Vierges pas si saintes
Depuis la libération sexuelle, la virginité a perdu son sens premier, celui d’assurer la filiation. Causette a rencontré Yvonne Knibiehler, historienne et auteure de La Virginité féminine *.
Causette : Qu’appelle-t-on la virginité ?
Yvonne Knibiehler : On peut confronter trois définitions : anatomique, psychologique et symbolique. La femme est vierge anatomiquement tant que son hymen est intact, sauf qu’il y a une définition psychologique de la virginité : on peut être vierge anatomiquement et avoir une expérience de la jouissance sexuelle. Des sages-femmes voient de plus en plus de filles vierges demander une IVG [voir page 54, ndlr]… Eh oui, les spermatozoïdes savent se faufiler partout. Dans ce cas, qu’est-ce donc que la virginité psychologique ? Une fille qui ignore tout ou une fille qui n’ignore rien, mais qui a toujours son petit hymen ? La virginité est aussi symbolique : on parle d’une forêt vierge, d’une terre vierge, de neiges vierges. Dans ce cas, ça veut dire que ça peut encore être révélé et donner des émotions de découverte.
Quelle place la virginité a-t-elle occupée jusqu’à présent ?
Y. K. : Jusqu’à la libération sexuelle, dans les années 60-70, la virginité était censée préserver la fille de tout contact pour assurer l’authenticité de la filiation. C’est le fondement du
mariage : on donne une fille vierge à un homme pour qu’il soit sûr d’être le père des enfants qu’elle mettra au monde. C’est vrai en tout cas dans le monde occidental et dans l’islam. Cette forme de virginité protégeant la filiation a été rendue obsolète par la contraception, d’une part, et par l’existence de tests ADN, d’autre part. Et tout ça a supprimé la virginité comme témoin biologique et comme valeur « morale ».
Donc, la virginité a perdu de son sens originel quand les filles ont découvert que la sexualité pouvait n’être qu’un plaisir, au-delà de la procréation ? Y. K. :
Auparavant, c’était la mission des prostituées de dissocier les deux. Que ce soit mis à la portée de toutes les femmes, c’est là la grande coupure. Une révolution dans les moeurs qui a changé notre rapport à la virginité.
Au point d’entraîner des clivages sociaux ? Y. K. :
Bien sûr ! Chez les monothéistes intégristes à tout le moins. Ça a créé une différence, une tension. Toutefois, le christianisme et l’islam ont deux positions très différentes. L’église a toujours considéré la virginité comme une valeur morale : une fille qui est violée reste moralement vierge. Dans l’islam, non : celle qui a perdu son hymen a été souillée, elle a perdu toute valeur.
La France est un état laïque depuis le début du xxe siècle. Pourquoi n’avons-nous pas laissé tomber ces traditions religieuses plus tôt ? Y. K. :
Avant, la domination masculine reposait essentiellement sur l’innocence des filles, leur virginité, leur ignorance de l’amour. Pour les laïques comme pour les religieux. C’est une question de machisme. La première raison d’exiger la virginité des filles, c’est la filiation. Mais la seconde raison, c’est la volonté de dominer. Un homme qui épouse une fille vierge espère lui révéler le plaisir de la chair ; ainsi, il la rendra amoureuse et elle lui sera fidèle… Du moins, c’est ce qu’il espère.
Entre les bals de pureté aux États-Unis (voir page 59) et le mouvement No Sex, on se demande si on n’assiste pas à un retour en grâce de la virginité ? Y. K. :
Socialement parlant, en Europe occidentale, ça ne se voit pas. Mais, aux États-Unis, où les gens s’expriment bruyamment, oui. Il y a des manifestations en faveur d’un retour à la virginité. En général, l’argument massue c’est : « Je veux être libre, je ne veux pas céder comme tout le monde à la chair. La sexualité est une puissance redoutable, je montre que je sais m’en protéger. » Les femmes ne se réservent pas pour l’homme, elles se réservent pour elles- mêmes. Dans ce cas, la virginité exprime la liberté et même une expression du féminisme.
Le concile Vatican II a rétabli un ancien rituel de « virginité consacrée ». Vous pouvez nous en dire plus ? Y. K.
: Dès le ie siècle, l’Église catholique permet aux femmes de refuser le mariage et l’enfantement. Beaucoup se précipitent sur cette liberté qui leur permet de renier la puissance du père et celle d’un mari. Vierges consacrées par l’Église, elles se regroupent pour prier et vivre en communauté. Les premières chrétiennes considèrent alors la virginité comme une libération. Petit à petit, l’Église a imposé à ses vierges de vivre ensemble enfermées dans un cloître. La virginité consacrée est devenue voeu monastique. Le concile Vatican II [1962-1965, ndlr] a restauré la possibilité initiale pour une fille seule de déclarer à l’évêque qu’elle veut rester vierge, mais sans être obligée d’entrer au couvent.
Quel est l’intérêt aujourd’hui ? Y. K. :
Déflorer C’est arracher à la pucelle sa petite fleur. Pourquoi ce vocabulaire botanique ? Étymologiquement, la fleur est la meilleure partie de toute chose…
Ces vierges consacrées font reconnaître leur liberté individuelle en étant dévouée au Christ, mais avec une vie « normale ». Il y en a une, par exemple, qui est danseuse à l’opéra. Celles qui se cloîtrent perdent leur liberté individuelle. Il y a un féminisme chrétien : le chrétien le plus proche de Dieu, c’est Marie, une femme, une fille vierge (voir page 58).
La virginité est-elle l’apanage des femmes ? Y. K. :
Non, l’hymen n’est pas l’apanage de la virginité ni du féminin, puisqu’il peut se déchirer lors d’une activité intense par exemple, mais c’est ainsi que les hommes le veulent, l’imaginent. C’est comme ça que s’est construit le fantasme masculin.
C’est fréquent, ce fantasme ? Y. K. :
Non, il est moins général depuis la libération sexuelle : un jeune homme ne demande plus à une jeune femme si elle est vierge. C’est démodé, ridicule, et puis elle pourrait lui répondre : « Et toi ? » Autrefois, un homme qui voulait juste une passade s’adressait à une prostituée. Aujourd’hui, s’il veut une histoire d’un soir, il ne va pas s’encombrer d’une vierge. Et la réciproque est vraie !