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Sénégal : “C’est la vie”, la série pas tradi

la série pas tradi

- Par Sophie Boutboul Photos Raphaël Fournier/Divergence pour Causette

Véritable succès en Afrique de l’Ouest, soutenue par l’ONU,

la série sénégalais­e C’est la vie raconte le quotidien d’un centre de

santé à Dakar. À travers son intrigue, elle lutte contre les violences faites aux femmes, mais aussi pour une meilleure

éducation à la santé. Causette s’est rendue sur le tournage de la saison 2, qui a repris au printemps.

Un bébé ensanglant­é sort du ventre de sa mère en pleurs. Ses minuscules mains tremblent. Son corps entier vibre. Dans les bras d’une sage-femme, il s’apaise, alors que sa mère gît déjà sous un drap blanc. « Coupé ! » En cette fin mars à Dakar, le tournage de la saison 2 de C’est la vie a commencé depuis quelques jours sous une chaleur écrasante. Cette série sénégalais­e relate le quotidien d’un centre de santé dakarois, de ses sages-femmes, de ses médecins et de ses patients. Diffusée au Sénégal au Cameroun, en Côte d’Ivoire, au Togo, au Burkina Faso, en Mauritanie…, elle attire des centaines de milliers de téléspecta­teurs. Causette s’est faufilée sur le plateau, intriguée tant par son propos engagé pour les femmes d’Afrique que par son succès.

Au croisement d’une artère embouteill­ée de la capitale sénégalais­e, une petite rue pénètre dans Ratanga, la commune fictive du centre de santé, installé à Yoff, un quartier de Dakar aux routes sableuses, ancien bastion des pêcheurs lébous. Un chat grignote des détritus amoncelés face au restaurant Maquis Ratanga alors que, quelques mètres plus loin, des acteurs répètent une scène d’arrivée aux urgences. Le « silence, ça tourne ! » est perturbé par le cri d’un coq. Un acteur jouant une victime collatéral­e d’un trafic de faux médicament­s s’écroule devant les sages-femmes en tenue rose dragée.

À l’origine de la série, créée en 2012, Alexandre Rideau, un Français, directeur de l’ONG Réseau africain pour l’éducation et la santé (RAES). Installé depuis douze ans au Sénégal où il développai­t des radionovel­as sur la santé, il décide de lancer un feuilleton, constatant que la télévision a un plus fort taux de pénétratio­n dans les foyers urbains d’Afrique de l’Ouest que la radio. « C’est la vie est née pour agir sur les violences de genre et la mortalité infantile », explique le producteur, qui reçoit 70 % de son financemen­t du fonds français Muskoka, représenta­nt quatre agences des Nations unies 2. Celles-ci suggèrent et valident les thèmes de santé abordés par la série.

Homosexual­ité illégale

En 2011, Alexandre Rideau propose à l’écrivaine ivoirienne Marguerite Abouet, créatrice de la BD Aya de Yopougon, d’être l’auteure de sa série. « J’ai d’abord dit non, raconte la scénariste, car je ne voulais pas parler aux Africains comme à des enfants. Puis j’ai compris que ce n’était pas ça, qu’on allait mener ensemble un vrai combat contre les grossesses précoces, l’excision, tout en divertissa­nt. Un challenge ! Je voulais que la série soit une sorte de porte-parole des droits des femmes. Pour toutes celles violentées que j’ai croisées sur mon chemin. » À chaque saison, Marguerite

“C’est très important de passer par la radio et la télévision pour aborder la sexualité et la contracept­ion avec les villageois ” Baba Ndiaye, directeur adjoint du service de protection de l’enfance

Abouet et Charli Beleteau – le coauteur, qui a par ailleurs lancé la série ultra populaire Plus belle la vie – tricotent leurs intrigues autour des problémati­ques de santé du pays qui les interpelle­nt, et travaillen­t ensuite avec des scénariste­s africains. Plusieurs thèmes sont encore complexes à aborder, comme l’homosexual­ité, punie de cinq ans de prison au Sénégal. « On a mentionné à un comédien le fait que son personnage puisse être homosexuel, mais il s’est fermé tout de suite, effrayé des possibles réactions du public, regrette Marguerite Abouet. Peut-être que si on tourne la saison 3 ailleurs, un acteur acceptera, ce qui nous permettra de montrer toutes les réalités de l’Afrique. »

L’autre sujet très sensible est l’avortement, toujours illégal au Sénégal. Le producteur Alexandre Rideau précise : « Les Nations unies nous avaient dit que le pays n’était pas prêt à en parler. On l’a donc fait de manière détournée dans la saison 1 : une jeune fille tombe enceinte, elle avorte clandestin­ement et meurt au centre de santé. Nos personnage­s s’interrogen­t alors sur le pourquoi. » Cette scène a particuliè­rement marqué l’équipe, car la réalité a, comme souvent, rattrapé la fiction. « L’actrice, qui jouait le personnage arrivant en sang au centre, a craqué. Elle était en larmes sur le plateau, se remémore Charli Beleteau. On a compris qu’elle avait été mariée de force à un vieux, qui l’avait violée et mise enceinte. On racontait vraiment son histoire. »

Excision mortelle

Sur le plateau, nous rencontron­s Awa Djiga Kane, qui interprète une sage-femme corrompue maltraitan­t ses patientes. Horticultr­ice et formatrice en microfinan­ce pour les femmes, elle n’avait jamais tourné avant C’est la vie. « J’ai grandi en Casamance au milieu de mariages précoces, et ça fait longtemps que je voulais agir davantage pour les femmes, comme une ambassadri­ce en lutte contre les violences qui leur sont infligées », pointe Awa, ses pommettes saillantes rehaussées par un doux sourire. Pour mieux incarner et dénoncer le comporteme­nt de son personnage, elle s’est rendue dans des hôpitaux en faisant semblant d’être malade et de ne pas comprendre le français. Certains soignants la bousculaie­nt : « Mais toi, là. Qu’est-ce que t’attends ? Pourquoi tu rêvasses au lieu de te bouger ? » a-t-elle entendu. Awa vit chaque séquence de la série intensémen­t, comme celle de la mort d’une fillette à la suite d’une excision. « J’étais effondrée, en larmes, car c’était un bain de sang trop réel. Il y a trois ans, la même chose est arrivée à l’une de mes nièces », déplore-t-elle.

Une autre actrice, Christiane Dumont, alias Magar, la mère de la petite décédée, se souvient de l’atrocité des vidéos d’excisions qu’elle s’est forcée à regarder la veille du tournage de cette scène. Comédienne débutante, assistante de direction en dehors de la série, elle n’imaginait pas que cette pratique barbare existait encore dans son pays. Dans la saison 2, son personnage, Magar, ira en justice affronter son mari, complice de l’exciseuse de sa fille, et demandera le divorce.

Onzième jour de tournage de la saison 2. Les allées du faux centre de santé – un centre culturel à l’abandon avant que l’équipe l’investisse – sont recouverte­s d’affiches de prévention collées sur les murs jaune pâle. Elles délivrent des messages subliminau­x aux téléspecta­teurs : « Planifier les naissances peut vous aider à vaincre la mortalité maternelle. » Dans la salle d’opération reconstitu­ée, l’équipe s’active pour un accoucheme­nt difficile sous l’oeil d’une vraie sage-femme. La réalisatri­ce de cet épisode, Lucrèce D’Almeida, Béninoise de 25 ans, questionne la profession­nelle : « Est-ce qu’on doit mettre des masques ? Comment la sage-femme doit tenir le bébé ? » Des gants d’examen en latex aux mains, Awa répète son texte en tenue de bloc vert acidulé. « Scène 46-14, première. OK, guys, c’est clapé, niou dem [on y va, en wolof, ndlr] », annonce Pape Seck, l’assistant-réalisateu­r, survolté.

Jouer pour aider

Ndiaye Ciré Ba, comédienne, insiste sur le réalisme de la série. Elle joue le rôle d’Emadé, mariée de force à 16 ans, retirée de l’école et mère de trois enfants à 19 ans. « Malheureus­ement, tout le monde ne comprend pas notre souhait d’éduquer à la santé, se désole-t-elle. Certains n’ont pas conscience que tant de jeunes filles se font violer, que d’autres ne savent pas comment gérer les grossesses indésirées, car elles sont seules, sans l’encadremen­t d’un centre de santé.

“Il est motivant de savoir que la série permet à certaines femmes de réaliser que les violences qu’elles subissent n’ont rien de normal ” Christiane Dumont, actrice

Elles se tournent parfois vers l’avortement clandestin et perdent la vie. Beaucoup sont aussi en prison pour infanticid­es. Alors, si, par mon rôle, je peux aider ne serait-ce qu’une femme, c’est le plus important. »

Travail sur le consenteme­nt

Les téléspecta­teurs de la série sont nombreux à s’identifier aux révoltes des personnage­s féminins. C’est le cas d’Aida Badji, comptable de 28 ans, que nous rencontron­s chez elle dans le quartier dakarois de Dieuppeul. « La scène qui m’a le plus touchée, c’est quand la belle-mère d’Emadé la séquestre pour qu’elle n’aille pas au centre de santé. C’est très fréquent chez nous dans les villages. On n’a pas de liberté dans nos mariages. Certains époux, comme celui de Magar, nous empêchent de nous instruire. La série est frappante car c’est la vraie vie africaine », explique la jeune femme, un voile anthracite noué autour de la tête.

Même à Kédougou, au sud- est du Sénégal, à la frontière du Mali, l’histoire d’Emadé résonne avec le quotidien de Baba Ndiaye, directeur adjoint du service de protection de l’enfance. « C’est la vie, c’est exactement ce que nous vivons. Récemment, quatre fillettes ont été enlevées de l’école pour être mariées. Une autre fille de 15 ans a refusé un mariage forcé. Son père l’a “maudite” et lui a infligé des blessures corporelle­s. On fait un gros travail de médiation auprès des notables des villages sur le consenteme­nt. C’est très important de passer par la radio et la télévision pour aborder la sexualité et la contracept­ion avec ces mêmes villageois. » Autour de la série, le producteur organise des soirées-débats à travers le pays et s’attelle à mettre en place des discussion­s entre actrices et téléspecta­teurs via WhatsApp, ainsi qu’une radio libre. L’actrice Christiane Dumont échange déjà régulièrem­ent avec des femmes par Facebook. « Le témoignage d’une Nigériane m’a particuliè­rement bouleversé­e. Elle m’a raconté que son mari la battait, la forçait à avoir des rapports sexuels et qu’il déposait du whisky dans son sexe avant de jouir, relatet-elle sans ciller. Il est motivant de savoir que la série permet à certaines femmes de réaliser que les violences qu’elles subissent n’ont rien de normal. D’autres femmes m’ont écrit pour me dire qu’elles avaient eu le déclic pour se réunir en associatio­n et se lever contre des exciseuses au fin fond de la Casamance. Avec l’équipe de C’est la vie, on forme une vraie chaîne humaine, engagée pour le même objectif : aider les gens à sortir de l’ignorance et sauver des vies. »

1. C’est la vie est diffusée au Sénégal sur TV5 Monde, A+ et la 2STV. Et en VOD sur le site de TV5 Monde Afrique. 2. Muskoka comprend quatre agences des Nations unies : Unicef, UNFPA, OMS et ONU Femmes. Le fonds a recruté plus d’un millier de soignants au Sénégal, notamment pour un projet de sages-femmes itinérante­s.

 ??  ?? Tournage d’une scène d’accoucheme­nt. Horticultr­ice et formatrice en microfinan­ce pour les femmes, Awa Djiga Kane, qui incarne Korsa, une sage-femme corrompue, n’avait jamais tourné avant C’est la vie.
Tournage d’une scène d’accoucheme­nt. Horticultr­ice et formatrice en microfinan­ce pour les femmes, Awa Djiga Kane, qui incarne Korsa, une sage-femme corrompue, n’avait jamais tourné avant C’est la vie.
 ??  ?? Aida Badji (à gauche), comptable de 28 ans, regarde un épisode de « C’est la vie »
avec sa soeur, chez elle, dans le quartier de Dieuppeul à Dakar. Pour elle, la série reflète bien la réalité africaine : « On n’a pas de liberté dans nos mariages. »
Aida Badji (à gauche), comptable de 28 ans, regarde un épisode de « C’est la vie » avec sa soeur, chez elle, dans le quartier de Dieuppeul à Dakar. Pour elle, la série reflète bien la réalité africaine : « On n’a pas de liberté dans nos mariages. »
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(à gauche) donne ses consignes de lumière.
L’assistant-réalisateu­r Pape Seck tient un bébé dans ses bras peu avant une scène d’accoucheme­nt sur le tournage de C’est la vie, à Dakar, pendant que le chef opérateur Nasr Djepa (à gauche) donne ses consignes de lumière.
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 ??  ?? Des figurants durant le tournage de C’est la vie. Au mur, des affiches de prévention traitant de la mortalité maternelle, du sida et de l’espacement des naissances, de véritables messages subliminau­x à l’attention des téléspecta­teurs.
Des figurants durant le tournage de C’est la vie. Au mur, des affiches de prévention traitant de la mortalité maternelle, du sida et de l’espacement des naissances, de véritables messages subliminau­x à l’attention des téléspecta­teurs.
 ??  ?? Lucrèce D’Almeida (à gauche), réalisatri­ce béninoise âgée de 25 ans, regarde les écrans de contrôle avec son équipe.
Lucrèce D’Almeida (à gauche), réalisatri­ce béninoise âgée de 25 ans, regarde les écrans de contrôle avec son équipe.

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