Causette

le seigneur des ardennes

En un peu plus de vingt ans, le comédien belge a accumulé une filmograph­ie longue comme le bras. Pourtant, Olivier Gourmet, acteur fétiche des frères Dardenne récompensé à Cannes, est une figure à part dans le paysage cinématogr­aphique. Si son visage est

- Par Sarah Gandillot - Photos Martin Colombet pour Causette

Olivier Gourmet ? « Non, je vois pas… » On sort son smartphone, on « googlise », on montre une photo. Et toujours la même réaction : « Ah ! C’est luuuiiiii. » Voilà. C’est l’effet Gourmet. à ce jour, le comédien belge a tourné dans plus de 90 films. Pas toujours des premiers rôles, certes, mais quand même. Une filmograph­ie sans aucun faux pas, soigneusem­ent choisie, aussi exigeante que cohérente. De Patrice Chéreau à Cédric Klapisch, de Jacques Audiard à Bertrand Tavernier, en passant par Michael Haneke ou Bruno Podalydès. Et, évidemment, les frères Dardenne, qui l’ont découvert dans les années 1990. Son rôle magistral dans Le Fils, celui d’un père menuisier qui accueille en formation dans son atelier l’assassin de son fils, lui a valu un prix d’interpréta­tion masculine à Cannes, en 2002.

Gourmet est un acteur immense qui entretient soigneusem­ent son anonymat. « Je ne calcule pas ma carrière. Pas assez, sans doute. Si j’avais une vie médiatique et télévisuel­le un peu plus importante, ce serait probableme­nt différent. Mais ce n’est pas mon truc. Je ne crache pas contre un peu de reconnaiss­ance, pour continuer

à avoir du travail surtout, mais je ne cherche pas la notoriété. Je ne supportera­is pas d’être trop reconnu dans la rue. De ne plus pouvoir entrer dans un Bricorama tranquille. Ma vie serait beaucoup moins agréable. Et surtout, il faut pouvoir côtoyer les gens normalemen­t pour les observer et ensuite les incarner au cinéma. Ce qui est impossible à faire si on est trop connu », explique-t-il, accoudé à la grande table en bois au milieu du séjour de sa maison, planquée dans le petit village de Mirwart, soixante-dix habitants, au fin fond des Ardennes belges. L’un des plus beaux villages de Wallonie. Il a fallu sillonner les petites routes, croiser quelques friteries pour arriver jusqu’à lui. Aller à sa rencontre, c’est plonger dans un film des Dardenne.

Ses éternelles lunettes aux verres épais trônent sur son nez. Il a laissé pousser ses cheveux, qui bouclent, pour son prochain rôle dans le film de Pierre Schoeller sur la Révolution française. Pierre Schoeller avec lequel il a déjà tourné, en 2011, L’exercice de l’État. Un superbe premier rôle de ministre des Transports obligé de mener un plan de privatisat­ion de gares ferroviair­es qu’il désapprouv­e. Lui n’aime pas ses cheveux longs : « Je ne me reconnais pas », dit-il. Ça lui va bien pourtant. Tout comme les quelque dix kilos qu’il a perdus pour un autre rôle.

La maison où il nous accueille, qu’il a reprise en 1999, est celle où il a grandi. L’ancien hôtel-restaurant de sa mère et, avant elle, de sa grand-mère et de son arrière-grand-mère. « Une histoire de femmes » que cet Hôtel du Beau-Site, assure Gourmet qui, au départ, a continué à le faire tourner avec Catherine, sa femme. Avant de renoncer. « Trop de charges, trop de boulot. » Ils ont préféré le transforme­r en gîte qu’ils louent.

Une enfance libre

La mère d’Olivier Gourmet, cuisinière, s’est tuée à la tâche jusqu’à ce qu’elle fasse un AVC à 59 ans, qui l’a laissée hémiplégiq­ue… Le père d’Olivier, décédé l’année dernière, était marchand de bestiaux. « Quand ma mère est devenue dépendante, il s’en est occupé pendant des années. Il lui faisait sa toilette, la cuisine, lui qui n’avait jamais fait cuire un oeuf. Avec un amour… » Sa gorge se noue. Quand ses parents se sont mariés, son père vivait à 16 kilomètres de sa mère, à Han-sur-Lesse. « Le plan de départ, c’était qu’elle aille vivre avec lui à la ferme. C’est ce qu’elle a fait au début. En continuant d’aller travailler au restaurant les samedis-dimanches. Mais petit à petit, elle restait le lundi, puis le mardi, puis progressiv­ement toute la semaine. Devant tant de déterminat­ion, c’est mon père qui a capitulé et fini par faire la navette toute sa vie ! Tout ça pour vivre avec ses beaux-parents… », s’amuse l’acteur. « La cuisine était vraiment une passion viscérale pour ma mère », ajoute-t-il. Olivier est l’aîné de trois enfants. « On vivait à l’hôtel. Jusqu’à mes 14 ans, on dormait à trois dans un lit avec mon frère et ma grand-mère. Y avait du monde qui passait tout le temps. On n’avait aucune intimité. » Des parents qui passent leur vie à trimer. Mis à part les soins des bêtes, pour aider le père avant d’aller à l’école – « dès 6-7 ans, j’ai été obligé de travailler », se souvient Gourmet, qui ne détestait pas ça –, l’enfance est libre. Faite de balades à vélo, de courses dans les bois et de tournois de foot. Autant dire que, quand ses parents l’envoient en internat de l’autre côté de la colline, chez les pères assomption­nistes, le choc est rude. Il se lève et montre par la fenêtre, au-delà de la forêt, le lieu où se trouvait l’internat. « À quatre kilomètres, là, pointe-t-il du doigt. L’étude à 17 heures, le dîner à 18 h 30. Pas tellement le droit de sortir. J’étais comme en prison. Je n’ai pas supporté, au point d’en pleurer beaucoup. Comme une petite dépression », se souvient le comédien. Le père directeur, désemparé, décide de le renvoyer chez ses parents. C’est alors à vélo, puis à mobylette, que le jeune Gourmet se déplace pour se rendre au collège puis au lycée. « J’ai parcouru des milliers de kilomètres dans les Ardennes. » Comme dans les films des Dardenne…

Comédien par accident

Son chemin vers le métier d’acteur est ensuite une succession de hasards. Extrêmemen­t timide, il amuse ses camarades de classe en faisant le clown à l’école ou à l’église, où il est enfant de choeur. « Une façon de m’intégrer socialemen­t. » Un prof de français lui propose de participer à un concours de poésie interscola­ire de Wallonie. « En patois ! » précise-t-il. Il gagne. Puis, lors du spectacle de fin d’année, il remplace au pied levé un élève malade. Il n’a qu’un mot à dire, mais le public s’esclaffe. L’année suivante, il fait partie de l’atelier théâtre, encadré par des comédiens du Théâtre national de Belgique. Et commence à y prendre un vrai plaisir. Au point d’envisager d’en faire un métier. Au grand dam de son père, qui n’est pas du tout d’accord. « Un des vieux comédiens du Théâtre national m’a proposé de venir rencontrer mon père. Ils se sont parlé. Et ça l’a un peu rassuré. »

Direction le conservato­ire de Liège. À l’époque, il a 20 ans. Catherine, qui fait cuire une côte de porc dans la cuisine à côté de la salle à manger un peu sombre où nous discutons, est déjà son amoureuse. « J’étais plus accro qu’elle. Pour moi, c’était la femme de ma vie. Pour elle, j’étais une amourette », assure Olivier. « J’étais extrêmemen­t sportif à l’époque. Alors j’hésitais entre comédien

“Il faut faire exister le personnage dans

sa chair avant tout. Le corps est d’abord traversé par les émotions, la parole vient après”

et journalist­e sportif. » Mais comme Catherine fait ses études à Liège et qu’à ce moment, « on s’était séparés et je devais la reconquéri­r », c’est là qu’il choisit d’habiter. Voilà comment il s’est retrouvé au conservato­ire. « J’avais toujours dans l’idée de faire marrer l’assemblée, mais dès les premiers travaux, les profs m’ont dit : “Tu ne fais rire que toi” », se souvient-il. En revanche, ils aiment sa brutalité, sa force, son naturel fou. « Je n’étais pas façonné. Pas formaté. » Et pour cause… Ce même naturel fera qu’après une très belle carrière de plusieurs années au théâtre en Belgique, les frères Dardenne le repèrent. Gourmet a alors une trentaine d’années.

Jean-Pierre Dardenne et lui se retrouvent par hasard dans un jury de fin d’année pour évaluer les élèves du conservato­ire de Liège. Affinités évidentes et immédiates. À cette époque, « les frères » sont en train d’écrire La Promesse. Jean-Pierre lui propose de passer des essais. Il sera le rôle principal de ce film poignant sur un conducteur de travaux qui exploite sans scrupule de la main-d’oeuvre émigrée. La Promesse, qui connaît un énorme retentisse­ment, lance sa carrière en France. Patrice Chéreau l’appelle ensuite pour le casting de Ceux qui m’aiment prendront le train. « Ça a duré trente secondes. Il m’a regardé des pieds à la tête. Moi, mon café tremblant dans la main, je lui dis : “On fait pas un essai ?” Il me répond : “Je vous ai vu dans La Promesse, je vois ce dont vous êtes capable.” » à savoir un jeu très physique, très dense, sans fioritures. Mais qui, au final, vous arrache les larmes.

Le goût de l’ordinaire

Ce qui le rapproche des Dardenne ? « Peut-être nos origines modestes. Cette façon d’avoir été éduqués dans le respect des valeurs humaines. Notre goût pour la vie ordinaire, pour les sujets de société, et de ce qu’on a envie d’en dire via le cinéma », analyse Gourmet. « Et aussi le fait d’être supporters du Standard de Liège* », ajoutet-il. Et puis cette façon de jouer avec son corps plus qu’avec les mots. « Il faut faire exister le personnage dans sa chair avant tout. Le corps est d’abord traversé par les émotions, la parole vient après. Chez les Dardenne, chaque geste doit raconter quelque chose. »

Ces gestes, il les attrape en observant depuis l’enfance les gens qui l’entourent. Quand l’acteur travaille un personnage, il le met en situation tous les jours. « En faisant mon café le matin ou en bricolant, je me demande comment il ferait ces gestes-là. » Lorsqu’il préparait son rôle pour Le Fils, celui d’un menuisier, il a « tout pété chez [lui]. J’en ai profité pour refaire l’étage. Les cloisons et les parquets. Autant vous dire que j’étais prêt au niveau de la véracité des gestes. » Les scénarios qu’il choisit sont ceux qui parlent à ses tripes plus qu’à son compte en banque. « Au plus près de l’âme humaine. Là où ça m’affecte et ça me touche, me bouleverse, m’empêche de dormir. » Pas trop du genre à se fourvoyer en jouant dans une grosse comédie populaire.

Gourmet est plutôt abonné aux rôles de taiseux au coeur tendre. Un peu à son image. Catherine, sa femme, avec qui il a deux enfants, en témoigne avec son fort accent belge, devant sa côte de porc qu’elle déguste face à la télé. « Olivier est un solitaire. Il a besoin de son intimité. Il aime les gens, mais n’en a pas besoin pour vivre. Quand il ne tourne pas, il passe ses journées à bricoler à la cave. Il ne parle pas plus de ses rôles que des carreaux qu’il a mis au sol. C’est un taiseux et un hyperactif. Dès qu’il arrête, il culpabilis­e. C’est surtout un hypersensi­ble. Il a la larme très facile », confesset-elle. Sa maman qui a un pépin, son fils de 22 ans qui part en Nouvelle-Zélande quelques mois, voilà qui atteint ses canaux lacrymaux. « Quand notre fils est parti, moi j’étais contente pour lui. À la gare, Olivier a fait le dur, mais dans la voiture au retour, il a pleuré toutes les larmes de son corps », raconte Catherine. Il faut dire que l’année dernière a été éprouvante pour ce fils à qui on a diagnostiq­ué une tumeur au cerveau. Qui s’est avérée bénigne. « On a eu tellement peur… Pendant six mois après l’opération, il a fallu le rééduquer. Il ne savait plus parler », se souvient Olivier, dont le père perdait la vie au même moment. « Ça a été un peu dur l’année passée… », résume-t-il pudiquemen­t. Pour le moment, en attendant de tourner dans trois nouveaux longs-métrages, il fabrique des tablettes pour des pieds de parasol. Chacun sa façon de tuer l’angoisse.

Newspapers in French

Newspapers from France