Causette

Modèles : l’art de la pose

Maria Clark 1 pratique l’un des métiers méconnus du domaine de la culture : elle est modèle. Elle pose nue, ou pas, souvent pour des peintres et parfois pour des sculpteurs. Pour Causette, elle a accepté de raconter sa vie de fille… modèle.

- par Maria Clark photos Nadège abadie pour causette

Et toi, tu fais quoi ? Je suis modèle. Je sens qu’il faut que je précise : modèle pour les Ateliers Beaux-Arts. Pour les peintres, les sculpteurs, les artistes, quoi… Poser pour des artistes, tout nu et tout soi, c’est une activité profession­nelle. Même si elle ne concerne qu’une poignée de personnes, elle fait partie de ces « petits » métiers qui intriguent. « Concrèteme­nt, ça consiste en quoi ? » nous demande-t‑on souvent.

Prendre place sur une sellette (petite scène sur laquelle le modèle élabore ses poses), se positionne­r dans l’espace, proposer des attitudes, les tenir un temps imparti, quarante-cinq minutes au maximum, ou improviser des enchaîneme­nts en cas de croquis rapides. Se prêter nu, parfois habillé, au service d’un processus créatif, sous les regards d’une classe, d’un professeur, d’un atelier, qui accueille un ou plusieurs artistes. Tout un programme pour lequel la résistance physique est de rigueur, la force et la souplesse mentale nécessaire­s. Une pratique à la croisée des arts martiaux, de la danse et de la méditation.

Exposer chaque jour ses formes et ses lignes – nuque claire et épaules gracieuses, mais aussi plis du ventre et fesses un peu molles – sans oublier son humeur du jour, son humanité, faire cela c’est non seulement une profession, mais aussi un vrai choix de vie. La pose est un engagement, surtout quand on pratique quotidienn­ement.

LAGR ÂCE,UNÉT AT « UNIQU E»

Qu’est-ce qui distingue un bon modèle ? « Certains modèles sont désastreux et désespéran­ts, me livre Daniel Riberzani, artiste peintre. On ne peut rien en tirer, car ils ne donnent rien, et en plus ils s’emmerdent, une inertie terrible. C’est une question de générosité, d’aimer la vie, sa part instinctiv­e, sa part de désir. Certains dégagent une grâce et éveillent l’envie de les dessiner. »

La grâce, cet état « unique », comme le précise Myriam Boccara, une artiste qui enseigne également le dessin d’après modèle, « c’est un truc qui arrive comme ça, aussi fort que le soleil après la pluie. C’est un état d’invention, une jubilation extrême, une poésie intérieure ». « Certains modèles sont particuliè­rement vivants, ajoute-t‑elle, leur présence est forte. Nous avons ceux qui offrent du plein et ceux qui offrent du vide. Et face à ce vide, on ne peut plus s’accrocher à quoi que ce soit. La chose importante est la notion de donner. C’est un engagement poétique et politique, un échange actif et muet. »

Un mystère enveloppe la rencontre du modèle et du peintre, c’est une histoire d’être, une alchimie. Ça prend ou ça prend pas : « Certaines histoires sont puissantes, ce ne sont pas des histoires amoureuses mais presque, comme celle que nous avons vécue », me rappelle Daniel, avec qui j’ai travaillé plusieurs années, collaborat­ion de laquelle est née sa série de dessins des nus politiques 2.

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On peut être modèle à tous les âges et toutes les morphologi­es sont bienvenues, mais des compétence­s techniques et humaines sont requises. Pour « tenir la pose » et qu’elle ait du sens, il faut avoir les reins solides et être inventif. Avoir conscience de l’espace, être disponible et à l’écoute, savoir gérer sa forme physique, sa respiratio­n, les douleurs irrémédiab­les et, surtout si l’on pose beaucoup, garder « de la spontanéit­é », comme le précise Rodion Pavlovski, modèle depuis… soixantede­ux ans. « C’est une profession où il ne faut pas avoir peur de souffrir », ajoute-t‑il. Et, tout chargé de son expérience, il constate : « Les modèles aujourd’hui sont plus créatifs qu’auparavant. »

De nos jours, le modèle pose avec toutes sortes d’idées et de décors. Qu’il les propose ou suive des consignes, il est actif. Et si chaque atelier a son approche de la représenta­tion de la figure humaine, chaque modèle a son style et ses dadas : poses en mouvement, poses en costume, poses classiques ou contempora­ines, avec ou sans accessoire­s… Il m’est arrivé de m’envelopper de la tête aux pieds d’un tissu opaque pour n’être plus qu’une masse informe, de poser avec une projection vidéo ou dans une cabane de laquelle ne dépassait que certaines parties de mon corps ou, à la demande d’un prof, de représente­r la lettre O de manière différente dix-sept fois consécutiv­es… par poses de cinq minutes.

« Mais tu poses NUE ? » « Ça ne te gêne pas ? » « Et ta famille, ça ne la dérange pas ? »

Ah ! ces fameuses questions qui reviennent chaque fois sur le tapis ! C’est la fascinatio­n première du néophyte, la nudité. Il faut avoir passé le seuil d’un atelier pour se rendre compte que cette nudité s’oublie complèteme­nt dans le travail du nu. D’ailleurs, il n’est pas rare que le modèle soit pudique et se rhabille dès la pose terminée. Pas question de se balader à poil dans les salles de cours en dehors de l’espace de la sellette. « Ce serait aussi saugrenu que de sortir en costume de scène après une pièce de théâtre », précise Christophe Lemée, modèle depuis une dizaine d’années. L’exhibition­nisme est ici hors de propos. Pourtant, l’activité du modèle est encore trop souvent assimilée par l’opinion commune au strip-tease ou, simplement, aux images hypersexué­es de ces mannequins femmes et hommes qui parsèment nos espaces public et privé. « La nudité, pour moi, c’est naturel, me rappelle Rodion. Et susciter la beauté, c’est important. Pourtant, dans certains milieux, c’est mal vu. La nudité est assimilée au nudisme ou à la sexualité. Une partie de ma famille me récuse et je passe un peu pour la brebis galeuse », confie-t‑il.

Deborah, quant à elle, a commencé à poser alors qu’elle avait déjà rencontré son futur mari. « Quand je suis revenue de ma première pose, il a vu que je rayonnais. Il est très heureux que j’aie trouvé un métier qui me passionne et dans lequel je suis libre. Il y a des poses que je ne ferai jamais, ajoute-t‑elle, il ne faut pas aller trop loin non plus. À moins que ce soit une commande en privé avec un artiste, les poses érotiques ou trop suggestive­s n’ont aucune place dans un atelier. Il ne faut pas tout donner. C’est bien d’en garder pour nous, pour notre vie intime et privée. » Car, au-delà de nous-mêmes et de nos parties génitales, nous représento­ns

ici des formes, des volumes et, d’une manière plus globale, le vivant. « La nudité nous met a priori en état d’infériorit­é. En fait, on a infiniment plus d’autorité quand on est nu que quand on est habillé […]. À condition, bien évidemment, qu’il y ait quelque chose de vivant sur la sellette », me précise Christophe. C’est « le regard vivant du modèle » dont parle Rodion, essentiel dans la relation à l’artiste. Et tout nu, n’est-ce pas aussi tout nous ? L’humain dans sa plus grande simplicité, au plus proche de lui-même ?

Le modèles t un nomade

Comprendre l’univers du modèle implique de s’intéresser au quotidien d’une activité peu commune et méconnue. « Ah bon ! Mais tu vis de ça ? » L’étonnement est toujours au rendez-vous. C’est que la plupart des modèles que l’on retient de l’Histoire sont des « muses », dont la vie est mêlée à celle d’artistes de renom. Kiki, la « reine de Montparnas­se » [peinte par Modigliani, Soutine, Kisling, Man Ray ou encore Foujita, ndlr] en fait partie. Les modèles d’atelier, eux, les « ouvriers » de la pose, restent dans l’ombre. C’est leur humble place : la sellette, à l’abri des regards voyeurs et du bruit de la vie courante.

Le modèle est un voyageur, un nomade. Il va et vient d’atelier en atelier, de rencontre en rencontre, d’oeuvre en oeuvre. Il travaille au coup par coup – des contrats ponctuels accumulés. Savoir remplir son planning est d’ailleurs une compétence en soi et notre situation est parfois instable. Nous pouvons perdre une séance du jour au lendemain (et les revenus qui vont avec), pour raison de santé ou parce que l’atelier change subitement de programme ; et nous rencontron­s régulièrem­ent des problèmes de paperasse et de reconnaiss­ance. Les rémunérati­ons très inégales nous obligent parfois à poser trop, au risque de solliciter notre corps à tort et à travers et de développer des pathologie­s propres à notre activité (problèmes ostéo-articulair­es, entre autres) ou d’amoindrir la qualité de nos prestation­s. Et il faut parfois faire des pieds et des mains pour obtenir une attestatio­n, notre dû (eh oui ! on oublie parfois de nous payer !), un tapis de sol propre ou un « coin » vestiaire correct pour se changer.

Informer, combattre les idées reçues, construire un réseau, penser la santé et faire de la prévention, harmoniser les rémunérati­ons vers le haut, être protégé par une nomenclatu­re métier… La Coordinati­on des modèles d’art agit en ce sens. Cette associatio­n profession­nelle met en place un travail de fond en la matière.

Tout est à bâtir, il faut voir comment. Car le modèle, qui n’a besoin que de lui-même comme outil de travail, ne devra pas être esclave d’un système trop rigide et, comme me le dit justement Myriam Boccara, « cet art de la pose non revendiqué, non labellisé, non formaté est simplement vivant devant nous ». Et cette liberté-là est précieuse.

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Vincent, dans une pose de quinze minutes : le modèle choisit sa pose en fonction du temps imparti.
 ??  ?? Aux Ateliers Beaux-Arts de la Ville de Paris, sur la sellette du cours de Myriam Boccara, de nombreux accessoire­s permettent au modèle de laisser libre cours à son imaginatio­n.
Aux Ateliers Beaux-Arts de la Ville de Paris, sur la sellette du cours de Myriam Boccara, de nombreux accessoire­s permettent au modèle de laisser libre cours à son imaginatio­n.

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