Élections en Russie : les Pussy Riot en ont ras le Poutine
Condamnées pour « hooliganisme » et « incitation à la haine religieuse », en 2012, puis emprisonnées près de deux ans dans les plus rudes prisons de Sibérie, les Pussy Riot n’ont pour autant jamais cessé le combat. À quelques jours de la très probable réé
CAUSETTE : Le principal candidat d’opposition à Poutine à l’élection présidentielle du 18 mars – depuis qu’Alexeï Navalny 2 a été empêché de se présenter – est une candidate : Ksenia Sobtchak. Même si elle est considérée comme une marionnette du Kremlin, le fait qu’il s’agisse d’une femme est-il un signe positif ?
Cette élection est un simulacre d’élection. Les
MARIA ALEKHINA : autorités prétendent qu’il y a une vraie opposition, mais rien n’est démocratique, ce n’est qu’un semblant d’opposition. Je ne crois pas aux semblants d’élections. Peu importe qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes. Je crois aux gens qui descendent dans la rue. Eux sont courageux. C’est en eux que je crois. Six ans ont passé depuis votre prière punk où vous chantiez
« Vierge Marie, mère de Dieu, chasse Poutine » , dans la cathédrale du Christ-Sauveur, à Moscou. La société russe a changé son regard sur le féminisme depuis ?
Hélas, la ligne de conduite de l’État est toujours
M. A. :
complètement antiféministe. Il y a eu beaucoup de changements, mais dans le mauvais sens. En janvier 2017, la Douma [le Parlement russe, ndlr] a adopté, à une large majorité, une loi décriminalisant les violences commises dans le cercle familial. Alors que jusque-là, leurs auteurs risquaient deux ans de prison, la peine encourue est aujourd’hui une simple amende. Or, les violences conjugales sont un problème endémique en Russie, environ 14 000 femmes sont grièvement blessées ou tuées chaque année par leur partenaire. Pire, lors de ma détention [de mars 2012 à décembre 2013], j’ai rencontré énormément de femmes derrière les barreaux pour des actes commis en réponse à ces violences conjugales. Le silence imposé par l’État et par les médias d’État à ce sujet est intolérable. Les gouvernements occidentaux prennent des mesures en faveur des droits des femmes. Ici, il n’en est rien. De la même façon, les violences à l’égard des homosexuels, comme les cas révélés au printemps et à l’été 2017 en Tchétchénie, ne font qu’augmenter. L’Occident a près de cinquante ans d’expérience de féminisme, ce qui n’est pas le cas de la Russie.
Comment expliquer que la Russie soit aussi patriarcale et en retard sur ces questions alors qu’en 1917 elle était à l’avant-garde du féminisme (droit de vote accordé aux femmes, droit à l’IVG, femme ministre chargée des droits des femmes 3) ?
Le mouvement avant-
M. A. : gardiste féministe créé durant la révolution a très vite été muselé. Certes, l’Union soviétique a été le premier pays à adopter le droit à l’avortement et les quotas de femmes dans les assemblées électives. Mais toutes ces lois ont été vidées de leur sens en à peine dix ans par Staline. La répression a détruit toutes les formes d’avant-garde politique et artistique. Bon nombre de poètes et poétesses, écrivain · es, musicien · nes ont été emprisonné·es, déporté·es au goulag ou tué·es. Toutes celles et ceux qui créaient un changement ont été supprimé·es. Le parallèle avec Poutine et les autorités actuelles est à faire. L’an dernier, le ministère de la Culture a inauguré en grande pompe un monument à la gloire de Staline dans le centre de Moscou. On devrait toutes et tous avoir en mémoire ce que ce dernier a fait à la culture russe. Pourtant, 60 % des Russes, selon plusieurs sondages, pensent que Staline était un grand leader, que c’était une bonne chose qu’il ait une main de fer. Ça explique pourquoi l’actuelle Russie est si patriarcale. Ce symbole du leader fort, on le retrouvait déjà durant la monarchie, au temps des tsars. Toutes les décisions de Poutine et toute sa propagande nourrissent ce concept du père protecteur, de l’homme fort qui va régler les problèmes de la nation. Et per
sonne ne le contredit.
C’est-à-dire ?
L’ensemble des médias
M. A. : est contrôlé par l’administration Poutine, et c’est de pire en pire depuis l’annexion illégale de la Crimée 4. Les rares médias indépendants, souvent sur Internet, sont interdits, censurés, de nombreux rédacteurs et rédactrices en chef, journalistes ont été licencié·es. C’est un risque permanent d’émettre une voix contraire.
Dans ce climat, pourquoi les féministes sont-elles une épine dans le pied de Vladimir Poutine ?
Parmi les mouvements
M. A. : contestataires, le féminisme est marginalisé : ses militantes font l’objet de répression et ne bénéficient pas du soutien médiatique ou public qu’ont d’autres mouvements. Mais le système Poutine, plus largement, essaie de détruire toutes les voix indépendantes de ce pays. C’est de pire en pire ces six dernières années, depuis les grandes manifestations de 20112012 [le plus gros mouvement de contestation qu’ait connu le pays depuis la chute de l’URSS]. Il n’y a quasiment aucun·e opposant·e politique qui n’ait pas de procédure judiciaire à son encontre. On le voit bien avec Alexeï Navalny. Les gens vont en prison aujourd’hui pour un simple partage de post Facebook ! Pour moi, ce n’est pas seulement une chasse à l’opposition, c’est une guerre invisible que l’État mène à l’encontre de son propre peuple, soutenue par les médias officiels.
En tant que Pussy Riot, figure emblématique de cette contestation, comment vivez-vous en Russie depuis votre sortie de prison en décembre 2013 ?
Toujours comme une opposante. Avec Nadejda [Nadejda
M. A. : Tolokonnikova, l’autre membre des Pussy Riot détenue], on a à nouveau des projets. Dans les mois à venir, on va peut-être mener
“Poutine et toute sa propagande nourrissent ce concept du
père protecteur qui va régler les problèmes de la nation. Et personne ne le contredit ”
davantage d’actions publiques. En attendant, je poursuis mes actions de protestation et de soutien aux personnalités arrêtées comme Oleg Sentsov, un cinéaste ukrainien condamné à vingt ans de prison pour avoir notamment dénoncé l’annexion de la Crimée. À notre sortie de prison avec Nadejda, nous avons créé Zona Prava, une association de défense des droits des prisonniers en Russie. Nous avons aussi lancé Media Zona, un site d’informations indépendant consacré à l’actualité du système pénitentiaire. Aujourd’hui, notre site Internet est l’un des médias indépendants le plus lus en Russie.
Votre compagnon, Dmitri Tsorionov, est un activiste orthodoxe, pro-life, anti-LGBT. Il avait même milité à l’époque pour l’emprisonnement des Pussy Riot. Comment conjuguez-vous amour et combat féministe ?
On discute beaucoup ensemble, on échange. C’est un long
M. A. : processus. Les controverses m’intéressent. Chaque personne est paradoxale et complexe. Aujourd’hui, il lutte pour d’autres combats. L’an dernier, il militait énormément contre la soviétisation du pays mise en place par Poutine. Il est venu à la présentation de mon livre dans une galerie féministe à Moscou. Ses anciens collègues lui ont alors dit qu’il était un homme immoral, qu’il avait abandonné ses idées, ses valeurs. Je crois qu’il a compris que tout ça, c’était des conneries.
L’an dernier, les manifestations contre la dépénalisation des violences domestiques ont été entravées. La marche pour la Journée des droits des femmes a été interdite. Internet et les réseaux sociaux prennent-ils le relais de la contestation ?
Bien sûr, les réseaux sociaux ont un rôle crucial. Et malgré
M. A. : l’impopularité du féminisme, de plus en plus de jeunes femmes rejoignent la cause par le biais d’Internet. Une résistance a lieu sur la Toile, comme la pétition lancée par la féministe Alena Popova pour forcer la Douma à revenir sur la loi concernant les violences domestiques. Moi-même, j’ai dû passer par Internet pour faire publier mon livre, Jours d’insurrection, car aucun éditeur n’a voulu l’éditer en Russie. Mais le système Poutine a bien compris l’importance d’Internet et il prend la voie de la Chine à ce sujet. Il peut facilement fermer n’importe quel site ou compte de réseau social.
Tout de même, à l’été 2016, le hastag #Jenaipaspeurdeledire a permis de briser le tabou des violences sexuelles en Ukraine et en Russie. En octobre 2017, c’est aussi sur le Net qu’une étudiante de Saint-Pétersbourg a dénoncé le harcèlement sexuel dans les transports en commun… Quel conseil donneriez-vous à ces petites soeurs féministes ?
C’est surprenant de rencontrer et d’entendre des jeunes
M. A. : femmes me dire qu’on a été à la base de leur prise de conscience, qu’elles nous suivent depuis l’école et qu’elles ont grandi avec nous. C’est une raison, pour moi, de continuer le combat. Mais il ne faut pas oublier que les Pussy Riot, ce n’est pas seulement Nadejda et moi. C’est un collectif qui se bat pour les mêmes idées. Olga, par exemple, nous a rejointes en 2015. Elle a une histoire extraordinaire. Elle travaillait au sein de la police et a quitté l’institution pour rallier notre groupe. Donc, mon conseil serait : fais ce que tu peux, ne te laisse pas envahir par la peur. La pire prison qu’il soit est ton autocensure.
Les soutiens à Poutine nous disent qu’on est immorales. La principale voix de la soi-disant moralité est celle de l’Église orthodoxe. Quelle hypocrisie ! L’élite religieuse se sent autorisée à donner des leçons à des femmes qui sont confrontées à une grossesse non désirée, leur disant que si elles avortent, elles sont des meurtrières et qu’elles devraient être en prison. L’une des figures religieuses les plus populaires ici affirme sans aucun problème que si une femme se fait violer, c’est normal qu’elle se sente coupable, car sa tenue vestimentaire a provoqué ce viol. Tant qu’il y aura ce genre de discours merdiques, il faudra incarner une opposition. 1. Jours d’insurrection, de Maria Alekhina. Éd. du Seuil, 2017. 2. La candidature d’Alexeï Navalny a été invalidée par la commission électorale en raison de condamnations pénales que le blogueur anticorruption réfute. 3. Alexandra Kollontaï, nommée commissaire du peuple à l’Assistance publique, chargée des droits des femmes, de la famille et de la santé. 4. La Russie a annexé la péninsule ukrainienne en mars 2014. Un acte condamné par la communauté internationale.