Tenue de plage exigée
Le vêtement de bain n’a rien d’anodin, il fait même l’objet de batailles sans fin. Petite histoire du corps dénudé.
Le déclic remonte à l’entre-deux-guerres. L’humeur est enfin festive et légère, les vacances en famille se popularisent, une presse féminine s’invente. Sur les plages, certains s’étonnent : les maillots féminins « étaient de plus en plus échancrés sur la poitrine et dans le dos. Était-ce un effet de l’eau salée sur des étoffes peu solides, sujettes au rétrécissement ? » fait ainsi mine de s’interroger le journaliste Jean de Pierrefeu en 1927. Qui signale que des baigneuses ont été vues échancrant leur tenue à coups de ciseaux ! Soudain, les femmes – mais aussi les hommes – recherchent le contact du soleil, du vent, de l’eau sur leur épiderme. Et, surtout, s’exposent au regard des autres. « On se baigne dans la mer depuis le début du XIXe siècle, mais longtemps, les tenues de plage sont restées très amples. Parce que la pudeur l’exigeait, mais aussi parce qu’à l’origine cette activité se pratiquait plutôt l’hiver », rappelle l’historien Christophe Granger dans La Saison des apparences. Naissance des corps d’été (Éd. Anamosa).
Face à ce vent de liberté, c’est la panique. Tous ces corps relâchés heurtent la France guindée de l’entre-deux-guerres, qui voit deux camps s’opposer : les traditionalistes, attachés aux valeurs religieuses en perte de vitesse, et les modernistes. De nombreuses échauffourées éclatent sur les plages familiales de communes reculées. Un jour d’août 1927, des villageoises bretonnes s’arment de ronces et d’orties pour fouetter un groupe de baigneuses qui a pris l’habitude de se promener dans un petit bois attenant à la plage. Dans le Nord comme en Loire-Atlantique, de Malo-lesBains à Batz-sur-Mer, elles reçoivent insultes et coups de poing. Un curé s’en félicite : « Vous avez hué ces impudiques ! Bravo ! Ne laissez pas le haut du pavé aux porcs et aux sauvages ! »
La dictature des kilos
À l’autre bout du pays, c’est la même haine. Notamment à Sanary-sur-Mer, dans le Var, où des pères de famille se mettent en tête de défendre la moralité des lieux. En même temps, des groupes catholiques inondent les bords de mer de tracts offensifs. Le bulletin des associations et des oeuvres catholiques du diocèse de Lille incite aussi les fidèles à monter des « commandos de noyauteurs et de noyauteuses », pour « organiser des chahuts et houspiller les indécents » . On voit même circuler un kit militant comprenant des modèles de pétitions, de lettres au préfet, quatre tracts et deux affiches. Il s’achète chez les commerçants volontaires, dans les bureaux de la presse locale et les secrétariats diocésains. De nombreuses villes prennent des arrêtés municipaux.
Mais c’est peine perdue. La vague du dénudé avance irrésistiblement. Dès les années 1950, les ventes de maillots explosent. Au Bazar de l’Hôtel de Ville, à Paris, elles doublent en cinq ans. Quant au bikini, il représente 25 % des achats en 1950 et près de 50 % en 1964. Mais pour se montrer en si petite tenue, il faut désormais le physique ad hoc. Finie l’époque où l’on pouvait débarquer sur la plage avec un teint cachet d’aspirine et des bourrelets qui dépassent. Au travail, mesdames !
Dès le printemps, le compte à rebours commence. Les campagnes publicitaires vantent la magie des huiles de bronzage et les journaux vous aident à perdre vos kilos en trop. Elle et Marie Claire détaillent la technique du pinch test, qui consiste à pincer un bourrelet de chair entre le pouce et l’index. S’il dépasse de deux centimètres, il risque de se voir en lisière du maillot. « On apprend aux femmes à se mesurer, se peser, se pincer. On est dans une planification qui doit suivre un calendrier très strict, semaine après semaine », explique Christophe Granger. De quoi se sentir complexées. Pour « toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf », comme dirait Virginie Despentes, le revers de la médaille est dur à encaisser. Dans les rubriques « courrier des lectrices », des femmes racontent leur malaise.
En 1964, une nouvelle étape est franchie. Le directeur d’une plage privée de Cannes paie une jeune femme pour disputer
une partie de ping-pong la poitrine à l’air. Ce happening publicitaire est condamné par le tribunal de Grasse. Mais la cour d’appel invalide ce jugement, au motif que ces seins nus n’outragent en rien « une pudeur normale, même délicate » . Les années qui suivent, la bourgeoisie en déclin, qui réprouve la pilule, l’avortement et l’union libre, tente de contre-attaquer. Peine perdue. En 1975, un sondage de la Sofres clame : « Seins nus : les Français sont pour ! »