Des tubes et des pubs
On ne vous apprend rien, la révolution numérique a laissé l’industrie du disque sur le carreau. Pourtant, depuis le début des années 2000, certains artistes, parfois inconnus du grand public, parviennent à tirer leur épingle du jeu. Comment ? Grâce à la synchronisation, c’est-à-dire à l’illustration musicale. L’art de placer une musique dans un jeu vidéo, une série télé, un film et surtout une publicité. Les marques l’ont bien compris : une chanson percutante, et hop ! le banal prêt à la consommation de La Poste devient léger comme un papillon ( Island in the Sun, Weezer) ; au volant d’une Fiat 500 suréquipée, vous voyez la vie en couleur grâce à Pharrell Williams ( Happy et Just a Cloud Away), et votre sex-appeal devient sauvage avec un « pschit » de Black Opium ( Jungle, d’Emma Louise).
Avant, le modèle économique de l’industrie musicale était fondé sur les ventes de disques. Mais ça, c’était avant… Le marché a perdu 40 % des ventes de musique enregistrée entre 1999 et 2012, soit 18,2 milliards de dollars (16 milliards d’euros). Aujourd’hui, il compte sur le placement musical pour se refaire une santé. En 2013, en France, ces revenus (pour la publicité et le cinéma) ont fait un bon de 9 % (+ 30 millions d’euros)
« Pour nous, c’est une promo incroyable et totalement gratuite », explique Brice Montessuit, compositeur et membre du duo électro-pop français If the Kids. « La notoriété d’un artiste ne se mesure plus au nombre de disques vendus, mais à sa visibilité. Et quelques secondes dans une pub nous offrent cette exposition. » Une campagne publicitaire télé diffusée en France et dans laquelle un de leurs titres est exploité leur rapporte en moyenne entre 10 000 et 30 000 euros de droits éditoriaux (droits d’auteur, compositeur, interprète). « En octobre 2010, Lacoste a lancé la campagne mondiale de son parfum Joy of Pink sur notre titre Life is Now. Le spot a su mettre en valeur notre musique et inversement. » Du coup, le duo, jusque-là peu connu, a décroché ses premiers passages télé et radio à l’étranger, où la pub était diffusée. « Il y a une quinzaine d’années, quand un artiste faisait de la synchro, on disait qu’il vendait son âme au diable, car la pratique était très peu développée », constate avec recul Charles-Henri de Pierrefeu, « dinosaure de la synchro » , comme il se définit lui-même. Ancien
Coller au cahier des charges
publicitaire, il est responsable de la synchronisation chez Universal Music Publishing depuis vingt ans. Il est le principal interlocuteur entre l’artiste et les agences de publicité mandatées par un annonceur pour réaliser un spot télévisé. Armé d’un catalogue de plusieurs dizaines de milliers de titres, allant de l’électro futuriste à la folk « organique », CharlesHenri recherche les morceaux qui vont coller au cahier des charges que les marques définissent pour chaque produit. « Une bonne musique fait du bien à une marque. Dans l’esprit de la ménagère qui entend une chanson avec laquelle, en temps normal, elle ne serait jamais entrée en contact, il doit y avoir une association quasi pavlovienne entre le produit et la musique qui l’accompagne. Celle- ci devient, en quelque sorte, la bande-son de notre vie. Elle valorise un produit en lui donnant de l’impact et de l’agrément. Elle doit être reconnaissable, traduire la personnalité de l’enseigne, se démarquer du concurrent. » Malgré la rampe de lancement dont If the Kids avait bénéficié grâce à la campagne Lacoste, l’essai ne s’est pas transformé en carrière fulgurante. Le succès détonnant n’est donc pas systématique. Fort de cette première reconnaissance, le duo s’est de nouveau prêté au jeu pour la campagne de la crème anti-âge Nivea Q10, pour Seat et pour Kiabi, en mai 2014, avec le titre On the Run. « On voulait associer à la marque un titre joyeux, pétillant et dynamique, précise Benoît Latron, directeur marketing France de Kiabi. Ce qui est également entré en ligne de compte, c’est que l’on ne connaissait pas le groupe en France. Nous voulions leur donner un petit coup de pouce, les accompagner dans leur carrière. »
Une philanthropie qui se double tout de même d’un certain avantage, car plus un artiste est connu, plus il revient cher. Un artiste émergent coûtera à une marque environ 30 000 euros, contre 200 000 euros pour une vedette. Les revenus générés par la synchronisation sont presque indispensables désormais à l’équilibre financier des artistes. Ainsi, pour If the Kids, les gains (via Lacoste, Nivea, Seat et Kiabi) se situent entre 250 et 450 000 euros. « Sans la synchro, les choses auraient été très compliquées, car ces revenus assurent la survie et le développement du groupe, affirme Brice Montessuit. Les ventes physiques ou numériques ne nous auraient pas suffi. »
Si elle constitue un appoint nécessaire, la synchronisation n’a pas une influence déterminante sur les ventes physiques. Le tube publicitaire On the Run (sur Kiabi) totalise environ 6 000 ventes via iTunes, quelques mois après le début de la campagne. Un bon début, mais on ne peut pas parler de succès retentissant. Hervé Lauzanne, manager de Note A Bene, le label de If The kid, a observé le phénomène : « Nous voyons le classement des ventes iTunes du titre progresser en fonction des heures de diffusion de la pub à la télé. Sans compter l’écoute en streaming (Deezer, Spotify) dont la recherche se fait par mots clés [en l’occurrence “pub-kiabi-musique”, ndlr]. Il y a donc un lien de cause à effet et un effort de recherche sur Internet de la part du téléspectateur pour retrouver la musique qu’il a entendue. » Une marque d’intérêt qui réjouit les maisons de disques. Une pub qui fait exploser les ventes physiques et numériques d’un artiste, c’est encore assez rare. Selon Charles-Henri de Pierrefeu, « il faut un alignement parfait des planètes pour que ce petit miracle soit possible. Quand il se produit, c’est valorisant à la fois pour la marque et pour l’artiste, mais personne n’en connaît le secret » . Ce miracle a pourtant eu lieu pour Yael Naim et son titre New Soul synchronisé pour Apple et sorti dans dix-sept pays. Et aussi pour le duo The Do, qui, avec On my Shoulders synchronisé pour les cahiers Oxford, obtiendra un contrat avec le label Universal et verra son album A Mouthful atteindre la première place des ventes françaises dès sa sortie en 2008. Ainsi, après avoir pillé le domaine de l’art, la publicité pourrait peut-être lui faire la courte échelle. À voir. 1. Source: International Federation of the Phonographic Industry (IFPI), rapport 2012. 2. Source: Chambre syndicale de l’édition musicale (CSDEM).
Un miracle, sinon rien
Un essai pas toujours transformé