Causette

Mais qu’est-ce qui fait pleurer les hommes ?

Aux messieurs, un léger reniflemen­t et une vague humidité au coin de l’oeil suffisent parfois pour exprimer certaines émotions. Pourtant, on ne saurait nier qu’en quelques décennies, la gamme des émois masculins s’est enrichie et que les larmes des mecs n

- par Éric La Blanche - illustrati­ons camille besse

Attaquons tout de suite par quelques chiffres provenant de la Société allemande d’ophtalmolo­gie (DOG) : du solide, quoi. Les hommes pleurent quatre à cinq fois moins que les femmes. Ils pleurent également moins longtemps, dans des occasions différente­s et ne sanglotent pas. Notons que ces différence­s n’apparaisse­nt qu’à l’adolescenc­e. Avant, tous les kinder (les enfants, pas les oeufs), filles ou garçons, pleurent pareil. Ajoutons enfin que les hommes pleurent lorsque l’occasion les y autorise : lors d’un décès, d’une rupture ou par compassion (le cas d’une finale de Coupe du monde n’étant pas évoqué dans l’étude). Quant aux femmes, elles fondent en larmes lorsqu’elles se sentent « dépassées », lors de conflits ou… par nostalgie, en se remémorant des épisodes de leur vie, constate la DOG. Ce ne sont que de grands traits et on ne chiale sans doute pas outre-Rhin exactement de la même façon qu’ici, mais ça donne une idée générale : les garçons ne pleurent pas… comme les filles.

« Les mâles, les vrais, ne pleurent pas “pour rien” », écrit ironiqueme­nt Patrick Lemoine, psychiatre et auteur du Sexe des larmes 1. « Ils ne le font que […] lorsqu’ils ont très mal ou s’ils affrontent une très grande peine, ou une très grande joie. » Bref, sobre et économe, le mâle « tradi ». Précisons d’ailleurs que ce même archétype n’a pas toujours été avare de pleurniche­ries. L’hoplite grec, tel Achille, n’hésitait jamais à pleurer bruyamment les bons copains morts à la bagarre. Idem au Moyen Âge où Roland, star de la chanson (de geste), pleurait sans gêne son bon poto Olivier, occis par les Sarrasins. Ajoutons enfin qu’au XVIIIe siècle, à la cour du roy, il n’était point malvenu de ruiner son maquillage par quelque larmoiemen­t bien senti lors d’une représenta­tion théâtrale. Mais depuis, plus rien. Pendant les deux siècles qui suivirent, l’oeil masculin resta sec comme mon compte en banque. Mais ça, c’était avant, parce que l’homme moderne semble avoir d’autres ambitions, niveau extérioris­ation des affliction­s.

Parcimonie­uses sécrétions

Mais au fait, à quoi ça sert, les larmes ? D’abord à humidifier l’oeil en le protégeant des infections, ensuite à en chasser les poussières, enfin à pleurer. Et pleurer, ça sert à quoi ? Là, les scientifiq­ues sont perplexes. Certains font l’hypothèse que les larmes sont un outil silencieux de communicat­ion, ce qui n’est pas idiot. Mais pour communique­r quoi ? la détresse ? l’impuissanc­e ? Ce qu’on sait en tout cas, c’est que les larmes féminines contiennen­t un signal biochimiqu­e qui fait baisser la libido des hommes 2, c’est maigre. Et un peu bizarre (mais si vous pensez avoir des explicatio­ns, écrivez-nous).

En tout cas, libido masculine ou pas, pour 83,3 % des femmes, pleurer « soulage et détend ». C’est toujours ça de pris… alors que, pour presque un tiers des hommes, pleurer ne sert à rien, ce n’est qu’un « réflexe physiologi­que » . Cela étant « on apprend aux femmes à pleurer et aux hommes à ne pas le faire » , résume l’anthropolo­gue Mélanie Gourarier, auteure d’Alpha mâle 3. Le rapport des hommes à leurs parcimonie­uses sécrétions ophtalmiqu­es semble donc largement culturel. Pour le vérifier, le mieux est encore de les interroger. L’échantillo­n utilisé n’est absolument pas représenta­tif, mais la tendance paraît se confirmer : les hommes n’ont pas la larme facile. « Je pleure plus que mon père à sa génération, mais ça reste rare », précise d’entrée Morgan, 20 ans. Roger, féministe, 70 ans, avoue également la rareté de ses épanchemen­ts lacrymaux : « Je n’ai pas de complexe avec ça. Je trouve que c’est plutôt bien. Mais je n’ai pas beaucoup d’occasions de pleurer », rigole-t-il. Ce que l’auteur de ces lignes (46 ans) confirme en s’auto-interviewa­nt : « Je pleure rarement… et le plus souvent par surprise. Devant un navet ou à des moments où rien de particuliè­rement triste ne se passe. » Et en public ? « Ah non ! C’est quelque chose d’intime, recadre doucement Roger, c’est un peu tabou pour les hommes, c’est dans leur éducation. » Morgan confirme : « Si je pleure facilement devant ma copine, j’ai tendance à retenir mes larmes devant d’autres hommes. Pourtant, on ne m’a pas appris à le faire quand j’étais petit. C’était implicite. » Bref, c’est pas gagné… mais pas perdu non plus. « Il me semble que les hommes montrent plus leurs émotions qu’avant », reconnaît Roger, avant de conclure, super choupi : « Et d’ailleurs, d’en parler, ça m’émeut ! » Moi aussi, snif.

Injonction à la virilité

« Les hommes sont moins dans des rôles masculins stéréotypé­s », analyse Emmanuelle Barbaras, coauteure de L’Homme féministe, un mâle à part ? 4 « Ceux qui ont fait un travail sur eux, qui ont vraiment réfléchi, sont très contents d’abandonner des schémas virils qui ne sont pas très marrants. Je pense que ça leur enlève un poids. » Un poids ? Florian Martinez, de l’associatio­n Zéro

Macho, corrobore : « Ça permet d’enlever ce couperet que tous les hommes ont au-dessus de la tête : l’injonction à la virilité, cette obligation d’être fort et courageux et dans laquelle larmes et émotions sont considérée­s comme une faiblesse. On pleure et après, on se sent soulagé. Les émotions sont une force », professe-t-il doctement. OK, alors passons à la question qui fâche : et en public, sous le regard des autres, qui n’a pas peur de pleurer ? « Les peurs, c’est fait pour être dépassé, s’amuse Florian. Le regard des autres n’est jamais aussi terrible que le nôtre. On peut aussi puiser chez eux de l’empathie, du soutien. » Ah, les autres…

Aujourd’hui, « pour la bonne entente entre les hommes et les femmes, il serait bon d’exprimer ses émotions, développe Mélanie Gourarier. Il s’agit là d’une injonction nouvelle utilisée dans le développem­ent personnel et la psychologi­e populaire : dans certaines situations, il faut savoir et pouvoir montrer ses émotions ! » D’ailleurs, depuis quelques années, il n’est pas rare de voir des hommes censés incarner la virilité pleurer publiqueme­nt. « Obama a beaucoup pleuré, rappelle Patrick Lemoine, comme George Bush ou… Bernard Tapie ! » Sans compter Bill Clinton, qui n’hésitait jamais à lâcher une larmichett­e pour montrer sa compassion tandis que – cruelle ironie – Hillary était obligée de se l’interdire, pour ne pas être accusée de sensibleri­e ! Le psychiatre note, par ailleurs, un lien entre larmes et apparence vestimenta­ire : « Autrefois, lorsque les hommes étaient habillés de façon discrète, en noir ou en gris, ils étaient interdits de larmes, au contraire des femmes vêtues en couleurs. » Y aurait-il une correspond­ance entre expression vestimenta­ire et expression émotionnel­le ? « Aujourd’hui que les hommes prennent davantage soin de leur apparence, de leur ligne, se teignent les cheveux ou portent des tatouages, exprimer leurs émotions devient un signe de masculinit­é moderne. » À voir.

En tout cas, la masculinit­é contempora­ine se caractéris­e par un nouveau contrôle de soi : il ne s’agit plus de masquer ses larmes à tout prix, comme avant, mais, au contraire, de ne pas manifester une virilité trop brute, « à l’ancienne ». Le macho est ringard. « Le mâle archaïque ne sait pas exprimer ses émotions, précise Mélanie Gourarier, il est dans la rétention d’informatio­n. » Or, savoir manifester ses émotions est une compétence sociale très utile, ne serait-ce que parce qu’elle permet de mieux communique­r. Du coup, la capacité à pleurer permet aussi de hiérarchis­er les hommes entre eux. Dis-moi si tu pleures et je te dirai où tu te situes sur l’échelle sociale : « La masculinit­é des classes populaires, jugée archaïque, s’oppose à celle des classes moyennes blanches, confirme l’anthropolo­gue. L’expression des sentiments fait partie des nouvelles injonction­s masculines, liées à l’impératif de développem­ent personnel. » Car être moderne, c’est progresser dans l’écoute de l’autre, mais également de ses propres émotions, voyez-vous, et surtout, savoir les ex-pri-mer.

Reste une question qui tue : le « savoir pleurer » masculin estil le signe d’un changement prochain des rapports de genres ? « S’agit-il d’un réel progrès, s’interroge Mélanie Gourarier (les anthropolo­gues n’arrêtent jamais de s’interroger), ou n’est-ce qu’une façon différente d’entretenir le vieux modèle homme-femme ? » Autrement dit, les larmes des hommes sont-elles l’indicateur du passage à un autre système ou, au contraire, un moyen de sauvegarde­r l’ancien ? Les larmes constituen­t-elles une sorte de ruse, une façon de « tout changer pour que tout reste tel que c’est » bref sont-elles… de crocodile ? La question dépassant largement mon champ de compétence (et me donnant envie de pleurer), je vous propose d’y réfléchir… seuls. 1. que Le les Sexe hommesdes larmes.? de Patrick Pourquoi Lemoine,les femmesÉd. Robert pleurent-ellesLaffo­nt. plus et mieux

2. Étude parue dans Science, le 6 janvier 2011. 3. Alpha mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes, de Mélanie Gourarier, Éd. Seuil. 4. L’Homme féministe, un mâle à part ? d’Emmanuelle Barbaras et Marie Devers, Éd. Les points sur les i. 5. En référence à la célèbre phrase du roman Le Guépard, de Tomasi di Lampedusa, adapté au cinéma par Luchino Visconti : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est,

il faut que tout change. »

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