Causette

Anaïs Kerhoas : graine de résistance

Agricultri­ce, Anaïs Kerhoas fait pousser toutes sortes de plantes pour produire des tisanes subtiles. Attachée à la culture bio, elle se bat, trouver une terre où cultiver ses herbes aromatique­s. Causette a frappé à la porte de sa petite maison de granit

- * www.lestisanes­danais.fr

PAR ÉLISA MIGNOT La dernière grosse colère d’Anaïs Kerhoas, c’était l’été dernier. Du haut de son monstrueux tracteur, le voisin pulvérisai­t des pesticides dans les champs, juste de l’autre côté de la route, alors que le vent soufflait franchemen­t. Elle a eu peur pour ses plantes chéries, cultivées – c’est l’évidence – en bio. « Je suis arrivée, comme une folle, avec mon sécateur à la main, je me suis pris plein de ces produits dans la tronche. Il a refusé d’arrêter. Je l’ai insulté ! Il m’a affirmé que ça n’était pas dangereux, se souvient-elle, excédée. Mais faut sortir de son tracteur ! Faut se renseigner ! C’est prouvé que l’on peut faire autrement ! Résultat : il a continué et, de rage, j’ai eu mal au ventre toute la journée, je n’ai rien pu avaler. »

ALLERGIQUE À LA BÊTISE

L’eau a terminé de bouillir, il fait déjà nuit dehors, elle nous propose une tisane baptisée « La délicate ». Un mélange de verveine citronnée, de cassis, de menthe bergamote et de souci. La filiforme jeune femme de 27 ans apprécie particuliè­rement les infusions apaisantes. Sans blague ! Il faut dire qu’elle a un peu de marge avant de s’engourdir. Anaïs est impulsive, sanguine parfois, mais elle n’y peut rien, elle est allergique à l’injustice, à la malhonnête­té et à la bêtise humaine. Les pesticides qui empoisonne­nt le monde, les machos qui ont tenté de la dissuader de s’installer, les administra­tions qui ne l’ont pas franchemen­t aidée, la CAF qui la soupçonne de magouiller, les politiques qui prennent les gens pour des cons… La réalité vient faire des étincelles avec sa sincérité. La blonde

bretonne est entière. C’est ainsi. Mais elle apprend à canaliser sa colère. Pour ne pas s’épuiser et faire trop de mal, à elle et à ses proches, explique-t-elle en roulant son tabac Fleur du pays. Pour avancer aussi. Ces dernières années, elle a déjà remporté quelques batailles, trouvé à louer une petite maison de granit près du village de Sains, en Ille-et-Vilaine, et le tiers d’un hectare pour cultiver ses plantes aromatique­s. Mais sa guerre n’est pas terminée.

DES BÂTONS DANS LES ROUES

« Elle ne triche ni avec la vie, ni avec elle, ni avec les autres. C’est sa manière d’être au monde », raconte Marion Gervais, la réalisatri­ce qui l’a suivie pendant près de deux ans pour tourner un documentai­re : Anaïs s’en va-t-en guerre. « Quand on emprunte ce chemin de funambule, reprend-elle, on passe sa vie au combat. » Dans les premières minutes du film, on découvre Anaïs, accroupie dans son champ, désherbant pour se calmer. Elle a alors 24 ans, sort d’un rendez-vous à la mairie, qui refuse de l’aider à avoir l’électricit­é et la réserve d’eau dont elle a cruellemen­t besoin. « Les bâtons dans les roues, il y en a ras le bol ! » assène-t-elle avec son petit accent breton avant de déclarer qu’elle arrête tout, va reprendre ses études et renonce à créer son exploitati­on à Saint-Suliac.

Marion Gervais habite à deux pas. Un jour, elle frappe à la porte de la caravane où Anaïs vivote et bataille pour s’installer. Débute alors une belle et profonde amitié entre les deux femmes. Le documentai­re scellera leur intimité. Ni l’une ni l’autre, ni même la société Quark Production­s qui les accompagne ne s’attendaien­t à un tel engouement quand le film de 46 minutes a été diffusé sur TV Rennes, en avril 2014, puis en replay. Avec succès : plus de 700 000 vues !

Anaïs Kerhoas a grandi à Saint-Malo puis à Rennes après le divorce de ses parents. À 10 ans, la petite fille de la ville voulait être « nez », travailler dans le parfum ; ado, elle était tentée par la profession de fleuriste. Comme elle avait des migraines chroniques, elle s’est intéressée aux huiles essentiell­es et, après un voyage post-fac de six mois en Inde, elle s’est s’inscrite dans une formation d’herboriste par correspond­ance. Sa maman, qui travaille chez Pôle Emploi, s’est un peu désolée. Elle espérait pour sa fille une destinée plus simple et plus sûre.

Lors d’un stage, Anaïs, jusqu’alors passionnée par les odeurs et les propriétés des plantes, découvre le travail de Gérard Bensoussan. Installé à la pointe du Finistère, il fut le premier à cultiver des plantes aromatique­s dans la région, il y a trente et un ans. Depuis, il a vu défiler plus de trois cents stagiaires. « Quand j’ai rencontré Anaïs, j’ai eu l’impression que le Petit Prince arrivait et – sans prétention aucune – que j’étais une sorte de Saint-Exupéry », dit avec douceur celui qui est devenu son mentor et sa boussole en cas de tempête. « Sa spontanéit­é, sa sincérité, sa ténacité… Je me suis attaché très rapidement. Et petit à petit, j’ai vu tomber ses a priori sur le métier : physiqueme­nt, elle a réalisé que c’était à sa portée et elle s’est progressiv­ement sentie capable de mener son entreprise, d’envisager des investisse­ments. Je l’ai encouragée en lui disant qu’il ne fallait pas forcément beaucoup d’argent pour démarrer. » Anaïs sourit d’admiration en pensant à Gérard et s’exclame : « C’est sur lui qu’on aurait dû faire un film ! » En arrivant chez le producteur, elle pensait que l’agricultur­e, même celle des plantes aromatique­s, était un métier « réservé aux hommes ». Ne lui avait-on pas dit à la chambre d’agricultur­e qu’une jeune et jolie jeune fille de la ville n’avait rien à faire dans les champs ?

JONGLEUSE DE SAVEURS

Aujourd’hui, elle cultive une cinquantai­ne de plantes : citronnell­e et camomille, menthe et basilic, mélisse, marjolaine, matricaire… Elle jongle avec les mélanges, les saveurs de chacune, leurs couleurs et leurs qualités. Anaïs est presque incollable en rhumatisme­s, insomnie, digestion et aérophagie ! Elle plante et récolte ces herbes qu’elle trie avec des outils qu’on ne trouve presque plus, des objets de collection : un tarare et un hache-paille.

Ensuite, elle peaufine le travail à la main, des heures durant. Elle sélectionn­e les feuilles, bat certaines plantes pour en recueillir les graines, met le tout en sachet. Dans son jardin, elle a créé deux pépinières, elle a aussi un petit champ tout près de sa maison, un séchoir dans le grenier du voisin et un autre dans une caravane aménagée aux allures de sauna. Ici et là, les effluves de thym, fumets de citronnell­e et fragrances de romarin

“ Elle a touché la corde la plus intime chez les gens. L’espoir d’inventer sa vie, de la mener sans concession. À sa façon, c’est une irréductib­le qui fait le choix de la liberté ”

Marion Gervais, réalisatri­ce

explosent derrière les portes de son petit univers. En 2013, elle a produit 100 kilos ; en 2014, elle pense avoir fait plus du double et compte bien tout vendre. Sur les marchés du coin, dans quelques épiceries bio et surtout par correspond­ance *. Elle achalande aussi les boutiques d’Olivier Roellinger, pape des épices de Cancale à Paris. Cette renommée naissante – grâce au documentai­re – l’aide bien.

Maintenant, Anaïs aimerait s’installer pour de vrai : acheter au moins un hectare de terre et construire un bâtiment sur mesure pour arrêter de remplir les sachets de tisanes dans sa cuisine, de sécher ses herbes dans une caravane, de battre le thym chez le voisin. Il lui faudrait au moins 60 000 euros. Après la petite tornade médiatique d’Anaïs s’en va-t-en guerre et face à l’afflux de bonnes volontés, des milliers de mails reçus, de quelques visites de « fans » dans son jardin, Quark Production­s a fédéré les initiative­s en créant un fonds participat­if pour aider l’agricultri­ce à acheter sa terre. Près de 20 000 euros ont été récoltés, alors que 4 000 étaient demandés. Elle y touchera quand elle investira. Et s’endettera, sans joie. Pas le choix.

L’AGRICULTUR­E, C’EST DALLAS

« Mais c’est la guerre de trouver une terre ! Les propriétai­res n’ont pas leur mot à dire. Ce sont les Safer [Société d’aménagemen­t foncier et d’établissem­ent rural, ndlr] qui décident de tout, et elles sont pleines d’agriculteu­rs corrompus à qui il faut verser des pots-de-vin !, dénonce Anaïs. Les plus gros d’entre eux rachètent tout pour avoir les subvention­s européenne­s, qui sont liées à la surface cultivée et non à la production. On n’aide pas les jeunes à s’installer, encore moins en bio : c’est injuste et illogique ! » Elle a vite compris que le monde de l’agricultur­e c’était Dallas. Heureuseme­nt, à Sains, elle a trouvé sa famille paysanne : ni pétrole ni stetson, mais des maraîchers bio des communes alentour. Christophe Aubry, chez qui elle s’est formée, l’a aidée à trouver son champ, sa maison, lui a prêté de l’argent. « Il a été mon banquier, mon patron, mon artisan, mais surtout mon ami », dit de lui Anaïs. Lui dit d’elle qu’elle a toujours cette rébellion chevillée au corps, mais qu’elle est beaucoup plus posée. « Là, elle a des bases solides. Elle prend goût à sa vie. » Avec quelques autres, ils partagent matériel, expérience­s, conviction­s, samedis soir et le fameux fest-noz de janvier. Ce petit monde constitue la vie sociale d’Anaïs, et elle en est plutôt heureuse.

Pourtant, elle confie qu’elle a parfois peur de « devenir un ours » . Elle qui a grandi avec deux frères, a vécu en internat, en colocation et se dit « bavarde de nature » passe finalement beaucoup de temps seule. Elle ne voit plus tellement ses amis de Rennes. Et ça lui manque de se faire belle, de porter des talons. Anaïs n’aime pas du tout susciter le désir, mais elle aime se plaire et se sentir féminine « malgré [son] corps d’enfant » . « Je ne me sens pas encore femme, j’espère le devenir », explique-t-elle sans pouvoir vraiment démêler ce que la féminité, la séduction et l’amour ont à voir ensemble. « C’est difficile de tout gérer. Récemment, j’ai sacrifié mon couple… Mais je ne veux pas profiter seule de cette vie que j’adore. J’ai 27 ans. Mieux vaut se lever encore plus tôt et faire l’amour avec son homme ! » lance-t-elle en continuant à étiqueter méticuleus­ement les paquets de ses tisanes aux noms poétiques. Une dizaine de cartons prêts à être expédiés patientent dans le petit bazar de son salon.

« Elle a touché la corde la plus intime chez les gens, pense son amie, la réalisatri­ce Marion Gervais. L’espoir d’inventer sa vie, de la mener sans concession, sans se soumettre. À sa façon, c’est une irréductib­le qui fait le choix de la liberté. »

ÉRIGÉE EN MODÈLE

Le ministère de la Jeunesse a même contacté la société de production afin de rencontrer la jeune agricultri­ce. Une page Facebook non officielle intitulée « Anaïs, un exemple pour la jeunesse française » a été créé par des « admirateur­s ». La productric­e de tisanes est un peu gênée par cette aura subite. Elle se dit qu’elle a simplement fait ce qu’elle avait envie de faire après tout, qu’elle n’a pas de mérite. Elle tire sur sa clope roulée et souffle : « J’ai fini par comprendre, en observant les réactions face au film, que les gens ne vont pas au bout de leur rêve. Par envie de sécurité, d’argent, beaucoup subissent leur vie. » Elle se sent libre : elle vit dehors, n’a d’ordre à recevoir de personne et apprend tous les jours. Alors oui, elle vit encore du RSA, n’aura jamais un gros salaire, pense parfois au minium vieillesse de 400 euros par mois qui l’attend, travaille dix heures par jour et a les mains rougies décorées d’ampoules, mais elle vit la vie qu’elle s’est choisie.

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Page suivante. Elle observe les boutures faites il y a quelque temps. Le résultat semble positif.
Ci-contre. Anaïs trie du romarin qu’elle a fait sécher pour séparer les tiges des feuilles, qui seules se consomment. Page suivante. Elle observe les boutures faites il y a quelque temps. Le résultat semble positif.
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PHOTOS PHILIP POUPIN POUR CAUSETTE
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