La piqûre d’amour
Causette a décidé de poser un micro dans une consultation de sexologie d’un hôpital public, avec l’autorisation des patients. Un poste d’observation de la vie sexuelle ordinaire. Petites misères, grandes questions, peurs et mauvaises habitudes de gens com
Il n’y a pas vraiment de salle d’attente pour la consultation de sexologie, juste quelques sièges le long d’un couloir. Un couple est arrivé très en avance. La soixantaine bien sonnée, propres sur eux, mais sans effort vestimentaire. Le style profs à la retraite. Ils se sont assis côte à côte. Dans le silence un peu tendu où tout le monde attend son tour planqué derrière un vieux 20 Minutes, on les entend papoter gaiement à mi-voix. La femme se tient affectueusement penchée vers son compagnon, elle a l’air de lui raconter un tas de petites choses amusantes et ça le fait souvent rire. Malgré leur âge et leur absence de glamour, ils ne ressemblent pas à un vieux couple usé en proie à la misère sexuelle. Peut-être aussi qu’ils essaient de déjouer l’angoisse du rendez-vous imminent.
Au bout d’une heure, la sexologue les fait rentrer. Grand sourire affable. Elle les suit depuis plusieurs mois et démarre tout de suite en faisant le point : « Alors, quoi de neuf depuis la dernière fois ? » Le monsieur s’exprime avec une rondeur bourgeoise : « J’ai pris le Cialis 5 mg que vous m’aviez prescrit pour tous les jours, mais je crois qu’il faudrait passer au 20 mg parce que, là, l’effet est proche de zéro. »
Le Cialis est un médicament d’aide à l’érection de la même famille que le Viagra. La sexologue acquiesce : « Oui, ça ne marche pas sur tout le monde. Mais dites-moi comment ça se passait. C’était quoi la fréquence de vos relations sexuelles ? » Cette fois, c’est la dame qui répond : « Deux à trois fois par semaine. » Son mari tempère : « Disons plutôt deux. Et ça ne se passe pas toujours de manière très satisfaisante dans la mesure où j’ai toujours mon problème de dureté de l’érection. » On apprendra plus tard que ce monsieur ventripotent et dégarni a fait carrière comme inspecteur d’académie ; il a dû en garder cette manière un peu formelle d’exprimer ses difficultés intimes.
« Mais est-ce que ça vous arrive d’avoir une érection suffisamment dure pour une pénétration ? » Après un long silence, le couple répond en choeur : pas vraiment. « Et ce n’est pas seulement une question de dureté, continue la femme, c’est aussi une question de durée. En fait, ça reste toujours en cours de montée. Il y a bien pénétration, mais avec quelque chose de mou. Mon ressenti, c’est que… c’est à peine un effleurement. » Cela ne sonne pas comme un reproche ou une moquerie. Elle n’a pas d’amertume dans la voix, seulement du calme et beaucoup de franchise. Comme si elle était suffisamment complice avec son mari pour oser la vérité toute crue.
« La dernière fois que je vous ai vu, vous m’aviez dit que vous éjaculiez rarement, estce que ça va mieux ? » Le patient explique qu’il en est toujours à peu près au même stade, mais encore une fois son épouse est plus cash : « Toi, tu te souviens d’une éjaculation depuis la dernière fois qu’on est venus ? Moi, non. » Le ton définitif pourrait blesser, mais on dirait plutôt qu’elle l’encourage à mener la démarche honnêtement, sans se raconter d’histoires.
« Est-ce que vous ressentez du plaisir, monsieur ? – Bien sûr, on a des activités sexuelles assez longues, c’est agréable, on prend le temps… » L’exposé de ses sensations le met vite mal à l’aise, il hésite, chevrote, et sa femme poursuit. D’une traite. Comme si elle balançait enfin ce qu’elle avait envie de dire depuis le début : « Disons qu’il cherche à me faire plaisir, à aller jusqu’à ce que moi j’aie une montée importante de plaisir. Je crois qu’il ne peut pas aller plus loin s’il n’a pas ressenti de ma part quelque chose de puissant, une réelle prise de plaisir. Et c’est vrai que moi je peux y trouver satisfaction. » Elle marque une pause comme pour prendre son élan : « Mais je n’arrive pas à avoir de plaisir intense lorsqu’il me pénètre. »
Gros silence, raclements de gorge et craquements de chaises sous les corps qui se tortillent. La docteure dissipe la gêne en reformulant : « Ce que vous me dites, madame, c’est que vous avez du plaisir à une communication érotique qui est faite plus de masturbation, de caresses, de sexe oral ; que cela fonctionne plutôt bien pour vous, mais que par contre, en ce qui concerne la pénétration, il n’y a pas de satisfaction. Pour vous non plus d’ailleurs, monsieur ? – Non, à cause du manque de dureté du sexe. Même quand j’essaie le Cialis 20 mg. »
L’épouse enchaîne : « Je pense qu’on a du désir et qu’on prend tous les deux du plaisir dans nos caresses, sinon, on ne le ferait pas si souvent. On est capables d’éprouver plein de sensations diverses et variées, mais j’ai l’impression que moi, j’y trouve mon compte et pas lui. Et ça me gêne, parce que c’est important pour moi de savoir qu’il est satisfait. »
Elle a l’air émue. C’est une femme un peu forte, sans maquillage et qui garde ses cheveux blancs. Une femme qui ne
lutte pas contre le temps et semble se ficher des canons esthétiques en vigueur, mais qui se soucie de son corps, de son sexe, de son couple.
« Vous avez une complicité érotique qui fonctionne remarquablement bien, explique la docteure, vous semblez assez tranquilles l’un avec l’autre sur beaucoup de points. Vous n’avez qu’un seul facteur limitatif qui vous empêche d’être confortable, c’est cette érection qui n’est plus fonctionnelle. Il est évident qu’il y a beaucoup de médicaments qui entrent en ligne de compte avec votre diabète, et un peu l’âge aussi. Si le Cialis ne marche pas bien, j’ai envie de vous demander si on pourrait envisager de passer aux injections intracaverneuses. » Le monsieur s’étrangle : « Certainement pas, je suis contre les piqûres, rien que d’en parler, je me sens mal… – Attendez, c’est quasiment indolore, vous savez, l’injection intracaverneuse. En plus, il y a un nouveau système qui va bientôt sortir, où il n’y aura même plus d’aiguille, il faudra juste se mettre un truc au bout du pénis. – Si c’est sur le bout, ça pourrait à la rigueur me convenir, mais sur le corps de la verge, ce n’est même pas la peine d’y penser ! – Ça se pratique juste à la base du pénis, c’est comme un petit embout, on appuie dessus et y a même pas à enfoncer. C’est la même chose que les aiguilles des diabétiques. »
Le patient objecte que ça n’a rien à voir avec la douleur, que l’idée lui fait tout simplement horreur, mais la sexologue ne lâche pas : « Je ne suis pas là pour vendre les injections intracaverneuses, mais franchement, au point où on en est, je ne pourrai pas vous apporter beaucoup plus. Vous avez vous-mêmes beaucoup d’outils, vous êtes très riches ensemble sexuellement. Pour partager une sexualité qui vous comble, il vous manque juste un pénis dur et puissant qui fonctionne. Là, vous vous piquez dix minutes avant le rapport sexuel, et la prostaglandine provoque automatiquement une érection qui dure plus d’une demi-heure. Ce serait vraiment dommage de ne pas surmonter votre phobie. Ça vous changerait la vie à tous les deux. Le plaisir pour vous serait démultiplié. Et vous êtes assez complices tous les deux pour que les piqûres avant les rapports ne soient pas un moment gênant. » Le monsieur capitule. Il n’en a pas du tout envie, mais il veut bien se forcer à essayer. Sa femme joue la douceur et l’encourage : « Tu as bien réussi à te piquer pour ton diabète ! – Oui, mais j’ai mis beaucoup de temps ! – C’est pas grave, on a le temps, tu mettras le temps qu’il faut. Et puis, je peux t’aider à les faire. »
“Vous vous piquez dix minutes avant le rapport sexuel, et ça provoque une érection qui dure plus d’une demi-heure. Ça vous changerait la vie à tous les deux”