La petite tambouille de tous les dangers
Faire ses crèmes soi-même ? Rien de plus facile. Les réussir, c’est une autre affaire. Alors que la pratique se développe à grande vitesse, le Web regorge de conseils délirants et de recettes périlleuses.
Fabriquer sa crème hydratante parfum vanille, conditionnée dans un pot de yaourt vide posé sur la table de la cuisine, entre la tasse de thé et les miettes de gâteau : c’est le dernier chic. Il suffit de taper sur un moteur de recherche les mots « cosmétiques maison », pour mesurer le succès de cette tendance qui a très largement dépassé les frontières des milieux bobos écolos. Blogs, boutiques, conseils et recettes en tout genre pullulent sur la Toile. Tous promettent aux apprentis chimistes la triple satisfaction d’avoir fabriqué comme des grandes leurs propres produits de beauté, de réaliser des économies, tout en faisant un pied de nez aux enseignes et à leurs crèmes, masques et maquillages bourrés de conservateurs et parfaitement hors de prix. Youpi ! L’imagination est au pouvoir. C’est la fin de la dictature des marques.
Un marché juteux
Aroma-Zone, le numéro 1 de la vente d’ingrédients pour produits de beauté à faire soi-même, est un parfait exemple de l’envol olympien de cette mode. En 2015, le chiffre d’affaires de cette boutique était de 42 millions d’euros. En 2016, il grimpait à 51 millions et, cette année, il pourrait dépasser les 70 millions, selon la direction. « On ne sait pas très bien quel a été le déclencheur, mais il y a eu une accélération des ventes depuis quelques années, explique sa porte-parole, Sophie Macheteau. Le fait-maison, c’est le retour à l’essentiel, une volonté de maîtriser ce que l’on se met sur la peau. » « Il y a aussi un aspect économique », ajoute la blogueuse Caly. Âgée de 36 ans, elle anime son blog depuis bientôt dix ans, proposant recettes, coachings individuels et consultations en entreprise. « Aujourd’hui, un tube de 15 millilitres de sérum contour de l’oeil coûte facilement 30 euros [2 000 euros le litre, ndlr]. Pour 80 % d’eau, des dérivés pétrochimiques et une pincée d’actifs, type acide hyaluronique ou rétinol, c’est un peu cher. Les milieux de gamme coûtent encore 20 ou 25 euros pour 50 millilitres, quand vous pouvez préparer la même crème chez vous pour… 1,50 euro » , assure-t-elle.
La faute aux perturbateurs endocriniens
L’image des préparations industrielles, par ailleurs, est sortie écornée d’une succession de polémiques récentes sur leur innocuité. Il y a eu les parabènes, ces conservateurs suspectés de favoriser le développement de tumeurs. Les fabricants les ont remplacés par la méthylisothiazolinone, ou MIT, avant de s’apercevoir qu’elle était allergisante. Il y a maintenant les perturbateurs endocriniens et les nanoparticules. Les dangers sont le plus souvent hypothétiques, mais donnent envie à l’utilisatrice lambda de savoir exactement ce qu’elle applique sur son épiderme.
Le contexte est donc très favorable au home made. Peut-être même un peu trop. Effet de mode aidant, certains tutoriels en ligne racontent parfois n’importe quoi. Exemple : l’huile essentielle de sauge officinale. Le site Louis-herboristerie.com la vante comme antibactérienne, antivirale et anticellulite. Il la recommande pour les soins de la peau, en synergie avec d’autres huiles essentielles. « Ne pas utiliser pendant la grossesse », est-il précisé en bas de page. C’est la moindre des réserves que l’on puisse émettre. L’huile de sauge officinale est un neurotoxique violent, susceptible de provoquer des fausses couches ou des malformations cardiaques chez le foetus (c’est également vrai, dans une moindre mesure, des huiles essentielles de menthe et de romarin).
Allergies et brûlures faites maison
Le site Soignez-vous.com suggère une recette très simple de crème solaire à faire soi- même : 15 centilitres d’huile de sésame, 3 cuillères à soupe de lait et 3 cuillères à soupe de jus de citron. Problème : le citron, comme tous les agrumes, est photosensibilisant. Brûlure garantie en cas d’exposition au soleil. Le 14 octobre 2015, la youtubeuse EnjoyPhoenix avait mis en ligne un tuto devenu culte : comment préparer son masque au miel et à la cannelle, ingrédient connu pour ses « vertus antioxydantes, régénérantes et purifiantes » . Il avait été vu par 529 708 personnes, avant son retrait précipité. La star 2.0 ignorait manifestement que la cannelle est aussi un puissant allergisant. Plusieurs utilisatrices se sont donc retrouvées avec les joues en feu après avoir suivi ses conseils. EnjoyPhoenix s’était au moins abstenue de conseiller à celles qui la suivent de se mettre du miel dans les yeux dans l’espoir de les éclaircir, comme le font des dizaines de youtubeuses, au risque de déclencher des infections oculaires (le miel a quelques vertus antiseptiques, mais pas dans les yeux).
Même quand les ingrédients sont bien choisis, il faut faire attention. « Si vous savez faire une mayonnaise, vous savez faire des cosmétiques », martèle Alexandre Colin, cofondateur du site MyCosmetik.fr., qui se présente sur son CV comme ingénieur en aéronautique, qui a travaillé dans le marketing. Il s’est lancé en 2011 sur la base d’une étude de marché qui mettait en évidence une perte générale de confiance des consommateurs dans les marques. « Au début, explique-t-il spontanément, on ne savait pas dans quoi se lancer. On a pris le créneau des cosmétiques un peu par hasard. » Un créneau où, selon lui, « il n’y a pas de complexité. C’est simple » .
« Pas du tout » , corrige Katja Stojetz, fondatrice du laboratoire Centiflor, qui vend des composants pour cosmétiques à faire soimême. « La cosmétique, c’est de la chimie. Il faut respecter des normes d’hygiène, suivre des cours avec des professionnels et connaître les produits. Actuellement, c’est délirant. Des dizaines de sites recommandent l’extrait de pépin de pamplemousse comme conservateur naturel. La seule firme qui fabriquait l’extrait conservateur a arrêté la conservation. Celui qui est vendu dans le commerce est alimentaire. Il ne conserve rien au-delà de quarante-huit heures. » D’une manière générale, explique Catherine Regnault-Roger, professeure à l’université de Pau et membre de l’Académie d’agriculture, « il faut être prudent avec les composés naturels. Leur composition est très complexe et leur concentration en principes actifs est variable. Ils sont plus difficiles à utiliser que les produits de synthèse ». En cosmétique industrielle, par exemple, les fabricants préfèrent utiliser, comme parfum, l’extrait d’agrume artificiel, moins allergène que le naturel. Des subtilités qui, le plus souvent, échappent aux partisans du fait-maison. « Pour ne rien arranger, reprend Katja Stojetz, certains ont dépassé le stade de la consommation personnelle. Ils vendent leur production via des circuits parallèles. » Ce que confirme la blogueuse Caly : « On les retrouve sur les plateformes comme Etsy.com ou Alittlemarket L’idée est sympathique, mais quand je
vois des crèmes bios sans conservateur vendues en ligne… ça doit être des nids à bactéries ! » Mal conditionnée, n’importe quelle émulsion, au bout d’une semaine, contient des milliards de germes.
Conséquences possibles pour la peau ? Des allergies, voire des infections causées par diverses bactéries, dont des bactéries fécales comme les Escherichia coli ou les staphylocoques ! Même en se lavant les mains soigneusement avant de plonger les doigts dans la crème, il en reste toujours un peu sous les ongles… Dès qu’elles trouvent un terrain propice, elles se multiplient à toute vitesse. Et en cas d’application sur des plaies, ces bactéries peuvent passer dans le sang, provoquant des infections sérieuses. Des cas heureusement rarissimes. Il peut arriver aussi que des crèmes trop acides ou trop basiques 2 détruisent ce qu’on appelle la flore bactérienne commensale, c’est-à-dire celle qui maintient la peau en bonne santé. Car nous avons tous des millions de bactéries au centimètre carré d’épiderme…
Rappel à l’ordre
Le problème est pris au sérieux par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Dans un communiqué mis en ligne en février 2017, elle indique avoir rappelé à l’ordre des fabricants de cosmétiques artisanaux. La DGCCRF ne s’est pas contentée d’un communiqué, les inspecteurs des fraudes ont visité plus de 1 300 établissements et en ont fermé un seul. Pas de quoi s’affoler, donc. « Ils ont surtout rappelé à l’ordre des petites structures qui proposent des ateliers à l’issue desquels les participantes repartent avec le cosmétique qu’elles ont préparé », précise Katja Stojetz. Dès lors que les clientes emportent leur préparation, c’est de la vente : il faut que chaque recette fasse l’objet d’un « dossier d’information produit » (DIP) hyper formaliste, que les artisans de la cosmétique oublient assez souvent, laissant leurs apprentis cosmétologues travailler sans filet.
Un passage par l’atelier de formation Aroma-Zone, qui se déroule dans le très chic VIe arrondissement de Paris, suffit à mesurer le fossé entre ce que les consommatrices font réellement et ce qu’elles devraient faire pour travailler dans les règles. Blouse de rigueur, charlotte sur les cheveux, plan de travail et outils passés au désinfectant, protocole rigoureux, composants dosés au gramme près : Astrid, 28 ans, est impressionnée. Elle qui a pris l’habitude de fabriquer ses crèmes pour le visage et qui compte se lancer dans la coloration pour cheveux doit revoir toute sa méthodologie. Lucie, la formatrice, explique patiemment le pourquoi de chaque règle : « Si vous mettez le conservateur dans le produit à chaud, vous le détruisez. C’est comme si vous n’aviez rien mis. » Le conservateur en question, du reste, est synthétique. C’est du Cosgard, un produit très utilisé en cosmétique bio, car il est homologué par Ecocert, faute d’alternative naturelle… Lucie recadre avec tact une herboriste-naturopathe pour qui les « substances végétales ne peuvent pas faire de mal » : « Testez toujours vos préparations sur une petite surface de peau, au creux du coude. On ne peut jamais exclure un risque d’allergie. » Au bout de deux heures de travail, chacune a réussi à confectionner ses 30 milligrammes de soin capillaire. La formatrice assène le coup de grâce. « Ça ne se garde pas plus de trois semaines. Préparez seulement des petites quantités à chaque fois. » Consternation dans l’assistance. La cosmétique, en définitive, est un métier.
EnjoyPhoenix a compris la leçon. En janvier dernier, elle a annoncé le lancement d’un rouge à lèvres tout simplement appelé Marie. On peut l’acheter sans crainte : il est fabriqué par un industriel. 1. Plateformes collaboratives qui dégagent leur responsabilité quant à la nature des produits qu’elles font transiter, 2. Le pH, ou potentiel hydrogène, indique si une substance est basique, neutre ou acide. Le pH neutre, celui de l’eau, est de 7. La peau du visage, légèrement acide, a un pH proche de 5.