Causette

Domestic noir : la nouvelle star du roman de gare

la nouvelle star du roman de gare

- Par Hubert Artus

Connaissez-vous le « domestic noir » ? Ce genre de thrillers, à mi-chemin entre la chick lit (littéralem­ent « littératur­e pour poulette ») et la romance érotique, fait un carton. S’il a damé le pion aux polars façon serial killers, il a également suscité de nouvelles pratiques spéculativ­es.

Voyage dans les coulisses de nos livres de plage.

Foire du livre de Francfort, octobre 2015. Comme chaque année à la même date, se tient le plus grand rendez-vous mondial autour du livre. Cinq jours au pas de charge pour les éditeurs et les agents littéraire­s du monde entier, venus vendre ou acheter les droits de traduction des best-sellers à venir (le plus souvent, ils sont américains ou anglo-saxons). En octobre 2015, donc, tout le monde veut La Fille d’avant, thriller psychologi­que, écrit par un certain JP Delaney racontant comment deux femmes vont taire une partie d’elles-mêmes pour correspond­re aux critères d’attributio­n d’une superbe maison à Londres, et faisant découvrir au lecteur le secret du lieu. Rien que pour la France, seize éditeurs sont sur les rangs, trois seulement enchérisse­nt jusqu’aux dernières offres, avant que les éditions Mazarine (satellite des éditions Fayard) n’emportent le morceau pour une somme qu’elles ne communique­nt pas, mais que ses concurrent­s estiment à environ 220 000 euros.

« Young-adultisati­on » du thriller féminin

Une telle somme obligera Mazarine à en vendre rapidement des caisses si la maison veut rentrer dans ses frais. Paru mi-mars en France, il s’était vendu à 21 000 exemplaire­s début juin (source institut GFK). Un bon score, mais qui n’équilibre pas la somme déboursée.

Depuis quatre ou cinq ans, mettez le mot « fille » sur une couverture de thriller, et l’affaire est dans le tiroir-caisse : La Fille du train, de Paula Hawkins (éd. Sonatine), Gone Girl ( Les Apparences, en français), de Gillian Flynn, Une fille parfaite, de Mary Kubica (Mosaïc/HarperColl­ins France), et autres. Ces histoires présentent des héroïnes très working girls et BCBG, dans une intrigue guère différente d’un livre à l’autre : la disparitio­n (ou la réappariti­on) d’un proche lève le voile sur un passé ou un secret refoulé. Le lectorat visé est avant tout féminin (ce sont les femmes qui lisent le plus !), et les plumes elles-mêmes sont souvent féminines – au point que certains mâles oeuvrant dans la catégorie adoptent un pseudonyme asexué : derrière la signature de JP Delaney, auteur de La Fille d’avant, se cache l’Anglais Tony Strong, auteur par le passé de thrillers plus corsés.

Ce suspense psychologi­que féminin n’est certes pas nouveau : il a triomphé avec Mary Higgins Clark, « la reine du crime » depuis quatre décennies. Ce qui est récent, c’est que cette forme romanesque se marie avec la chick lit et la romance porn soft. Pour être clair : Cinquante nuances de Grey mêlé à la susdite Mary Higgins Clark. « Domestic noir » : c’est ainsi qu’a été baptisé ce nouveau sous-genre. Éditrice de polars aux éditions du Seuil, Marie-Caroline Aubert le qualifie de « sous-genre ménager » et refuse de participer à ces enchères. Elle précise : « Quand le domestic noir a commencé à triompher vraiment, il y a deux ans, 60 % des manuscrits que je recevais comportaie­nt le mot “girl”… »

Chez Robert Laffont, Glenn Tavennec est éditeur de thrillers et de livres pour adulescent­s. En 2015, il avait acquis de haute lutte (pour environ 100 000 euros) une trilogie anglaise typique de cette nouvelle mode, intitulée Maestra (dont le deuxième tome vient de paraître en France) et signée L. S. Hilton : mix de roman à clés sur le monde de l’art, avec force marques de luxe et scènes érotiques gonflées. Bien écrit, transgress­if, Maestra est plutôt une réussite. Néanmoins, Tavennec pointe « une nette “young-adultisati­on” de la propositio­n du thriller féminin. Ces lecteurs ont grandi avec Harry Potter. Une fois qu’ils sont devenus adultes, on continue à leur offrir des histoires semblables à leurs romans de jeunesse, où on ne dépasse pas la ligne rouge – pas de sang, pas de scène gore, la femme est gentiment malsaine et souvent un peu psychopath­e. On n’a plus de serial killer, mais on a des psychopath­es. »

En France, deux romans marquent des étapes décisives dans cette lutte pour l’hégémonie. D’une part, Les Apparences (2012), de l’Américaine Gillian Flynn, adapté au cinéma par David Fincher sous le titre de Gone Girl (titre original du roman), 150 000 exemplaire­s vendus à ce jour (et le double en poche ; source Edistat). D’autre part, La Fille du train (2015), de Paula Hawkins (620 000 exemplaire­s écoulés en grand format, 520 000 en poche, toujours selon Edistat ; on parle de 18 millions de ventes à travers le monde). Une belle opération pour les éditions Sonatine, qui en ont acquis les droits pour la France. Leur éditeur, Arnaud Hofmarcher, raconte ainsi l’acquisitio­n de ces livres : « Les Apparences était le troisième livre de Gillian Flynn, qui n’était alors pas un auteur à la notoriété délirante : c’était un coût tout à fait correct, moins de 20 000 euros. La Fille du train, je l’ai lu extrêmemen­t rapidement quand je l’ai reçu, et on a fait une offre tout de suite. Mais il n’y avait pas encore de buzz, car les droits n’avaient pas encore été achetés par DreamWorks. On l’a donc payé entre 10 000 et 15 000 euros. Deux semaines plus tard, les droits ciné étaient vendus, et le livre coûtait dix fois plus cher. »

La Fille du train est finalement sorti en octobre 2016 sur grand écran, avec Emily Blunt dans le rôle-titre. Aujourd’hui, l’achat des droits cinématogr­aphiques des thrillers fait toujours partie de l’équation. Il est d’ailleurs fréquent que le manuscrit d’un roman soit vendu à Hollywood avant même d’avoir trouvé un éditeur : c’était le cas du premier tome de Maestra, ce qui explique la somme élevée qu’a dû débourser Robert Laffont.

Faire grimper les enchères

Dans cette guerre de chéquiers, une des techniques consiste à acheter « blind » (à l’aveugle). On ne présente qu’une infime partie du livre aux éditeurs, cinquante pages au maximum, avec un synopsis du reste. Avec ce début souvent très bien travaillé (un incipit scotchant reste une des lois du thriller), on laisse penser que le livre est une sensation, voire une révélation. Les éditeurs étrangers se ruent sur le bébé best-seller, et les enchères montent illico. Si cette pratique n’est pas l’apanage du

Ces histoires présentent des héroïnes très working girls et BCBG, dans une intrigue guère différente d’un livre à l’autre

thriller, c’est tout de même dans ce secteur qu’on en mesure l’ampleur. Agent littéraire qui fait autorité en France, Anna Jarota est une femme de « coups ». C’est elle qui a représenté La Fille d’avant et conduit les négociatio­ns en 2015, à Francfort. Elle raconte les opérations : « Un petit bout de manuscrit (cinquante pages) m’arrive par mail à une heure du matin, le premier jour de la foire. J’ouvre et lis le texte : on y trouvait tous les éléments d’un bon thriller psychologi­que. Le lendemain matin, dès l’ouverture des séances, plusieurs éditeurs français me faisaient déjà des offres ! Ils l’avaient donc lu en même temps que moi, ce qui n’est pas courant puisque je suis l’agent. Je me suis aperçue que la directrice du service étranger de l’éditeur aux États-Unis, Random House, avait envoyé le texte de son côté pour faire démarrer les enchères plus tôt ! »

Il arrive même qu’un éditeur doive acheter blind le deuxième roman d’un auteur s’il veut acquérir le premier. On frise la spéculatio­n. Autre pratique répandue : le « pre-empt », une offre (de 50 000 à 100 000 euros) valable pendant vingt-quatre heures, qui bloque la situation. Une technique qui peut s’avérer être du bluff, rien que pour faire grimper les enchères. Comme au poker ! Arnaud Hofmarcher, des éditions Sonatine, se souvient qu’un jour, un agent lui a demandé « s’il pouvait dire qu’on était sur une offre, alors que ce n’était pas le cas. Juste pour faire monter le prix… J’ai dit oui ».

Également agent littéraire, Michèle Kanonidis tempère : « Ces pratiques ne sont pas nouvelles. Les éditeurs prennent désormais beaucoup plus de précaution­s. Et pour nous, les agents, il ne s’agit pas juste de vendre le livre cher, mais de le vendre bien, c’est-à-dire dans une bonne maison. » Et MarieCarol­ine Aubert, du Seuil, de conclure : « Il y a une énorme pression pour ces gros trucs. Aux méthodes traditionn­elles est venu se greffer ce capitalism­e adapté à la fiction littéraire. C’est l’échelle de la démence. Les gens doivent savoir que ça existe, même si ça porte sur assez peu de titres dans une année. » On peut aussi se relire une bonne vieille Série noire !

Il est fréquent que le manuscrit d’un roman soit vendu à Hollywood avant même d’avoir trouvé un éditeur

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