Enterrement de vie de célibataire : basiques instincts
Ce n’est pas tous les jours que nos sociétés occidentales voient apparaître un nouveau rituel. Les moins de 30 ans sont désormais plus de 70 % à enterrer leur vie de célibataire. Plongée au coeur d’un cérémonial encore mystérieux.
« Quand ma meilleure amie m’a demandé d’être son témoin de mariage, je n’avais aucune idée de la galère dans laquelle je m’engageais. Bêtement, j’ai cru que l’enterrement de vie de jeune fille était facultatif », se souvient Rita. Cette petite « faute » aura valu à la trentenaire la plus grosse embrouille de sa vie : son amie, terriblement déçue de ne pas avoir droit à un adieu en bonne et due forme à son nom de jeune fille, a failli ne jamais lui pardonner. « Pour elle, non seulement ça faisait partie du “package mariage”, mais en plus c’était une sorte de démonstration de notre amitié qui se jouait. » Lisa, elle, panique à chaque annonce de fiançailles « en pensant à tout ce qu’il va falloir organiser ». Un passage obligé : en l’espace de quelques années, c’est ce qu’est devenu le joliment nommé « enterrement de vie de jeune fille/garçon » (pour les habitués et ceux qui n’ont pas le temps : EVJF/EVG).
Les seules données chiffrées existantes en France à ce jour, que nous dévoilons ici en exclusivité, confirment que ce nouveau rituel est un pur produit de la décennie en cours. Et qu’il s’impose à vitesse grand V. Selon l’enquête de Wilfried Rault et Arnaud Régnier-Loilier à l’Ined 1, un quart des futurs époux et moins d’un huitième des futures épouses enterraient leur vie de célibataire jusqu’aux années 2000 ; l’événement est aujourd’hui célébré par 74 % des hommes et 72 % des femmes de moins de 30 ans qui s’apprêtent à se passer la bague au doigt. Une proportion encore plus élevée chez les moins de 25 ans. « C’était anecdotique il y a quinze ans, pourtant on se retrouve aujourd’hui face à des jeunes persuadés que l’enterrement de vie de célibataire est un rite traditionnel », note Florence Maillochon. Sociologue et directrice de recherche au CNRS, cette grande spécialiste des rites associés au « plus beau jour de ta vie » 2 est stupéfaite par la rapidité avec laquelle cette pratique s’est démocratisée. « Elle répond à un modèle désormais uniforme d’un pays à l’autre », précise-t-elle.
Décompression ou… déprime
En 1999, l’Américain Herbert Kavet recommandait, dans son guide de la parfaite The Bachelorette Party 3, d’offrir aux futures mariées les services d’un danseur bodybuildé et de défier les invitées d’être les plus entreprenantes possible avec lui. Un manuel très précis qui posait, dès le début du siècle, la base de cette nouvelle célébration très codifiée. Depuis, on a pu compter sur la pop culture (lire « Ce qui se passe à Vegas », page 34) pour que les codes infusent jusqu’en France. Sauf que si ce type de célébration ravit des tas de futures mariées qui y voient un sas de décompression et une bonne occasion de se marrer entre copines, il est très mal vécu par d’autres. « Toute cette culture de l’EVJF m’a fait remettre en question l’idée même de me marier un jour », nous confie le plus sérieusement du monde Samia 4. L’été dernier, elle a assisté à pas moins de cinq événements de ce genre, soit « un week-end sur deux, presque ». Elle en sort traumatisée. Il y a eu la copine d’enfance que ses potes ont traînée dans la rue dans un déguisement de Playboy Bunny trop petit, les seins au vent, la moitié de l’après-midi ; celle pour qui il était prévu un cours d’effeuillage alors qu’elle ne chérit rien plus que son intimité ; celle qui a failli rendre son dîner quand un strip-teaseur en uniforme de pompier est venu la réveiller aux aurores, musique à fond, en frottant son slip sur sa tête… « L’horreur », assène Samia.
Cette version sexualisée a beau être calquée sur une tradition masculine, elle n’est pas non plus la tasse de thé de tous les hommes qui s’y sont frottés. Pas fan du concept d’EVG au départ, à quelques semaines de son mariage, Xavier avait fini par se dire que c’était l’occasion d’expérimenter de nouvelles choses, en particulier le lap dance. « C’est le genre de pratique qui n’a jamais éveillé grands fantasmes chez moi, mais je me suis dit que c’était un truc fun à faire une fois dans sa vie avec ses copains. » Loupé. Il se retrouvera dans une cave glauque avec un autre futur marié entouré de sa bande de potes hilares, la paire de seins d’une strip-teaseuse devant le nez, pas émoustillé pour un sou, mais horrifié de se voir dans ce rôle. Cinq ans plus tard, il ne s’en est pas tout à fait remis.
“On est entre couilles”
Mais bon sang, qu’enterre-t-on vraiment avant de se présenter devant le maire ? Sa dignité ? Il y a de quoi se questionner. Ça ne peut pas être son célibat, on est déjà en couple ; pas sa vie chez papa-maman, on partage déjà les factures EDF ; encore moins sa virginité, la blancheur de la robe ne trompant plus personne. « Moi, je voyais ça comme une petite célébration avant la grande », confie
Habib, qui n’avait « pas du tout capté » les codes qui différencient un week-end entre potes d’un EVG. « En gros, on est entre couilles, on boit deux fois plus et on n’a pas une seconde pour se poser parce qu’on enchaîne les activités comme des enfants en colo. C’est vraiment étrange, quand on y pense », raconte le trentenaire qui a donc enchaîné karting, tir à la carabine et jeux d’alcool façon contresoirée de colo. « Il est presque plus question d’enterrer sa vie d’enfant que de célibataire, d’où un côté régressif, note Florence Maillochon. C’est un retour aux mythes de l’enfance, souvent très genrés. On renonce à faire la princesse d’un côté, à jouer à la guerre de l’autre. » La sociologue est effarée par le récent glissement des enterrements de vie de célibataire vers de gros clichés à l’ancienne : « Alors qu’ils étaient jusque-là festifs [lire « Les garçons manqués », page 34], un revirement totalement stupéfiant est apparu dans les années 2000, avec des fêtes centrées sur des stéréotypes de genre très formels : désormais c’est paintball pour les garçons et cours de cuisine pour les filles. » Un modèle à l’ancienne entretenu par l’offre commerciale qui s’est créée autour de programmes clés en main (lire l’article sur le business des EVJF, page 36). « Avec nos vies ultra connectées, sans beaucoup de temps libre, c’est pratique, ça évite de réfléchir et c’est tendance – donc on tombe dans le panneau sans voir qu’à travers cette consommation, on réactive de vieux schémas. »
Si la sociologue note dans cette tendance une « contre-révolution » inquiétante de la part des jeunes femmes qui se lovent dans des rôles traditionnels, sa
© consoeur américaine Beth Montemurro, auteure d’une enquête sur les anciennes et nouvelles traditions de l’EVJF 5, y trouve l’expression de la pression dont elles font l’objet. « Quelque part entre indépendance et dépendance, écrit-elle, entre féminité et masculinité, entre vierge et putain, les femmes sont censées trouver leur place. Avec la prolifération de messages contradictoires – liberté sexuelle sans compromis avec des séries comme Sex and the City et en même temps mariage et maternité comme objectifs ultimes –, c’est loin d’être facile. Les bachelorette parties ne sont pas seulement des fêtes de femmes. Ce sont des rituels consuméristes, matérialistes, transitoires et ambivalents, d’amitié et de renforcement des relations entre femmes, des rituels de transformation. »
Bain de soupe sexiste
Rien de plus agréable en effet que de se retrouver entre amis, à l’orée d’un événement important, pour partager un moment qui renforce nos liens. Le problème, c’est que certains se transforment parfois en Barbie et Action Man, obligés qu’ils se sentent à forcer le trait pour que l’événement soit « comme il faut ». C’est ce que Farah 4 a ressenti en préparant l’EVJF de son amie, pas girly pour un sou, qui s’est pourtant vu offrir une soirée pyjama avec « dress code boudoir » et photographe « pour immortaliser les plus belles tenues », le tout dans un appartement de location aux airs de maison de poupée. « Ça ne lui ressemblait pas du tout, c’était insensé. C’était à se demander si on était bourrées quand on a organisé tout ça », plaisante-t-elle. Bourrées, peut-être pas, mais baignées dans une soupe sexiste, peut-être. « Un rite collectif, c’est une mise en scène à un moment précis, hors de la routine, qui sert à instituer des choses », explique le sociologue Marc Bessin, qui étudie les rites d’accès à l’âge adulte. « À l’heure où beaucoup estiment que les rôles traditionnels sont ébranlés, voire qu’ils appartiennent au passé, ce rite-là est une occasion de réaffirmer l’ordre social, d’assigner chaque personne à son genre » , poursuit le sociologue. Une façon de se rassurer : même si ce n’est que ponctuel, dans le fond, les rôles à la papa sont bien gardés. Un phénomène forcément amplifié par le fait que tous ces événements ont, le plus souvent, lieu dans une non-mixité pas même questionnée : on se retrouve entre filles ou entre garçons, c’est comme ça. Comme Farah, Julien s’est laissé influencer, et a fini par organiser pour son pote, sans conviction aucune, un festival de virilité (paintball, Accrobranche, karting, bar à strip, boîte…), qui n’a amusé personne. « Nous avons décidé, au grand soulagement du marié, de stopper le marathon à michemin pour nous rapatrier autour d’un gros barbecue avec le reste – mixte – des copains. » Et, c’est dingue : la terre n’a pas arrêté de tourner.
1. « Parcours individuels et conjugaux », de Wilfried Rault et Arnaud Régnier-Loilier. Institut national d’études démographiques (Ined), à paraître.
2. La Passion du mariage, de Florence Maillochon. Éd. PUF, 2016.
3. The Bachelorette Party, d’Herbert Kavet, 1999.
4. Le prénom a été modifié.
5. Something Old, Something Bold. Bridal Showers and Bachelorette Parties, de Beth Montemurro, 2006.