Depo-Provera Le contraceptif des indésirables ?
Injecté en intramusculaire, le Depo-Provera est un contraceptif redoutablement efficace. Il dure trois mois, est fiable à 99 %. Seulement, depuis plusieurs années, la liste de ses effets indésirables ne cesse de s’allonger. Pourtant, la France a soutenu s
Le 10 décembre 2008, dans l’indifférence générale, la Haute Autorité de santé (HAS), organe de surveillance public et indépendant français, rend un « avis » favorable concernant le remboursement par la Sécurité sociale du Depo-Provera. Ce contraceptif de longue durée continuera donc d’être remboursé à 65 % là où beaucoup d’autres ne le sont pas, preuve que l’utilité de ce produit fabriqué aujourd’hui par Pfizer 1 n’est plus à démontrer ! Cependant, lorsque l’on regarde dans le détail l’avis en question, l’Autorité prend beaucoup de précautions avant de conseiller sa prescription. On peut y lire que le Depo-Provera est indiqué « lorsqu’il n’est pas possible d’utiliser d’autres méthodes contraceptives ». Plus loin, elle précise qu’il « n’est à considérer qu’en cas de difficultés d’observance ou dans des contextes socioculturels particuliers », une façon politiquement correcte de désigner « des femmes qui seraient dans une situation allant du handicap mental à une inadaptation sociale » , comme l’explique Florence Gaudin, attachée de presse de la HAS. Tiens donc, ce contraceptif serait-il plus conseillé à certaines femmes selon qu’elles sont pauvres, riches, françaises ou étrangères ? Quant aux dernières lignes de l’avis, c’est franchement inquiétant : « L’utilisation du Depo-Provera n’est pas recommandée chez les adolescentes et chez les patientes présentant des facteurs à risque d’ostéoporose. » Quatre ans avant cet avis, le fabricant avait luimême commencé à mettre en garde les femmes en écrivant, noir sur blanc, sur la notice du produit : « Un usage prolongé du Depo-Provera pourrait entraîner une réduction significative de la masse osseuse. » Devant ces mises en garde, nous avons interrogé Pfizer, qui n’a pas souhaité répondre. En cherchant à en savoir plus sur ce contraceptif, prescrit en France à 10 000 femmes environ et distribué dans 85 pays 2, nous nous sommes rendu compte que la plupart de ces femmes sont issues de minorités et que certaines soupçonnent aujourd’hui le produit d’être responsable de troubles secondaires.
En 1974, sur l’île de la Réunion, Pascaline 3, bientôt 40 ans, est déjà la maman de quatre enfants. Elle se rend à l’Association réunionnaise d’orientation familiale (Arof) pour obtenir une contraception. Un médecin lui injecte alors du Depo-Provera : « On ne m’a rien proposé d’autre ! » s’indigne-t‑elle encore. Car, après deux ans de prise de ce contraceptif, une boule croît dans son ventre, « grosse comme un bébé », se souvient-elle. Elle retourne au centre, où le médecin arrête immédiatement le traitement pour lui prescrire… la pilule. À plus de 6 000 kilomètres de là et trentequatre ans plus tard, en 2008, au Burkina Faso. Fatoumata, 30 ans, vient de faire une fausse couche : « L’infirmier m’a piqué en m’expliquant que mon utérus pourrait se reposer », se souvient-elle. Ce n’est qu’au bout de la seconde injection, soit trois mois plus tard, qu’elle apprend que c’est un contraceptif. Pour elle, c’est un choc : « Comment peut-on piquer des femmes sans même leur dire de quoi il s’agit ? » Depuis sept ans, la jeune femme n’a jamais retrouvé un cycle menstruel normal et ne sait pas si cela est lié ou pas.
“C’était une piqûre qu’on réservait à une toute petite minorité des femmes, aux mal-comprenantes, c’est‑à-dire aux étrangères […], aux illettrées…” Docteur G., qui a exercé à la maternité de l’Hôtel-Dieu, à Lyon, dans années 1970
En 1996, le professeur Preston Marx, microbiologiste à l’école de santé publique et de médecine tropicale de l’université Tulane, à La Nouvelle-Orléans (Louisiane), soulève un autre problème. Selon ses études, les risques d’infection par le sida de femelles macaques avec des implants de progestérone, qui ont le même impact physiologique que le Depo- Provera, seraient 7,7 fois supérieurs. En octobre 2011, la revue Nature, une référence dans les domaines médical et scientifique, confirme ces craintes en relevant une étude publiée dans The Lancet Infectious Diseases : « L’utilisation de contraceptifs injectables à base de progestérone par les femmes augmente – jusqu’à le doubler – le risque de transmission du VIH aux partenaires. » Des experts émettent l’hypothèse que la progestérone serait responsable de l’amincissement de la muqueuse vaginale, facilitant l’infection au VIH. Pourquoi alors continue-t-on à les prescrire au Bangladesh, en Thaïlande, en Indonésie, au Burkina Faso, pays particulièrement touchés par l’épidémie de sida ? Interviewé en septembre 2014, le microbiologiste américain estime qu’ « on a voulu étouffer ces résultats à cause de l’ampleur des enjeux » et que personne n’avait envie d’abandonner l’usage d’un contraceptif populaire et bon marché.
En métropole , la « France d ’enbas »c ibl ée
Un contraceptif controversé, des femmes issues des minorités, voire pas informées ? Nous décidons de commencer notre enquête par la France.
« C’était une piqûre qu’on réservait à une toute petite minorité des femmes, aux malcomprenantes, c’est‑à-dire aux étrangères qui ne comprenaient pas bien le français, des illettrées, ou bien aux femmes souffrant de problèmes psychiatriques » , reconnaît aujourd’hui, plus de quarante ans après les faits, le docteur G. « Vous voyez, c’était un peu celles qu’on appelait “les idiotes du village”… Alors, quand elles venaient pour le troisième ou le quatrième avortement, on leur faisait l’injection, mais sans les forcer, car c’était difficile d’expliquer d’autres moyens de contraception. »
Dans les années 1970, le docteur G. travaille à la maternité de l’Hôtel-Dieu, à Lyon. Il voit passer beaucoup de femmes qui viennent de subir des IVG, avant ou après la loi Veil de 1975. Pour « éviter qu’elles reviennent » , il leur propose le Depo-Prodasone, qui a le même principe actif que le Depo-Provera. Ce gynécologue se rappelle leur avoir dit – du moins avoir tenté de leur expliquer – qu’il s’agissait d’un contraceptif, mais reconnaît que « le dialogue n’était pas facile avec les étrangères et les simplettes ». S’il voyait que la femme pouvait comprendre ou que le mari était là et pouvait traduire, alors il tentait de prescrire la pilule, sinon c’était la piqûre.
Dans les souvenirs de Régine, éducatrice spécialisée qui dénonce l’utilisation du Depo-Provera, à laquelle elle a été confrontée au tout début de sa carrière, ce contraceptif reste lié à une forme de mépris. En 1982, alors qu’elle est en stage pendant quatre mois dans un institut médico-éducatif (IME) d’Ille-et-Vilaine, en Bretagne, qui accueillait des handicapées mentales légères et moyennes, Régine découvre l’injection. Magalie à l’époque éducatrice dans le même établissement, se souvient que deux ou trois filles étaient sous DepoProvera. Pourtant, dans les souvenirs de Régine, c’était systématique pour toutes les filles réglées : « Pour la plupart c’était juste une piqûre, elles ne savaient pas ce qu’il y avait dedans. Quelque part, on leur imposait un contraceptif. » Régine tente alors de comprendre pourquoi cette méthode est privilégiée : « C’était pratique. Alors que la pilule il faut la donner tous les jours, c’était tellement plus facile de piquer les adolescentes à problèmes que de leur expliquer », analyse-t‑elle. Malgré son jeune âge à l’époque – 23 ans – et son manque d’expérience, Régine comprend que quelque chose cloche, mais la stagiaire préfère garder le silence : « C’était accepté par tout le monde, même par certains parents qui savaient très bien. Ça leur paraissait normal, alors que moi non, c’est d’ailleurs pour ça que ça m’est resté, je pense. À l’époque, au début des années 1980, donc, que ce soit la
direction, le personnel médical ou les parents, tous se disaient qu’il ne fallait surtout pas que ces personnes aient des enfants. »
Lorsque nous demandons au docteur G. pourquoi il ne prescrivait pas de contraceptifs injectables aux autres femmes, les « comprenantes », sa réponse est glaçante : « Parce que pour elles il y avait la pilule, et il y avait quand même moins d’effets secondaires avec. » Plus grave encore, il reconnaît qu’à cette époque des effets secondaires étaient connus : « C’était plus lourd, les doses étaient plus fortes, quand même… Il y avait des poussées de poils intempestives, des aménorrhées pas forcément bien supportées par les femmes. On leur disait d’ailleurs : “Attention, vous n’aurez plus forcément vos règles !” » Se souvient-il des soupçons de risques accrus de cancer à l’époque ? « Si vous saviez le nombre d’études qui parlent de cancers. […] Du moment qu’on l’avait à disposition, c’est qu’il avait été testé. » Mais le médecin se défend de toute forme de mépris : « C’était vraiment pour éviter soit d’autres avortements, soit qu’elles fassent des enfants pas adoptables. »
Le médecin, Régine et Magalie parlent de pratiques qui remontent à plus de quarante ans. Mais qu’en est-il de la prescription du Depo-Provera sur des femmes issues des minorités après les années 1970 ? Cet abus a-t‑il perduré ?
Entre 1986 et 1990, la sociologue Hélène Bretin mène une étude dans une centaine de centres de planification familiale et de maternités de Seine-Saint-Denis, dans le cadre de sa thèse « Pratiques, techniques, inégalités sociales. Une approche sociologique de la contraception », publiée en 1991. À l’origine de la démarche, des travailleurs sociaux informés par des associations de femmes immigrées de « pratiques abusives » de cette méthode.
Aux étrangères la piqûre, auxa utres les ovules
Avec cette étude, la sociologue a voulu comprendre les raisons qui conduisent des médecins à la prescrire. Elle a constaté que 60 % des femmes étrangères à qui les contraceptifs injectables ont été prescrits ne parlent ni n’écrivent le français. Dans sa thèse, elle expose des propos de personnels soignants, mais aussi de patientes. Voici ce que relate un praticien dans une maternité : « Les étrangères sortent avec leur piqûre, les autres avec leurs ovules. J’avais l’impression vraiment que, de toute façon, on ne leur avait pas demandé leur avis. D’ailleurs, certaines s’en rendaient très bien compte. Celles qui parlaient français me disaient : “Moi, on me l’a faite parce que je suis arabe, mais la voisine d’à côté, qui n’est pas arabe, on lui a pas fait la piqûre.” Ils en faisaient très facilement. D’un côté, il y avait les étrangères qui n’étaient pas capables, et les autres avaient Pharmatex »
Si la sociologue Hélène Bretin s’était alors interrogée, c’est parce que cet abus semblait largement dépasser les frontières de la France : « Dans le milieu des années 1980, il y avait une controverse sur des pratiques coercitives en Afrique du Sud ou dans des camps de réfugiés en Thaïlande. Au cours de mon étude, j’ai pu constater qu’il y avait certaines femmes à qui c’était proposé de façon autoritaire après leur accouchement, par exemple. Visiblement, l’injection de DepoProvera n’était pas une méthode employée au même titre que les autres, c’est‑à-dire qu’elle était sur des critères plus sociaux et culturels que médicaux », confirme-t‑elle.
Au-delà de la discrimination, Hélène Bretin considère toujours ce contraceptif injectable comme intrinsèquement problématique : « Il peut remettre en question le libre arbitre, avec des femmes pas actrices de ce qui se passe, face au personnel soignant ou aux médecins. Derrière tout ça, la question fondamentale, toujours actuelle, est : que faiton par rapport à la fécondité des pauvres, des faibles ? C’est toujours gênant si on constate que des médecins utilisent des méthodes pour calmer leurs propres angoisses. »
La fécondité des pauvres, sources d’angoisse ? Voilà donc, peut-être, ce qui se cache derrière l’avis de la Haute Autorité de santé de décembre 2008, quand il précise des « contextes socioculturels particuliers », qui laisse penser qu’aujourd’hui encore, en France, le contraceptif est prescrit selon des critères sociaux et non pas médicaux. Si, en métropole, ces abus touchaient une population fragile mais minoritaire, sur l’île de la Réunion, tout laisse penser qu’ils étaient pratiqués à grande échelle et que, cette fois, ils étaient encouragés par l’État français.
Nous sommes au tout début des années 1960, à la Réunion. À cette époque, l’« île intense » est loin d’être celle que l’on vante aujourd’hui sur les dépliants touristiques. Dans l’ancienne colonie, la pauvreté endémique et les conditions sanitaires sont alarmantes. Le taux de mortalité infantile atteint 80 ‰ en 1960, contre 27,4 ‰ en France métropolitaine, la croissance démographique y est explosive avec un taux de fécondité de 6,84 enfants par femme en 1963. Entre 1946 et 1974, la population réunionnaise va presque doubler, s’établissant à près de 480 000 habitants.
En 1967, la loi Neuwirth légalisant la contraception en France est à peine votée que les Réunionnaises peuvent d’ores et déjà avoir accès à des moyens contraceptifs. La même année, cinq centres de l’Association réunionnaise d’orientation familiale (Arof) sont ouverts. Ils ont pour mission de faire la promotion et d’assurer la
“La question fondamentale, toujours actuelle, est : que fait-on par rapport à la fécondité des pauvres, des faibles ?” Hélène Bretin, sociologue
distribution gratuite de moyens de contraception sur l’île. Alors qu’en métropole le Depo-Provera n’aura d’autorisation de mise sur le marché (AMM) qu’en juillet 1980, il est introduit à la Réunion en mars 1969. Il devient cette année-là, sur l’île, le contraceptif star, prescrit à une patiente sur deux à l’Arof. L’association se fournit elle-même en injectables avant que la Ddass (direction départementale des affaires sanitaires et sociales), en 1975, ne s’en charge en important les produits de Belgique. Pourtant, les informations manquaient sur les contraceptifs : « Au départ, il n’y avait pas beaucoup d’informations, reconnaît Guy Morlas, l’ancien médecin en chef de l’Arof, puis c’est venu petit à petit. »
Guy Morlas, aujourd’hui à la retraite, débarque sur l’île en 1971 après avoir été recruté à Paris par Pierre Lagourgue, président du conseil général de la Réunion. Objectif affiché : faire diminuer le taux de natalité. « On ne parlait pas de la dignité des femmes, s’emporte Huguette Bello, députée de la Réunion (Gauche démocrate et républicaine). Les femmes étaient un ventre et ce ventre grossissait trop. » Dès juin 1968, des campagnes publicitaires agressives commanditées par l’Arof font la promotion de la contraception, alors que la loi Neuwirth interdisait « toute propagande antinataliste » en France.
Des pots rad io pourfa ire ba isse r le tauxde natal ité
À la radio, trois fois par jour, les Réunionnaises peuvent entendre un spot dans lequel on entend des pleurs d’enfants et enfin une voix de femme, excédée, criant : « Assez ! » Une campagne ciblée et efficace. Entre 1968 et 1969, la fréquentation des centres Arof grimpe de 50 %. En 1974, dix nouveaux centres ont progressivement ouvert leurs portes. Entre 1962 et 1975, le taux de natalité sur l’île s’effondre de 45 ‰ ( 6,54 enfants par femme) à 28 ‰ (3,74 enfants par femme), mais à quel prix ?
Pour l’ancien médecin en chef de l’Arof Guy Morlas, les inquiétudes sur les effets du médicament n’ont pas de raison d’être : « Les Réunionnaises étaient peut-être moins informées, comme vous le dites, mais ça leur permettait de supporter la contraception plus sereinement que d’autres » , assure- t‑il, cynique.
En 1976, le Dr Pierotti, chef de la section Santé et Protection de la famille à l’École nationale de la santé publique, se veut moins rassurant. À cette date, il rend au ministère de la Santé un rapport sur l’état des lieux de l’action de l’Arof. Dans ce document, « La régulation des naissances à l’île de la Réunion, rapport de mission 11 juin-2 juillet 1976 », il s’alarme des « pressions faites sur les femmes soit pour accepter des méthodes, soit pour recevoir un service en échange de l’utilisation des méthodes contraceptives (distribution de lait), soit pour donner des contraceptifs à une femme ou un homme à son insu. » Il rapporte également le cas d’ « un médecin [qui], en post-partum, faisait des injections de Depo-Provera sans prévenir la cliente ». Nous avons soumis ce document accablant au médecin en chef de l’Arof. Il n’a pas de souvenir de telles dérives, ajoutant : « Vous savez, le médecin fait ce qu’il veut dans son cabinet. Personne ne peut lui dire de choisir le stérilet plutôt que la pilule. » Et lorsque nous lui demandons si l’action de l’Arof est bien née d’une volonté politique, il est catégorique : « Évidemment ! Sans cela, nous n’aurions rien pu faire ! Le conseil général savait tout puisqu’il avait tous nos rapports d’activité, qui précisaient jusqu’à la moindre consultation. »
Comment Michel Debré, alors député de la Réunion, qui avait combattu dans l’hémicycle la loi Neuwirth (sur la contraception), arguant que la France avait besoin de naissances, pouvait-il au même moment soutenir une politique de dénatalité à la Réunion ? Dans La Cause des femmes, parue en 1973, l’avocate Gisèle Halimi émet une hypothèse : « Il aurait fallu que M. Debré précisât alors honnêtement que ces Français il ne les voulait ni noirs, ni martiniquais, ni métis, ni réunionnais… »