Vive le sourcil libre
Qu’ils soient touffus, fins, broussailleux ou inexistants… nos sourcils caractérisent notre visage. Comme tant de zones poilues, ils obéissent au diktat des modes. Causette plonge dans la grande histoire du sourcil.
Quel est le point commun entre François Fillon et Daenerys Targaryen de Game of Thrones ? Le politique et le personnage incarné dans la série par l’actrice Emilia Clarke partagent, outre leur amour pour la politique, une paire d’imposants sourcils bruns. En 2017, ne pas les retoucher revient à peu près à se laisser pousser les poils sous les bras. C’est une prise de position esthétique, voire idéologique, un statement, comme on dirait dans la mode. Ils sont en effet devenus la cible numéro 1 du marché de la beauté. En 2017, terminé la main lourde sur la pince à épiler, on les veut tous pareils : épais et peignés, disons plus Brooke Shields que Loana époque Loft Story.
« Produits pour la repousse, volumateurs, épilateurs, gels teintés, cires, crayons, brosses, tatouages par nano-aiguilles, extensions... le marketing est en pleine expansion. Depuis cinq ans, les bars à sourcils pullulent, et de plus en plus d’esthéticiennes se spécialisent dans ce domaine », nous confirme Angélik Iffennecker, maquilleuse et
“Le retour d’une pilosité affirmée s’inscrit dans ce contexte de genres
sexuels floutés dans la mode ”
Delphine Robert, responsable du pôle femme au bureau de tendance Instinct
Durant la période de l’Empire
romain, “quand les femmes n’avaient pas un seul trait très noir, elles utilisaient des postiches faits de poils de chèvre ”
Élisabeth Azoulay, anthropologue
créatrice de lesourcil.com. La chaîne la plus connue dans le domaine, l’Atelier du Sourcil, comptait ainsi quatre enseignes en 2010, contre 85 en 2017, entre la France, l’Espagne, la Belgique et le Maroc. Dans les défilés, cela fait plusieurs saisons qu’ils sont un terrain de jeu pour les make-up artists. Recouverts de perles, de paillettes, de piercings, ou teints avec des couleurs criardes, ils sont devenus, après la bouche et les yeux lors des saisons précédentes, le centre de l’attention.
Déjà retouchés 30 000 ans avant Jésus-Christ Pour comprendre un tel engouement, il faut remonter aux prémices de l’histoire de la beauté. Car, quelles que soient la période ou la culture, « le corps humain n’a jamais été laissé à l’état naturel, mais a toujours été marqué par la culture », nous raconte l’anthropologue Élisabeth Azoulay, qui a coordonné le livre 100 000 ans de beauté (éd. Gallimard). En ce qui concerne le sourcil, on le retouchait déjà 30 000 ans avant Jésus-Christ, au temps des premiers portraits. Elle explique : « Dès la préhistoire, on trouve des petites figurines sculptées, comme la Dame de Brassempouy, que l’on date entre 25 000 et 23 000 ans avant Jésus-Christ. Sur cette tête de trois centimètres de haut, les sourcils sont très joliment dessinés, tellement que l’on se dit qu’ils ont sans doute été travaillés et non laissés au naturel. L’artiste y a accordé de l’importance. » Il existe plus d’informations sur la période de l’Empire romain, où la mode était au monosourcil façon Emmanuel Chain. « Quand les femmes n’avaient pas un seul trait très noir, elles utilisaient des postiches faits de poils de chèvre et collés à la résine. On le lit dans L’Art d’aimer d’Ovide », ajoute Élisabeth Azoulay.
à chaque siècle, les lignes de poils au-dessus du regard sont peignées différemment. Elles sont même totalement rasées au Moyen Âge. Sur des tableaux français, flamands ou italiens de l’époque, on découvre qu’on épilait alors sourcils, cils et cheveux des bébés sur le haut du crâne. Pourquoi un tel hygiénisme ? « La Renaissance correspond à l’apparition des règles de politesse. On se met à manger avec des couverts, on est dans une sophistication dans toutes les règles de bienséance avec, en arrière-fond, l’obsession d’extraire l’humain de son animalité. On épile donc les femmes, parfois les hommes aussi, surtout dans les milieux sociaux élevés, dont on a des traces dans les représentations », précise Élisabeth Azoulay. Au-delà de son sourire énigmatique, ce serait donc cette absence de pilosité qui donnerait cet air si particulier à La Joconde !
Les tendances diffèrent selon les contrées. Au Japon et en Chine, aux XVIe et XVIIe siècles, on rase ainsi les sourcils pour les redessiner bien plus haut que la ligne naturelle. Ils sont alors comparés, dans la poésie autochtone, à des papillons ou des poissons. Mais revenons en Europe. Si, au XIXe siècle, on les délaisse pour les laisser libres, ils reviennent au centre de l’attention avec les révolutions de la représentation du corps que constituent la démocratisation de l’utilisation des miroirs et l’apparition de la photographie et du cinéma. Pour la première fois dans l’histoire, les gens commencent à voir leur reflet plusieurs fois par jour. Élisabeth Azoulay poursuit : « Dans les années 1920, au temps du cinéma muet, d’Hollywood à Paris, en passant par Shanghai, on les épile totalement pour les redessiner de façon fine, mais très expressive. À l’écran, les visages surdimensionnés en gros plan sont décortiqués, leur dramaturgie exagérée, on accorde une expression extrême à la mimique. C’est à partir de ces années-là que les variations des tendances beauté s’accélèrent, pour varier non plus tous les siècles, mais toutes les décennies. »
Le retour du poil
Il faut attendre les années 1990 pour qu’on laisse à nouveau tranquille le sourcil, que même les hippies avaient continué à travailler dans les années 1970. Des mannequins comme Kate Moss diffusent alors l’idée de ne plus y toucher, dans un souci de sobriété propre à la période. L’épilation étant uniquement féminine au XXe siècle, la supprimer revient à embrasser une mode androgyne, unisexe. Dans les années 2010, alors que la tendance no gender ou transgenre est passée des vêtements à l’identité sexuelle des mannequins, les sourcils doivent être aussi fournis que ceux du top ,, la première de sa génération à avoir assumé ces traits épais. « Auparavant, nous avions choisi d’affiner cette zone poilue qui gênait la féminité. Le retour d’une pilosité affirmée s’inscrit dans ce contexte de genres sexuels floutés dans la mode, mais aussi de retour du poil. On le constate avec la barbe de hipster des hommes ou les mouvements qui encouragent les femmes à se laisser pousser ceux des aisselles », analyse Delphine Robert, responsable du pôle femme au bureau de tendance Instinct.
Si, aujourd’hui, on ne lutte plus contre notre animalité, on veut impérativement imposer notre individualité dans un monde robotisé, uniformisé. L’idée est de chercher dans le visage ce qui définit notre caractère, ce qui nous différencie et va pouvoir se voir sur un selfie. L’actrice Lily Collins, que l’on reconnaît souvent aux deux lignes de poils noirs et drus sur son visage, raconte qu’elle ne les a pas épilées franchement parce qu’à ses débuts, la papesse de la mode Anna Wintour lui avait fortement conseillé de les garder pour se singulariser. Les stars, les créateurs de mode et de beauté ont donc poussé les femmes à assumer leurs imposants sourcils, voire à les épaissir. Aujourd’hui, cette petite pilosité censée nous caractériser est donc de nouveau en bonne voie… d’être standardisée.