Causette

La fée cabossée

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Framboise, c’est ma copine d’enfance. Elle voulait tout le temps jouer à Robin des bois. La semaine dernière, je l’ai revue, dans le « centre de quartier » de ma jeunesse, pour le carnaval des associatio­ns. Ça sentait bon le curry, le lait de coco, les crêpes et le ti-punch. Dans le hall, musique chaloupée et mélange inimitable des génération­s et des population­s. Dehors, un grand brasero dans un bidon et autour, les fumeurs qui se tapissent les poumons à la nicotine. C’est là que je l’ai reconnue. À cause de son déguisemen­t. Le bonnet vert pointu, les collants et l’arc. C’était bien ma Framboise. En un peu plus cabossée. J’ai pointé mes deux doigts dans son dos en criant : « La bourse ou la vie ! » et nous sommes tombées dans les bras l’une de l’autre en poussant de petits cris aigus pour ne pas avoir à nous dire notre émotion. Ça faisait des années que je n’avais pas remis les pieds dans la cité. Elle y était restée. Le Bafa d’abord, pour aider les gamins, les sortir, les amuser, et puis, comme l’animation n’a qu’un temps, surtout partiel, quand étaient arrivés les enfants, les siens, elle avait dégotté un boulot de caissière au supermarch­é du coin. Elle me raconte des bouts de vie, comme des blagues. Son Patou était devenu violent, il ne pouvait plus supporter le chômage ni l’alcool, et elle avait dû lui dire d’aller ramener sa fraise ailleurs. Framboise avait continué à élever les marmots, seule, s’apitoyant sur le malheur du monde devant le journal de 20 heures, en sirotant ses apéros après le boulot.

Maintenant, les enfants sont partis et Framboise est au chômage, alors elle a monté une associatio­n pour aider des migrants. Elle me les présente, Ahmed, Suleyman, Kamal, Akram, Hayyan, ils sont soudanais, érythréens, syriens ou irakiens. Jeunes. Emmitouflé­s dans d’énormes doudounes décolorées, bonnets, écharpes. Ils sont pelotonnés autour des flammes. Ils me disent bonjour madame, timidement, mais quand Framboise les houspille – « Alors, les gars ? J’avais dit “déguisé” ! » –, ils s’éclairent.

Ils la regardent en souriant, qui s’agite avec ses collants verts improbable­s et son bonnet pointu, elle leur distribue une crêpe à chacun, en s’écriant : « Spécialité de la France, c’est Framboise qui régale ! » Elle continue à se réchauffer sérieuseme­nt le gosier à grandes lampées de rhum tout en me racontant qu’il y a une semaine, « on » lui en a enlevé sept, d’un coup, comme dans l’histoire des mouches avec le petit tailleur. Les larmes aux yeux, elle m’explique qu’ils ont été « dublinés » lors de leur demande de statut de réfugié. La loi votée à Dublin prévoit que la procédure doit se faire dans le premier pays de l’Union européenne touché par leurs orteils usés. En l’occurrence, l’Italie. Du coup, ils sont repartis dans un bus sans même connaître le carnaval des associatio­ns. Framboise sirote les dernières gouttes d’un énième ti-punch et je ne sais pas quoi dire. Heureuseme­nt, feu Johnny se met à brailler « Que je t’aime » dans l’enceinte. Je la vois entraîner Akram sur la piste dans un slow qui devrait lui donner envie de rentrer chez lui illico, tellement Framboise lui piétine les pinceaux, mais lui, tout droit, tout gentil, si jeune et si poli, soutient son amie en collants verts qui se pose bien au chaud au creux de son épaule, ferme les yeux et s’oublie le temps de la danse sur la doudoune défraîchie.

Là, Suleyman de sa voix douce me murmure à l’oreille : « Tu vois, madame, ici, tout le monde est utile, la fée Framboise, elle s’occupe de nous et lycée de Versailles*, comme elle dit souvent en rigolant. D’ailleurs, elle nous appelle ses “rois soleil” et elle dit qu’on éclaire sa vie. »

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