L’illusion du corps libéré La chronique du Dr Kpote
Parlons peu, parlons bien. Notre corps est saucissonné dans un tissu d’injonctions contradictoires, noyé dans un cocktail d’exigences patriarcales, religieuses ou publicitaires. Bref, il évolue sur un terrain tout à fait favorable à l’éclosion de névroses en tout genre. « Habille-toi... Déshabille-toi... Couvre ce sein qui s’affaisse… Trop de poils… Pas assez de poils… Sois érotique, pas trop non plus… » N’occultons pas la version masculine. « C’est quoi cette bedaine ? Il a forcé sur la bière. » Si ces rondeurs sont relativement invisibles l’hiver, les voilà tout à fait vulnérables en été. La plage ou la piscine, supposées zones de détente, deviennent des zones de combat, de résistance. Parlez-en à l’ado, celui qu’on a tous côtoyé ou été (qu’on est encore ?), qui ne quitte pas son jean sur le sable, quitte à risquer la déshydratation. Qui vit un petit cauchemar intérieur et sort couvert. Et à celle qui ne se lève pas de sa serviette sans saisir rapidement son paréo pour cacher sa peau d’orange.
À l’extrême opposé, on trouve le nudiste. Qui envoie valser les normes et tente en se déculottant d’échapper au jugement permanent. Libération ! On aimerait y croire. « Mais montrer son sexe en public, ce n’est quand même pas rien », analyse la psychologue Sara Piazza, nous rappelant que « le corps est dès l’enfance domestiqué par le social, le social cherchant à domestiquer le sexuel ». Autrement dit, une fois tous à poil, « on peut se demander comment chacun se débrouille pour refouler le sexuel » ! Se retrouver dans un état de contrôle tel que les rêves de lâcher-prise et d’union avec la nature, associés au nudisme, peuvent finalement paraître lointains…
Le journaliste Hubert Prolongeau, auteur de Couvrez ce sein *, nuance : « La sexualisation est bien sûr omniprésente, même lorsqu’on regarde quelqu’un d’habillé. Mais ce qui rend le nu érotique, c’est surtout sa rareté. Comme cette femme dénudée au milieu d’hommes vêtus peints dans Le Déjeuner sur l’herbe, de Manet. Dans un lieu nudiste, les regards sont, au contraire, noyés dans la masse. » Et l’auteur de citer en exemple les balades nues à vélo organisées au Royaume-Uni, en Espagne ou au Canada : « C’est avant tout une transgression, comme la fête des fous au Moyen âge. » Une forme d’exutoire, un moment d’émancipation. À chacun le sien, à poil ou non.
Couvrez ce sein - La Nudité dans tous ses états, d’Hubert Prolongeau. éd Robert Laffont, 2017.