Construction écologique “Plus de matière grise, moins de matières premières”
Les fondateurs du collectif Encore heureux, Nicola Delon et Julien Choppin, viennent de décrocher le gros lot : la conception et l’aménagement d’un site gigantesque qui accueillera, fin 2015 au Bourget, la conférence internationale sur le climat. Une vill
Au nord de Paris, au Bourget, s’élèvera à partir du 30 novembre un site de 200 000 mètres carrés. Durée estimée des travaux : entre deux et trois mois. Durée de l’événement : quinze jours. La 21e conférence internationale sur le climat (COP21) doit accueillir 40 000 personnes, dont une flopée de chefs d’État, venues de 195 pays pour des réunions au sommet sur les dangers du réchauffement planétaire. Un pétard mouillé, comme le dénonce Naomi Klein dans son livre Tout peut changer ? Nicola nous répond : « Elle pense aussi qu’il vaut mieux que cette conférence existe plutôt que rien du tout ! Nous, notre démarche de concepteur a surtout été d’éviter l’ambiance ‘‘foire d’exposition’’ ! Avec nos partenaires de Construire, Elioth et Quattrolibri *, nous avons travaillé sur le confort acoustique, thermique, lumineux... Les participants vont avoir un enjeu très important entre leurs mains, il faut qu’ils soient dans les meilleures conditions pour prendre les meilleures décisions ! Nous avons aussi proposé un bâtiment emblématique en bois massif de 25 mètres de haut pour accueillir 2 000 personnes lors de réunions plénières, démontable et réutilisable après la conférence. On a aussi fait attention à l’économie de moyens pour éviter que ce soit une gabegie financière ! »
Nicola et Julien travaillent ensemble depuis près de quatorze ans. Le duo a grandi à la campagne, Nicola dans l’Aveyron et Julien dans le Lot. En bons gars du Sud-Ouest, ils fonctionnent à l’intuition. Ils sont nés tous les deux en 1977 et se sont rencontrés sur les bancs de l’école nationale supérieure d’architecture de Toulouse (l’Ensa) en 1995. Ils ont même partagé un petit appartement de 35 mètres carrés et ont bûché ensemble leur diplôme de fin d’études validé à l’Ensa de Paris-La Villette. Nicola ajoute : « La colocation était à 300 mètres de notre agence actuelle, boulevard Magenta. On était sous les toits et on a même fait des rendez-vous assez importants sur la table de la cuisine. »
Architec tes polyvale nts
Après six années d’études et leur diplôme en poche, ils créent un collectif en 2001 qui réunit une équipe de dix personnes : cinq filles et cinq garçons, la parité est respectée ! Il faut savoir que la profession se féminise, il y a près de 65 % d’étudiantes dans les écoles… Leur collectif s’appellera Encore heureux. Drôle de nom pour une société d’architectes, non ? Julien : « On ne voulait pas s’appeler Dupont et Dupont. On aimait beaucoup le double sens d’“encore heureux”. Le premier degré, l’envie de tout le monde d’être heureux, et le second degré,
“Les bâtiments qui nous entourent sont des mines de matériaux dans lesquels on pourra puiser pour créer d’autres bâtiments”
Nicola Delon
“c’est le minimum !”, l’idée de l’exigence. On revendique cela, c’est tout ce qui nous anime. »
Ils ont ainsi débuté par des installations originales et festives, de petites scénographies poétiques : Herbes folles, à Paris, une végétation artificielle accrochée aux grilles d’aération du métro ; Dromad Air, à Bruxelles, où ils créent une compagnie de transport urbain à dos de dromadaire ; Wagon Jeux, à Marseille, où les enfants jouent au toboggan dans un ancien wagon de marchandises ; Ciné 32, à Auch, une construction de cinq salles de cinéma inspirées des séchoirs à tabac…
Le déclic face à l’absurdité du gaspillage des matériaux s’est fait lors des 70 ans de la SNCF, quand ils aménagent l’intérieur de cinq wagons pour accueillir des installations artistiques itinérantes à travers la France. « Après trois semaines d’exploitation et 1 million d’euros de travaux, tout est parti à la poubelle et tout le monde trouvait cela normal, se désole Nicola. On a vécu ça comme un traumatisme. On avait travaillé la qualité de chaque élément, chaque matériau… Donc, on en a récupéré une partie dans notre cave ! » Et puis il y a eu Petit Bain, une barge-salle de concerts amarrée au pied de la BNF, à Bercy, avec un jardin étonnant. Le duo prône le détournement : ils ont utilisé trente-trois baignoires, récupérées dans un HLM en destruction, qui servent de bacs pour des plantes aquatiques.
Lec once ptdes
“mines urba ines ”
Ne leur parlez surtout pas de développement durable, écorénovation, récup, ils détestent tous ces termes fourre-tout ! Pour eux, il faut utiliser plus de matière grise et moins de matières premières. « C’est l’idée des “mines urbaines”. Les bâtiments qui nous entourent sont des mines de matériaux dans lesquels on pourra puiser pour créer d’autres bâtiments. Il faut arrêter de chercher dans le sous-sol des ressources qui sont en train de s’épuiser. Là, on a visité un bâtiment qui a été détruit avec des façades en aluminium hallucinantes et qui vont partir à la benne si on n’en fait rien ! » s’emporte Nicola.
Pour expliquer leur démarche, ils ont organisé, l’automne dernier, une très belle exposition, Matière grise, au Pavillon de l’Arsenal, à Paris. Un cri de colère face à la quantité impensable de déchets générés par les chantiers, l’illustration édifiante à travers soixante-quinze projets mondiaux que le réemploi des matériaux permet de vraies merveilles. À Bruxelles, les briques de seconde main servent pour de nouvelles constructions ; dans le Massachusetts, les portiques d’un viaduc autoroutier structurent une villa ; à Saint-Denis, le bardage refusé pour un centre commercial enveloppe désormais l’Académie nationale contemporaine des arts du cirque… Le réemploi ouvre un immense catalogue de possibles !
Forts du succès de l’exposition Matière grise, Julien et Nicola travaillent à un second volet et vont construire, pour
l’occasion, un pavillon éphémère issu de matériaux de réemploi. Bluffée par leurs initiatives, la maire de Paris, Anne Hidalgo, leur a récemment demandé de transformer le salon Chéret, situé dans l’Hôtel de Ville, en salle de bureau partagé pour les élus qui viennent travailler sur place. Leur credo : faire de l’« encore plus beau » avec du vieux. « Aujourd’hui, on pense que le monde va avancer en faisant des tableaux sur Excel, alors que l’architecture se construit aussi avec les gens qui mettent les matériaux en oeuvre. On a récupéré les matériaux jetés aux encombrants, les bois massifs dans les déchetteries pour concevoir le mobilier qui a été fabriqué par les artisans de la Ville de Paris, explique Nicola. On valorise la matière, mais aussi les savoir-faire incroyables des menuisiers, des charpentiers, des serruriers... La création de l’emploi passe par là. Il faut redécouvrir ça, c’est tellement nécessaire. »
Le collectif va prolonger sa collaboration avec les services de la Ville de Paris sur les chantiers en cours. Il croit à la mutualisation des compétences et travaille aussi avec des opérateurs privés et des promoteurs qui leur ont demandé de les accompagner sur des diagnostics de déchets de bâtiments. Pour eux, un changement d’état d’esprit est en train de s’opérer, une mutation est à venir… Nicola ajoute : « En France, on est encore frileux par rapport à la Belgique ou aux Pays- Bas. C’est pour cela qu’il faut se bouger. »
Changer notre rapporta u temps
Pour doper son inspiration, le duo voyage. En Mongolie par exemple, pour observer la vie de ce peuple de nomades qui s’est dangereusement sédentarisé. « On a étudié comment les yourtes peuvent devenir une ville. Dans la steppe, elles sont magnifiques, et en s’urbanisant elles deviennent grises, terribles. On est partis avec des étudiants en architecture qui ont échangé avec des étudiants mongols. On allait dans les villages. C’était une expérience très intense », raconte Nicola. « Et pendant ce temps-là, en France, il était question de la loi Loppsi 2 [ nouvelles dispositions drastiques de la sécurité intérieure française qui interdisent les habitats alternatifs, ndlr] », ajoute Julien. Pourtant, tous deux le confirment, la nouvelle génération d’architectes a pris conscience de l’urgence d’une architecture environnementale. « Mais ce n’est pas le cas de tous les enseignants », déplore Nicola. Tout comme Julien, il pense qu’il faut changer notre rapport au temps, c’est‑à-dire, selon les cas, ne pas concevoir obligatoirement des bâtiments permanents, créer plus de confort, inventer de nouveaux usages sans oublier de mêler l’art et le design, susciter l’émerveillement.
Leur mentor ? L’architecte et scénographe Patrick Bouchain, pionnier du réaménagement de sites industriels en lieux culturels comme Le Lieu unique, à Nantes, ou La Condition publique, à Roubaix. Il a ainsi réalisé avec Philippe Starck la maison en bois à monter soimême vendue aux 3 Suisses et a créé le Centre Pompidou mobile, pour que l’art soit accessible à tous. Nicola pousse aussi un coup de gueule : « ça me rend dingue. C’est presque une schizophrénie culturelle, on pourrit l’ensemble de nos entrées de villes avec des zones commerciales sans fin, et puis, à un moment donné, on va empêcher un projet de toute petite dimension. Les gens ont été traumatisés dans les années 1960-1970, et je pense qu’ils vont aussi être traumatisés par ce que l’on produit actuellement sans architectes. Ces zones pavillonnaires, avec l’énergie qui va augmenter... Il va y avoir une déshérence totale avec des problèmes de transport, de pollution. Ce sont des bombes à retardement. Avant, on construisait des HLM verticalement, et là on les étale horizontalement. C’est “la France moche” photographiée par Raymond Depardon ! »
Alors, peut-on dire qu’Encore heureux est militant ? Réponse de Julien : « Notre militantisme s’incarne dans nos projets. C’est ça, l’acte militant. Il faut continuer d’alerter, mais surtout travailler sur les alternatives concrètes, les valoriser. Dans notre métier, chacun devrait se questionner sur ce qu’il fait pour l’écologie demain. » Et si l’on considère que 1 200 architectes sortent des écoles chaque année, y a de l’espoir, non ?