourtant dû les alerter. « Non seulement les femmes vivent plus longtemps que les hommes, mais leur condition rajoute à cette vulnérabil­ité propre aux personnes âgées. Certaines ont perdu leur mari, d’autres ont connu un licencieme­nt économique ou n’ont pas eu d’enfants… », explique la journalist­e. Alors pourquoi leur sort n’interpelle-t-il personne, pas même les organismes supposés s’y intéresser ? « Elles n’ont plus l’âge pour être des femmes. Ce ne sont plus que des personnes âgées », croit comprendre Valérie Labrousse. Quoi qu’il en soit, cette fin de non-recevoir en dit long sur le regard porté sur les vieux. « Au lieu d’être considérés comme des sages respectés et protégés, on trouve qu’ils sont moches et qu’ils coûtent cher à la société. Aujourd’hui, ils ne sont rien d’autre qu’une matière à recycler ou à éliminer. » Et si on se regardait un peu en face ?

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 ??  ?? Les Dépossédés. Enquête sur la mafia des tutelles, de Valérie Labrousse. Éd. du Moment, 260 p., 19,95 euros.
Les Dépossédés. Enquête sur la mafia des tutelles, de Valérie Labrousse. Éd. du Moment, 260 p., 19,95 euros.

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