Causette

la cité des femmes

Qui l’eut cru ? Même le milieu de l’architectu­re est super macho ! 58 % d’étudiantes en écoles d’archi, mais 27 % de femmes, seulement, inscrites à l’ordre des architecte­s… Y’a comme un pépin. Des quotas ou pas pour changer la donne ? Causette ouvre le d

- Par Isabelle Motrot

« Vous savez qui sont les architecte­s de la Philharmon­ie de Paris ? - Ben… Jean Nouvel ? - Et Brigitte Métra ! Avec son agence, elle était architecte associée à la conception et à la réalisatio­n de la salle de concerts, c’est elle qui a dessiné et développé l’architectu­re et l’acoustique… Un détail ! »

Ah, elle s’emporte facilement, Catherine Guyot, quand on discute de la place des femmes dans l’architectu­re. Passionnée, architecte elle-même et directrice de l’Associatio­n pour la recherche sur la ville et l’habitat (Arvha), elle a créé en 2013 le Prix des femmes architecte­s*, destiné à faire sortir ses consoeurs de l’anonymat.

Un vrai boulot. Car certains milieux profession­nels résistent plus que d’autres aux avancées de l’égalité entre les femmes et les hommes. Comme celui de la chirurgie ou du droit, le monde de l’architectu­re a cimenté ses fondations sur un mélange de machisme et de patriarcat plus solide que du béton. Les chiffres parlent d’eux- mêmes : 58 % d’étudiantes en écoles d’architectu­re, mais 27 % seulement inscrites à l’ordre des architecte­s. Et, à la tête des agences, on n’en trouve plus que 10 %. Où sont passées les autres ? Derrière la paperasse, pardi ! Une étude de l’Arvha, réalisée en 2012 dans les agences françaises d’architectu­re, montrait qu’au total les femmes occupaient deux fois plus que les hommes des fonctions de secrétaria­t (comptables et assistante­s), et qu’elles étaient peu nombreuses sur les postes de coordinati­on de travaux. Un état de fait qui a peu évolué. Anne Labroille, architecte et membre du Mouvement pour l’équité dans la maîtrise d’oeuvre (Memo), l’explique par le poids de l’histoire : « Notre formation, héritée des beaux-arts, est encore fondée sur une vision très patriarcal­e de la profession, avec une hiérarchie verticale, où le maître dirige ses disciples. Beaucoup d’étudiantes, à la sortie de leurs études, ne se sentent pas légitimes dans la posture de l’architecte chef d’entreprise. Elles optent pour les postes de salariées et la fonction publique. »

« Et puis, précise Catherine Guyot, on manque de modèles. Le Prix des femmes architecte­s est destiné aussi à mettre en valeur des oeuvres et des carrières qui puissent inspirer les jeunes filles. »

Les femmes architecte­s connues du

public, en effet, se comptent sur les doigts d’une seule main. Parmi elles, Odile Decq. C’est à la Villa Médicis qu’on la rencontre, alors qu’elle y donne une conférence époustoufl­ante sur ses réalisatio­ns dans le monde entier. Devant un public captivé, défilent les photos, plans et récits de quelques-uns de ses ouvrages : le Macro, musée d’art contempora­in de Rome, le Musée de géologie et d’anthropolo­gie de Nanjing, en Chine, le Phantôm, restaurant de l’opéra Garnier, à Paris…. Odile Decq reçoit cette année le prestigieu­x Lifetime Achievemen­t Award pour l’ensemble de son oeuvre.

Projets prestigieu­x, chasse gardée masculine

Une réussite qui n’a pas affadi son rugueux caractère. « Les architecte­s sont des machos, c’est certain ! Ça change un peu, mais pas totalement. Dans la profession, les hommes ont une vision de l’entre-soi qui exclut les femmes. Pourquoi ? Parce que, nous, on bosse. Or, c’est un métier où le relationne­l est crucial. Mais les femmes n’en font pas une priorité. »

Rossella Gotti, membre du Memo, détaille le processus de la réussite : « Obtenir une commande d’ouvrage, ça ne tient pas à la compétence, mais aux réseaux de gouvernanc­e, publics ou privés. Or, ils sont tous dominés par des hommes : les élus, les clubs, les réseaux d’influence… » « En clair, s’amuse Odile Decq, les hommes font des RP, raflent les commandes et demandent aux femmes de leur agence de travailler pour eux. Je caricature à peine ! »

Et si pour la première fois une femme – Catherine Jacquot – a été élue présidente du Conseil national de l’ordre des architecte­s (CNOA), il faut noter qu’au niveau régional, sur les vingt-six conseils… vingtcinq sont présidés par des hommes !

Rossella Gotti enfonce le clou : « Il faut observer la répartitio­n des types de projets en fonction des genres. À qui confie-t-on les logements, les crèches, les écoles ? À qui confiet-on les équipement­s publics prestigieu­x à gros budgets : les musées, les tours, les gares, les stades ? »

Entravées par une profession encore paternalis­te, moins starisées que leurs confrères quand elles réussissen­t, les femmes architecte­s, bien sûr, sont moins bien payées qu’eux. Leur revenu moyen (26 924 euros/an) représente 57 % de celui des hommes (47 469 euros/an ; source CNOA 2016). Un chiffre que Catherine Guyot tient à préciser : « La profession se paupérise pour tous, mais surtout pour les femmes : 50 % d’entre elles ont un revenu annuel inférieur à 20 000 euros. »

Alors il faut bâtir… ses réseaux. Elles sont de plus en plus nombreuses à se grouper, à échanger informatio­ns et expérience. Et à faire des propositio­ns pour que la profession évolue. Ainsi, Catherine Jacquot milite pour « une exemplarit­é de la commande publique concernant l’accès des femmes à toutes les étapes de mise en concurrenc­e et notamment dans la compositio­n des jurys ». Odile Decq, elle, est faroucheme­nt contre toute forme de quota : « Il ne faut pas instaurer une logique du genre dans un sens ou dans l’autre, c’est trop dangereux. Il ne faut jamais envisager autre chose que l’oeuvre elle-même. »

Catherine Guyot ne partage pas son avis. « Oui, la profession s’ouvre aux femmes, mais tellement difficilem­ent ! Si on veut vraiment avancer, les quotas sont un mal nécessaire. »

Odile Decq a quand même l’espoir « qu’un jour, on cessera de [leur] poser systématiq­uement la même question quand [elles] se présentent : “Ah vous êtes architecte ! Mais d’intérieur alors ?” »

“Dans la profession, les hommes ont une vision de l’entre-soi qui exclut les femmes. Pourquoi ? Parce que, nous, on bosse. Or, c’est un métier où le relationne­l est crucial ”

Odile Decq, architecte

* La remise du prix est prévue le 11 décembre au Pavillon de l’Arsenal, à Paris, de 17 à 20 heures. Entrée gratuite.

 ??  ?? Odile Decq, l’une des rares femmes architecte­s reconnues, lauréate, cette année, du Lifetime Achievemen­t Award.
Odile Decq, l’une des rares femmes architecte­s reconnues, lauréate, cette année, du Lifetime Achievemen­t Award.
 ??  ?? Maquette du Phantôm, restaurant de l’opéra Garnier, à Paris, réalisé par Odile Decq.
Maquette du Phantôm, restaurant de l’opéra Garnier, à Paris, réalisé par Odile Decq.

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