Sénégal : “C’est la vie”, la série pas tradi
la série pas tradi
Véritable succès en Afrique de l’Ouest, soutenue par l’ONU,
la série sénégalaise C’est la vie raconte le quotidien d’un centre de
santé à Dakar. À travers son intrigue, elle lutte contre les violences faites aux femmes, mais aussi pour une meilleure
éducation à la santé. Causette s’est rendue sur le tournage de la saison 2, qui a repris au printemps.
Un bébé ensanglanté sort du ventre de sa mère en pleurs. Ses minuscules mains tremblent. Son corps entier vibre. Dans les bras d’une sage-femme, il s’apaise, alors que sa mère gît déjà sous un drap blanc. « Coupé ! » En cette fin mars à Dakar, le tournage de la saison 2 de C’est la vie a commencé depuis quelques jours sous une chaleur écrasante. Cette série sénégalaise relate le quotidien d’un centre de santé dakarois, de ses sages-femmes, de ses médecins et de ses patients. Diffusée au Sénégal au Cameroun, en Côte d’Ivoire, au Togo, au Burkina Faso, en Mauritanie…, elle attire des centaines de milliers de téléspectateurs. Causette s’est faufilée sur le plateau, intriguée tant par son propos engagé pour les femmes d’Afrique que par son succès.
Au croisement d’une artère embouteillée de la capitale sénégalaise, une petite rue pénètre dans Ratanga, la commune fictive du centre de santé, installé à Yoff, un quartier de Dakar aux routes sableuses, ancien bastion des pêcheurs lébous. Un chat grignote des détritus amoncelés face au restaurant Maquis Ratanga alors que, quelques mètres plus loin, des acteurs répètent une scène d’arrivée aux urgences. Le « silence, ça tourne ! » est perturbé par le cri d’un coq. Un acteur jouant une victime collatérale d’un trafic de faux médicaments s’écroule devant les sages-femmes en tenue rose dragée.
À l’origine de la série, créée en 2012, Alexandre Rideau, un Français, directeur de l’ONG Réseau africain pour l’éducation et la santé (RAES). Installé depuis douze ans au Sénégal où il développait des radionovelas sur la santé, il décide de lancer un feuilleton, constatant que la télévision a un plus fort taux de pénétration dans les foyers urbains d’Afrique de l’Ouest que la radio. « C’est la vie est née pour agir sur les violences de genre et la mortalité infantile », explique le producteur, qui reçoit 70 % de son financement du fonds français Muskoka, représentant quatre agences des Nations unies 2. Celles-ci suggèrent et valident les thèmes de santé abordés par la série.
Homosexualité illégale
En 2011, Alexandre Rideau propose à l’écrivaine ivoirienne Marguerite Abouet, créatrice de la BD Aya de Yopougon, d’être l’auteure de sa série. « J’ai d’abord dit non, raconte la scénariste, car je ne voulais pas parler aux Africains comme à des enfants. Puis j’ai compris que ce n’était pas ça, qu’on allait mener ensemble un vrai combat contre les grossesses précoces, l’excision, tout en divertissant. Un challenge ! Je voulais que la série soit une sorte de porte-parole des droits des femmes. Pour toutes celles violentées que j’ai croisées sur mon chemin. » À chaque saison, Marguerite
“C’est très important de passer par la radio et la télévision pour aborder la sexualité et la contraception avec les villageois ” Baba Ndiaye, directeur adjoint du service de protection de l’enfance
Abouet et Charli Beleteau – le coauteur, qui a par ailleurs lancé la série ultra populaire Plus belle la vie – tricotent leurs intrigues autour des problématiques de santé du pays qui les interpellent, et travaillent ensuite avec des scénaristes africains. Plusieurs thèmes sont encore complexes à aborder, comme l’homosexualité, punie de cinq ans de prison au Sénégal. « On a mentionné à un comédien le fait que son personnage puisse être homosexuel, mais il s’est fermé tout de suite, effrayé des possibles réactions du public, regrette Marguerite Abouet. Peut-être que si on tourne la saison 3 ailleurs, un acteur acceptera, ce qui nous permettra de montrer toutes les réalités de l’Afrique. »
L’autre sujet très sensible est l’avortement, toujours illégal au Sénégal. Le producteur Alexandre Rideau précise : « Les Nations unies nous avaient dit que le pays n’était pas prêt à en parler. On l’a donc fait de manière détournée dans la saison 1 : une jeune fille tombe enceinte, elle avorte clandestinement et meurt au centre de santé. Nos personnages s’interrogent alors sur le pourquoi. » Cette scène a particulièrement marqué l’équipe, car la réalité a, comme souvent, rattrapé la fiction. « L’actrice, qui jouait le personnage arrivant en sang au centre, a craqué. Elle était en larmes sur le plateau, se remémore Charli Beleteau. On a compris qu’elle avait été mariée de force à un vieux, qui l’avait violée et mise enceinte. On racontait vraiment son histoire. »
Excision mortelle
Sur le plateau, nous rencontrons Awa Djiga Kane, qui interprète une sage-femme corrompue maltraitant ses patientes. Horticultrice et formatrice en microfinance pour les femmes, elle n’avait jamais tourné avant C’est la vie. « J’ai grandi en Casamance au milieu de mariages précoces, et ça fait longtemps que je voulais agir davantage pour les femmes, comme une ambassadrice en lutte contre les violences qui leur sont infligées », pointe Awa, ses pommettes saillantes rehaussées par un doux sourire. Pour mieux incarner et dénoncer le comportement de son personnage, elle s’est rendue dans des hôpitaux en faisant semblant d’être malade et de ne pas comprendre le français. Certains soignants la bousculaient : « Mais toi, là. Qu’est-ce que t’attends ? Pourquoi tu rêvasses au lieu de te bouger ? » a-t-elle entendu. Awa vit chaque séquence de la série intensément, comme celle de la mort d’une fillette à la suite d’une excision. « J’étais effondrée, en larmes, car c’était un bain de sang trop réel. Il y a trois ans, la même chose est arrivée à l’une de mes nièces », déplore-t-elle.
Une autre actrice, Christiane Dumont, alias Magar, la mère de la petite décédée, se souvient de l’atrocité des vidéos d’excisions qu’elle s’est forcée à regarder la veille du tournage de cette scène. Comédienne débutante, assistante de direction en dehors de la série, elle n’imaginait pas que cette pratique barbare existait encore dans son pays. Dans la saison 2, son personnage, Magar, ira en justice affronter son mari, complice de l’exciseuse de sa fille, et demandera le divorce.
Onzième jour de tournage de la saison 2. Les allées du faux centre de santé – un centre culturel à l’abandon avant que l’équipe l’investisse – sont recouvertes d’affiches de prévention collées sur les murs jaune pâle. Elles délivrent des messages subliminaux aux téléspectateurs : « Planifier les naissances peut vous aider à vaincre la mortalité maternelle. » Dans la salle d’opération reconstituée, l’équipe s’active pour un accouchement difficile sous l’oeil d’une vraie sage-femme. La réalisatrice de cet épisode, Lucrèce D’Almeida, Béninoise de 25 ans, questionne la professionnelle : « Est-ce qu’on doit mettre des masques ? Comment la sage-femme doit tenir le bébé ? » Des gants d’examen en latex aux mains, Awa répète son texte en tenue de bloc vert acidulé. « Scène 46-14, première. OK, guys, c’est clapé, niou dem [on y va, en wolof, ndlr] », annonce Pape Seck, l’assistant-réalisateur, survolté.
Jouer pour aider
Ndiaye Ciré Ba, comédienne, insiste sur le réalisme de la série. Elle joue le rôle d’Emadé, mariée de force à 16 ans, retirée de l’école et mère de trois enfants à 19 ans. « Malheureusement, tout le monde ne comprend pas notre souhait d’éduquer à la santé, se désole-t-elle. Certains n’ont pas conscience que tant de jeunes filles se font violer, que d’autres ne savent pas comment gérer les grossesses indésirées, car elles sont seules, sans l’encadrement d’un centre de santé.
“Il est motivant de savoir que la série permet à certaines femmes de réaliser que les violences qu’elles subissent n’ont rien de normal ” Christiane Dumont, actrice
Elles se tournent parfois vers l’avortement clandestin et perdent la vie. Beaucoup sont aussi en prison pour infanticides. Alors, si, par mon rôle, je peux aider ne serait-ce qu’une femme, c’est le plus important. »
Travail sur le consentement
Les téléspectateurs de la série sont nombreux à s’identifier aux révoltes des personnages féminins. C’est le cas d’Aida Badji, comptable de 28 ans, que nous rencontrons chez elle dans le quartier dakarois de Dieuppeul. « La scène qui m’a le plus touchée, c’est quand la belle-mère d’Emadé la séquestre pour qu’elle n’aille pas au centre de santé. C’est très fréquent chez nous dans les villages. On n’a pas de liberté dans nos mariages. Certains époux, comme celui de Magar, nous empêchent de nous instruire. La série est frappante car c’est la vraie vie africaine », explique la jeune femme, un voile anthracite noué autour de la tête.
Même à Kédougou, au sud- est du Sénégal, à la frontière du Mali, l’histoire d’Emadé résonne avec le quotidien de Baba Ndiaye, directeur adjoint du service de protection de l’enfance. « C’est la vie, c’est exactement ce que nous vivons. Récemment, quatre fillettes ont été enlevées de l’école pour être mariées. Une autre fille de 15 ans a refusé un mariage forcé. Son père l’a “maudite” et lui a infligé des blessures corporelles. On fait un gros travail de médiation auprès des notables des villages sur le consentement. C’est très important de passer par la radio et la télévision pour aborder la sexualité et la contraception avec ces mêmes villageois. » Autour de la série, le producteur organise des soirées-débats à travers le pays et s’attelle à mettre en place des discussions entre actrices et téléspectateurs via WhatsApp, ainsi qu’une radio libre. L’actrice Christiane Dumont échange déjà régulièrement avec des femmes par Facebook. « Le témoignage d’une Nigériane m’a particulièrement bouleversée. Elle m’a raconté que son mari la battait, la forçait à avoir des rapports sexuels et qu’il déposait du whisky dans son sexe avant de jouir, relatet-elle sans ciller. Il est motivant de savoir que la série permet à certaines femmes de réaliser que les violences qu’elles subissent n’ont rien de normal. D’autres femmes m’ont écrit pour me dire qu’elles avaient eu le déclic pour se réunir en association et se lever contre des exciseuses au fin fond de la Casamance. Avec l’équipe de C’est la vie, on forme une vraie chaîne humaine, engagée pour le même objectif : aider les gens à sortir de l’ignorance et sauver des vies. »
1. C’est la vie est diffusée au Sénégal sur TV5 Monde, A+ et la 2STV. Et en VOD sur le site de TV5 Monde Afrique. 2. Muskoka comprend quatre agences des Nations unies : Unicef, UNFPA, OMS et ONU Femmes. Le fonds a recruté plus d’un millier de soignants au Sénégal, notamment pour un projet de sages-femmes itinérantes.