Causette

La tchatche du wax

C’est l’histoire d’un tissu d’inspiratio­n indonésien­ne fabriqué par les Pays-Bas au XIXe siècle et devenu l’étendard de l’élégance à l’africaine. Le wax, cotonnade imprimée qui tient son nom de son procédé de fabricatio­n à base de cire, est aussi le vecte

- Par Rosie Gankey

Un vendredi, au coeur du quartier de Château-Rouge, dans le XVIIIe arrondisse­ment de Paris. Son marché, ses boutiques de denrées « exotiques » et ses couleurs éveillent nos sens engourdis, comme un petit bout d’Afrique dans la capitale. Rue des Poissonnie­rs, l’échoppe de Mariame Ngom Kebe, d’origine sénégalo-congolaise, ne désemplit pas à l’approche de l’été. Depuis vingt-trois ans, la détaillant­e et sa famille vendent et confection­nent des vêtements sur mesure à partir du wax, cette cotonnade légère aux teintes chatoyante­s et saturées qui tient son nom de son procédé de fabricatio­n à base de cire ( wax en anglais). Le tissu, longtemps élaboré exclusivem­ent aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne, est depuis plus d’un siècle l’étendard de l’élégance à l’africaine et habille les femmes comme les hommes.

À l’intérieur de la boutique, les murs ne sont plus visibles depuis longtemps. Du sol au plafond, des centaines d’étoffes décorent les lieux de splendeurs fuchsia, de verts vibrants, de jaunes solaires et de bleus électrique­s. Toutes sont rangées par gammes : superwax, wax et java. Ici, chaque pièce de tissu, grâce à son iconograph­ie unique, murmure un message . Et on peut apprendre à les déchiffrer (voir page suivante).

Un tiss us ocial

Si les tissus wax sont tant appréciés de Paris à Kinshasa, c’est parce qu’ils sont un véritable langage, clandestin et malicieux. « Ils donnent la parole aux femmes. C’est elles qui leur attribuent leurs noms », nous dit Racine, 28 ans, fils de Mariame. « Ici, tu as “Si tu sors, je sors”, un grand classique ! » explique-t‑il en dépliant une pièce. On y voit deux oiseaux en cage (le couple), dont l’un (le mari) prend son envol : « C’est l’avertissem­ent qu’une femme lance à son mari au cas où il serait tenté d’aller voir ailleurs. En portant ce tissu, elle le menace de faire de même. » À bon entendeur…

Quelques rangées plus loin, le flamboyant jaune de « L’oeil de ma rivale » transpose en une joute sur toile la concurrenc­e entre coépouses. « Les ongles de Madame Thérèse », un tissu parme et violine à imprimé graphique, suggère en effet des ongles, avec un peu d’imaginatio­n. Il prévient gentiment toute briseuse de ménage potentiell­e. Car si, d’aventure, la prétendant­e se fait trop insistante, l’épouse lui garantit des griffures au visage en guise de représaill­es. Les femmes célibatair­es d’un âge certain peuvent arborer mine de rien le « Genito » (« jeune homme » en argot ivoirien) et afficher ainsi leur préférence pour les hommes plus jeunes. Jolie panoplie de cougar.

Bébéline, une cliente, repart chargée d’une quinzaine d’imprimés « Miriam Makeba » vert émeraude, baptisés ainsi en hommage

à la très populaire artiste sud-africaine. « Nos mères l’on porté avant nous. C’est comme un héritage. Ce modèle est redevenu à la mode grâce au chanteur congolais Ya Mado, qui le porte dans ses vidéos. Alors, on l’a rebaptisé “Ya Mado” pour lui donner un coup de jeune », racontet‑elle. Le lot servira à confection­ner des « uniformes » pour un mariage traditionn­el où « tous les hommes et les femmes de la famille proche porteront le même tissu ». L’unité ? OK. Mais pas question de se pointer avec la même robe que grand-mère. Chaque personne marquera sa personnali­té à travers une coupe singulière qui se distinguer­a des autres.

Projec tiondese ntiments

Si les noms des drapés n’ont jamais été choisis par les fabricants textiles mais « attribués par les vendeuses et les clientes africaines elles-mêmes », c’est pour « faciliter l’ancrage culturel d’un produit européen sur le marché africain », analyse Anne Grosfilley, socioanthr­opologue et spécialist­e des textiles africains. « En changeant le numéro de matricule d’un tissu industriel par un nom, les femmes s’approprien­t ces imprimés à travers lesquels elles projettent toutes leurs sentiments et leur individual­ité. Il n’est alors pas rare de trouver un même imprimé avec deux noms différents, car il ne fera pas appel au même contexte social ou à la même émotion au Niger et au Bénin. Le nom participe au succès d’un imprimé. » À l’inverse, « un tissu “muet”, qui n’évoque rien, ne rencontrer­a pas de succès », précise-t‑elle.

Les sources d’inspiratio­n sont souvent celles du quotidien: la famille (« Ma famille »), la nourriture (« Poisson braisé »), la musique (« Ton pied, mon pied », chanson du Congolais Tabu Ley Rochereau), un contexte économique difficile (« Récession » en Côte d’Ivoire, « Conjonctur­e » au Togo) ou une personnali­té politique (« Lumière d’Afrique », en hommage à Nelson Mandela). Dans l’échoppe de Mariame, même le chic de la première dame des États-Unis trouve sa place avec « Le sac de Michelle Obama », devenu un classique. Les politiques français, eux, n’auront pas échappé au sarcasme et à l’humour des clientes: le goût d’un ex-président pour le bling-bling est représenté sur le coton par une main tenant une liasse de billets. Ce wax s’appelle… « Sarkozy ». Mais « il est démodé depuis longtemps, nous ne l’avons plus », précise Mariame. Quant au tissu « Hollande », parsemé d’ananas? « Celui-là, nous ne l’avons pas. » Le modèle, clin d’oeil à l’actuel président français, ne remporte pas tous les suffrages du côté des clientes. Lui non plus. Décidément…

Un marchéc rééde toutes pièces Le

wax est le vecteur de communicat­ion d’une culture tout africaine. Et pourtant, en réalité, il est… néerlandai­s! Pour comprendre, un cours d’histoire- géo s’impose : au XIXe siècle, les Pays-Bas adaptent chez eux, de façon industriel­le, la technique de fabricatio­n du batik (étoffe artisanale faite de cire et de teinture organique) empruntée aux Javanais, pour concurrenc­er la production des Indes néerlandai­ses. Manque de pot, « ce fut un gros échec commercial. Les marbrures qui caractéris­ent ce wax industriel étaient perçues comme un défaut de fabricatio­n,

un signe de mauvaise qualité », explique Anne Grosfilley. Les Javanais, fidèles à leur savoirfair­e séculaire, boudent la marchandis­e. Qu’à cela ne tienne, les Néerlandai­s changent de cap, direction la Gold Coast (actuel Ghana), porte d’entrée du commerce africain. Ils y introduise­nt « par défaut » leur marchandis­e. Cette fois, c’est un succès. D’autant qu’à la même période, vers 1895, les missionnai­res occidentau­x envoyés en Afrique introduise­nt la machine à coudre. « Cette simultanéi­té d’influences européenne­s a créé un nouveau besoin chez les Africains. » , observe la socioanthr­opologue. Et voilà comme on crée un nouveau marché. Pour ce qui est de la provenance de la matière première, le coton, on vous le donne en mille : il est africain !

Vingt-se pt étapesdefa­b rica tion

Les Pays-Bas ont compté un bon nombre d’usines de fabricatio­n du wax, mais Vlisco, entreprise fondée en 1846 par la famille Van Vlissingen, est bien la seule à avoir su tirer son épingle du jeu en adoptant des pigments intenses, à la fois résistants au soleil tropical et au lavage. Et elle ne lésine pas sur les moyens : vingt-sept étapes de fabricatio­n sont nécessaire­s. Cent soixantene­uf ans et une collection de 350 000 imprimés plus tard, Vlisco reste le leader incontesté du wax, malgré l’arrivée en masse d’imitations asiatiques.

Au milieu des années 1960, après la vague d’indépendan­ce des pays ouest-africains, le prix de l’export du textile flambe. La marque crée alors GTP, une filiale ghanéenne, puis Uniwax, une branche ivoirienne, en 1970. La production se localise. Les usines africaines bénéficien­t de la technologi­e du groupe, qui vise une clientèle jeune, et produisent un tissu abordable. Car l’excellence hollandais­e a un prix : pour 6 yards (conditionn­ement standardis­é équivalant à 5,48 m) de superwax néerlandai­s, autrement dit la crème de la crème, Vlisco affiche des prix allant de 63 à 103 euros. Convertiss­ez le tout en francs CFA * : il vous faut compter, au bas mot, de 41000 à 67000 francs CFA. La main-d’oeuvre du tailleur ? Elle aussi a un coût : de 26000 francs CFA (40 euros) pour une robe « popo » (coupe simple) sur mesure, à 197 000 francs CFA (300 euros) pour une tenue d’apparat des plus sophistiqu­ées. Quand on pense qu’au Togo, le revenu moyen est de 294 400 francs CFA (450 euros) par an et par habitant, un nouvel imprimé s’impose : « Je suis la reine des Quiches ! »

 ??  ?? Sur le port de pêche de Boulbiné, à Conakry, en Guinée, les femmes achètent le poisson directemen­t aux pêcheurs et le revendent sur le port. Le pagne de la femme de gauche, baptisé « Poisson braisé », est un clin d’oeil à leur étal.
Sur le port de pêche de Boulbiné, à Conakry, en Guinée, les femmes achètent le poisson directemen­t aux pêcheurs et le revendent sur le port. Le pagne de la femme de gauche, baptisé « Poisson braisé », est un clin d’oeil à leur étal.
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 ??  ?? Dans l’échoppe parisienne de Mariame Ngom Kebe, son fils Racine explique que ce sont les femmes qui nomment les wax.
Dans l’échoppe parisienne de Mariame Ngom Kebe, son fils Racine explique que ce sont les femmes qui nomment les wax.
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