Je te survivrai
Convaincus que le monde actuel est au bord de l’effondrement, les “survivalistes” se préparent méthodiquement à affronter le pire. “Causette” a passé quelques jours dans un refuge perdu au fin fond de la Dordogne, chez l’une d’eux. Jessie Colline est une
Mon mari et moi, nous avons deux armes identiques », annonce d’emblée Jessie en se dirigeant vers le coffre-fort. Elle me tend un revolver. « C’est un Glock 17 », précise-t-elle. On dirait un jouet. « Je sais que c’est le sujet tape-à-l’oeil qui intéresse tout le monde chez les survivalistes, alors voilà. On s’entraîne tous les mois, mais, aujourd’hui, c’est plus une corvée qu’autre chose. » Sujet classé. Jessie est cash. On n’en parlera plus. Jessie, 32 ans, a de longs cheveux noirs et lisses qu’elle laisse libres. Vêtue simplement, sweat noir, jeans et chaussures de randonnée pour affronter la boue, elle se déplace avec aisance et dégage une certaine assurance. Lorsqu’elle a choisi son lieu d’habitation, il y a quelques années, elle a dessiné, sur une carte, des cercles avec un compas autour des centrales nucléaires. « En comptant 100 kilomètres autour de chaque centrale, il ne reste déjà plus beaucoup d’endroits où habiter » , se moque-t-elle, consciente de la radicalité de son propos. Assise sous le porche, devant la maison, elle regarde les enfants, Alice 2, 9 ans, et Noé 2, 8 ans, se chamailler joyeusement dans le jardin. « Dans les zones qui restaient, on a cherché des endroits peu dégradés écologiquement, avec des forêts, peu de grandes cultures, pas d’usine chimique. On a aussi surveillé les antennes-relais et vérifié que le hameau fonctionnait en autonomie avant 1900, donc qu’il y a une source. On ne voulait pas s’isoler totalement pour ne pas être une cible facile en cas d’attaque. » Elle a exigé que son adresse ne soit pas révélée. Ce qui frappe le plus chez Jessie, c’est son calme. La fragilité de nos sociétés modernes lui a sauté au visage lors de la crise
économique mondiale de 2008. Depuis, elle est allée vers le survivalisme, même si elle se méfie du terme : « Je n’appartiens à aucun groupe, je me prépare simplement à des ruptures de normalité. » Elle s’est intéressée aux rapports sur le « pic pétrolier » et dévore les études : économie, écologie, sciences. « J’ai abouti à l’idée qu’on allait vers des désordres sociaux assez importants », conclut-elle. Elle n’a pas de date en tête, mais elle sait que ça va arriver. Sans compter le pic de toutes les autres ressources et, surtout, l’explosion démographique. « C’est le premier facteur destructeur de l’environnement. Il faudrait peutêtre qu’on régule notre démographie. Mais personne ne se pose la question. » Pour rire, je lui demande un pronostic. Elle hésite un instant puis, pour rire aussi, elle se lance : explosion de l’Europe, création monétaire massive, hyperinflation. L’économie s’effondrera avant l’écologie. Puis elle conclut, simplement : « Moi, je fais juste la démarche d’anticiper. »
La base autonome durable pour tous
Craint-elle de se tromper ? « Oui ! Je remets très facilement mes opinions en question. D’ailleurs, j’ai déjà remis en question cette civilisation et je pourrais tout à fait le refaire si j’avais de nouvelles données. » Elle me fixe, goguenarde : « Et puis des extraterrestres peuvent aussi débarquer pour nous sauver, ce n’est pas exclu ! Mais est-ce qu’il faut compter dessus ? » Jessie est aussi pessimiste que joyeuse mais, pour elle, ce n’est pas contradictoire. « Je vis ma vie au jour le jour. Personne ne sait jamais ce qui va lui arriver dans l’heure qui suit. On doit juste prendre plaisir à chaque instant, c’est ça, la base. » Avisée, elle rappelle que tout naît et tout meurt, les civilisations aussi, et que ce n’est pas forcément négatif : « Ce qui va s’effondrer, finalement, ce n’est qu’un mode de vie nocif. Non durable. Un nouvel équilibre va se mettre en place. La vie sera toujours là. » Vu comme ça, effectivement… La petite maison de la famille se situe en bout de hameau, à l’orée des bois. Le papa, Christian 2, est en déplacement pour quelques semaines, comme souvent – travail oblige. Lors- qu’elle parle de lui, Jessie dit « mon époux ». « Au départ, il n’était pas conscient des problèmes. C’est venu assez naturellement. En lui expliquant les choses, il a fait son chemin. » Ils se sont mariés il y a dix ans, ont fait construire ici il y en a quatre, puis ont emménagé. Auparavant, Jessie vivait dans une petite ville de province. Elle n’avait jamais habité à la campagne. « Nous voulions avoir notre “base autonome durable” [BAD] », m’expliquet-elle. Selon Piero San Giorgio, auteur de Survivre à l’effondrement économique, « la BAD sécurise les sept besoins primaires que sont l’eau, la nourriture, l’hygiène et la santé, l’énergie, la connaissance, la défense et, enfin, le lien social ». La maison possède donc potager, verger, basse-cour, une vache et bientôt des ruches. Sans compter le poney. Une réserve d’eau de pluie et une pompe manuelle ont été installées. À l’intérieur, un poêle à bois ronronne, et les toilettes sont sèches. Il y a même une télé. « Quant à l’autonomie alimentaire, c’est le plus difficile à atteindre, mais on y travaille. » En attendant, le garde-manger est plein. L’électricité, en revanche, n’est pas « sécurisée ». C’est un choix : « On est en bout de ligne EDF. Si ça coupe, on fera sans. » Pour Jessie, le courant n’est pas essentiel : « J’ai juste une radio à manivelle parce que l’information, ça, c’est vital. » Le matin, il faut nourrir les animaux, leur donner de l’eau, faire la traite, amener les enfants à l’école, cuire le pain et réaliser les diverses préparations. « Vivre en autonomie suppose un travail culinaire assez énorme, qui oblige à passer une bonne partie du temps en cuisine pour préparer ce qui est produit. » Jessie n’idéalise pas le passé : « Je sais très bien à quel point c’était difficile physiquement autrefois. Alors je profite de tout le confort que je peux avoir. » C’est pour cette raison que la famille n’a pas opté pour l’autarcie totale et que Christian passe la semaine dans l’« autre » monde, où il gagne – bien – sa vie. « Il n’est pas autonome à temps plein », rigole-t-elle. Pourtant, elle se défend d’être dans un schéma de couple traditionnel : « Mon époux travaille, je suis à la maison, c’est un fait. Mais ça pourrait être l’inverse, je ne vois pas de déséquilibre. » D’ailleurs, c’est elle
qui fait le bricolage et lui la vaisselle. « C’est à chacun de s’inventer », assume-t-elle. Alice et Noé sont scolarisés normalement et le couple mène une vie tranquille. Il possède même deux grosses voitures – allemandes –, dont Jessie concède qu’elles ne sont pas très cohérentes avec ses idées : « Mon époux adore les voitures ! Et on a des loisirs, comme tout le monde ! Nous sommes insérés dans la société, nous savons juste qu’elle n’est pas durable. Que demain il peut ne plus y avoir d’approvisionnement, que les banques peuvent fermer. Qu’on peut se retrouver à devoir se débrouiller localement. »
La fofolle du coin
Les relations de voisinage sont bonnes, mais Jessie ne cache pas qu’on la prend parfois pour la fofolle du coin. « Les personnes âgées sont contentes d’avoir des jeunes qui ont une conscience de la terre. » Certains lui prêtent leur pré ou lui donnent des fruits. Mais pour les idées, ça ne passe pas. « Les gens ont du mal à aborder la perspective d’un effondrement, soupire Jessie, ils sentent bien que certaines choses ne vont pas pouvoir tenir, mais ils ne percutent pas. Alors tu laisses tomber. » Heureusement, ils ont tous des potagers, alors ils sont déjà un peu survivalistes, s’amuse-t-elle. Pour vivre en autonomie, la connaissance de l’agriculture est la clé. Tandis qu’elle inspecte le grand potager fané par l’automne, elle évoque à regret ses années d’études agricoles : « C’était de l’agriculture industrielle, j’y ai appris tout ce qu’il ne faut pas faire. » Depuis, elle s’efforce de cultiver en totale autonomie, c’est-à-dire sans intrants (engrais et autres fongicides qui ne seraient plus disponibles en cas de crise). « C’est très difficile, je suis au-delà du bio, dans l’agriculture naturelle. » Les ravageurs (insectes, rongeurs, etc.) ne lui laissent aucun répit. « J’ai fait des tests de cultures de céréales, c’est un travail considérable. » Il faut au moins cinq ans pour apprendre la permaculture 3, et Jessie se tient au courant de tout ce qui se fait en agronomie : « C’est un mélange entre choses anciennes et nouvelles. Nous avons perdu énormément de connaissances qu’il va falloir se réapproprier. » Jessie améliore également sa connaissance des plantes sauvages. « Il y a beaucoup de choses à manger dans la nature et on ne le sait pas forcément. À partir du moment où on connaît son environnement et qu’on est capable de vivre avec, on n’a plus besoin de superflu », résume-t-elle. Son armoire à pharmacie est aussi dans la nature : « Lierre terrestre pour la toux, reinedes-prés pour les maux de tête. La racine de violette est un vomitif, l’achillée mille-feuille, un désinfectant. » Et pour les gros pépins de santé ? « Là où la médecine moderne est essentielle, j’aurai un souci, reconnaît-elle. Et sans elle, ce sera la mort. » D’ailleurs, un ange passe. Et le bonheur, dans tout ça ? « Je suis très heureuse ! s’exclame-t-elle, parce que je suis en accord avec moi-même ! Je suis toujours mes idées, et ça, pour moi, c’est l’essentiel. » Elle m’avoue pourtant qu’elle se sent parfois isolée : « Mais ce n’est pas lié à mes idées. Dans la société actuelle, on se sent tous isolés. On cherche tous une forme de sens à sa vie. Je ne suis pas à part de ce point de vue-là. » Plus tard, Jessie et sa famille iront peut-être vivre en Nouvelle-Zélande. Presque huit fois moins densément peuplé que la France, le pays est loin de toute centrale nucléaire, son environnement est relativement préservé, et les mentalités plus écologistes. Quant à la question de savoir si elle se sent prête, au cas où la rupture de normalité tant redoutée surviendrait, elle hausse les épaules, remet ses longs cheveux noirs en place et lâche : « On fera comme on pourra. »