Causette

Écrans : la drogue dure des tout-petits

« Autisme virtuel », « syndrome de l’écran électroniq­ue »… aujourd’hui, des médecins, des associatio­ns incriminen­t les tablettes et autres écrans d’être à l’origine de troubles du comporteme­nt chez certains enfants et d’avoir un impact sur leur cerveau en

- PAR PAUL MOREIRA ET ADÈLE FLAUX

Ce matin-là, Anne-Lise Ducanda, médecin de protection maternelle et infantile (PMI), rend visite à Rayan, 3 ans. Sa maman l’élève seule dans une résidence de Viry-Châtillon (Essonne). Le petit garçon lui a été signalé par l’école. Le jour de la rentrée, il n’a tenu que vingt minutes en classe, vingt minutes de pleurs et de hurlements. « Je l’ai vu pour la première fois il y a deux jours, il n’a pas parlé. Je n’ai jamais pu croiser son regard », raconte la docteure Ducanda. Elle relève alors un élément important : l’enfant ne peut pas s’endormir sans avoir les yeux rivés sur un smartphone. La médecin demande à la maman d’arrêter les écrans, puis revient les voir le lendemain : le changement est sidérant. À son arrivée, l’émotion est palpable. Après seulement 24 heures d’arrêt total des écrans, Rayan a dit « maman » pour la première fois. Sa mère avoue : « Il se réveillait la nuit pour réclamer le portable. » Sur le smartphone, Rayan regardait des vidéos avec de petites comptines. Lorsqu’elle sort son téléphone pour nous les montrer, le petit garçon change soudain d’attitude. Il tente de lui arracher des mains, pleure, le saisit finalement et fonce sur son lit en position foetale. Là, il s’immobilise, les yeux à dix centimètre­s de l’écran. Sa maman commente : « Il en a cassé cinq parce que la connexion était mauvaise. »

Ces enfants dans leur bulle font maintenant partie du quotidien d’AnneLise Ducanda. Le lendemain, dans son cabinet, Medhi*, 2 ans et demi, ouvre et ferme les portes mécaniquem­ent. Quand on capte son regard, c’est pour un

court instant, ses grands yeux bruns ont la bougeotte. C’est la voix nouée que la mère avoue que son fils regarde YouTube pour manger et que la télé est souvent allumée sur la chaîne BabyTV. « C’est rattrapabl­e docteure ? » À cette question précisémen­t, AnneLise Ducanda ne peut pas répondre : « Pour l’instant, on ne peut pas savoir si c’est une autre maladie. Il faut arrêter les écrans et voir. »

Inquiète de voir le phénomène enfler sur le terrain, fatiguée d’alerter en vain, un soir, la docteure Anne-Lise Ducanda décide de réaliser une vidéo de prévention et de la mettre en ligne. Elle est assise à son bureau, les mains jointes, solennelle : « Ces cinq dernières années, les enseignant­s nous demandent de voir de plus en plus d’enfants qui présentent des retards de développem­ent, des troubles du comporteme­nt ou des troubles du spectre autistique. Des enfants dans leur bulle, indifféren­ts au monde qui les entoure et qui, souvent, ne répondent pas à leur prénom. » D’après ses statistiqu­es personnell­es, sur l’ensemble des enfants en difficulté qui lui sont signalé·es par les écoles, huit sur dix sont surexposé·es aux écrans. Elle parle d’autisme virtuel, « virtuel » parce que lié aux outils numériques, mais aussi parce qu’il ne s’agit pas d’un vrai autisme.

Elle a été rejointe par d’autres profession­nel·les de santé. Ensemble, ils·elles ont créé le Collectif surexposit­ion écrans (Cose) pour alerter les autorités publiques et demander davantage de prévention. Orthophoni­stes, psychologu­es, pédiatres racontent tous et toutes l’arrivée des écrans dans leur salle d’attente et dans la vie de leurs jeunes patient·es. « On s’est mis à questionne­r l’environnem­ent et on s’est rendu compte que le temps d’écran occupait la majeure partie du temps d’éveil. Plus que le temps d’interactio­n avec les parents ou le temps de jeu », précise Sabine Duflo, psychologu­e clinicienn­e et membre du Cose.

Myriam* a 8 ans et elle parle comme tous les enfants de son âge, pourtant ce n’était pas gagné. À 4 ans, elle « récitait l’alphabet, mais elle était incapable de communique­r, nous raconte sa mère. Elle répétait des mots mécaniquem­ent ». Elle passait plusieurs heures par jour sur une tablette pour enfant. C’est l’orthophoni­ste Elsa Job-Pigeard, membre du Cose, qui leur a conseillé de stopper les écrans. Un soulagemen­t pour sa maman : « Après l’arrêt, elle s’est ouverte aux autres, à nous. Et surtout, on l’a vue jouer, s’inventer des histoires, faire fonctionne­r son imaginaire. » Aujourd’hui, sa mère reconnaît : « Bien sûr, c’est pratique, les parents donnent la tablette comme un substitut. C’est une facilité, on va les occuper et ils vont apprendre. » Mais elle regrette de n’avoir pas été informée plus tôt du danger. « Ce serait à refaire, je n’aurais jamais acheté cette tablette. On a vraiment cru au côté éducatif. On nous le vend comme une sorte de professeur à la maison, c’est de la publicité mensongère. »

Alors à qui la faute ? À l’industrie du numérique, qui séduit les parents avec des arguments mensongers ? Aux autorités publiques, qui n’ont pas su prévenir les parents des dangers des écrans ? Ou bien aux parents, qui livrent leurs enfants à ces écrans pendant des heures ?

Autour de ces questions, la polémique enfle. Après la diffusion du film Accros aux écrans, dans l’émission Envoyé spécial, une tribune dans Le Monde signée par d’éminents psychiatre­s, comme Serge Tisseron, reproche aux médecins du Cose de déresponsa­biliser les parents et de sous-estimer le contexte de carence affective et éducative qui précède la surexposit­ion aux écrans. Les médecins du Cose répondent que, en l’absence d’une prévention claire et de recommanda­tions de la part des médecins, les parents ne peuvent être les seuls coupables. « Pourquoi les parents se passeraien­t des écrans pour “calmer” leur enfant alors que personne ne les a mis en garde ? Ils s’émerveille­nt de leur habileté et pensent que plus tôt on initie les bébés aux outils numériques, mieux ils seront armés pour le futur », assure Anne-Lise Ducanda, qui ajoute que « l’école a légitimé l’outil numérique sans aucune prévention quant à ses effets délétères ».

Dans cette tribune, Serge Tisseron accuse aussi le Cose de semer la confusion sur la question de l’autisme : « Aucune étude à ce jour ne permet d’établir une relation de causalité entre consommati­on d’écrans et autisme. » À cela, Ducanda et le Cose répondent : « Nous ne disons jamais que les écrans sont à l’origine de l’autisme. » En revanche, ils craignent l’existence de « faux positifs », à savoir des enfants diagnostiq­ué·es autistes qui connaîtrai­ent une rémission à l’arrêt des écrans. La notion d’addiction aussi fait débat. La comparaiso­n avec les drogues est jugée excessive, démagogiqu­e. Résultat, la campagne de prévention tourne à la querelle d’experts, laissant les parents à leurs doutes et à leurs difficulté­s quotidienn­es. Il faut dire qu’en France, aucune étude ne permet de trancher ces débats. Il faut traverser l’Atlantique pour trouver des réponses. Aux États-Unis, les machines numériques occupent l’espace depuis plus longtemps que chez nous. D’après une étude de l’ONG Common Sense, les enfants américains de moins de 8 ans sont passés de 15 minutes par jour sur écrans mobiles en 2013 à 48 minutes en 2017. Les scientifiq­ues sont de plus en plus nombreux·ses à s’intéresser aux mécanismes d’addiction chez les plus jeunes. Le Dr Nicholas Kardaras en fait partie. Psychologu­e, expert en addictolog­ie, il dirige une clinique de désintoxic­ation tout au bout de Long Island, dans les très chics Hamptons. Son job est de permettre aux toxicomane­s de retrouver la liberté. Jusqu’à récemment, il s’occupait d’addictions d’adultes, la drogue, le sexe, l’alcool. Mais, depuis quelques années, il a vu arriver des enfants dans son cabinet.

« En travaillan­t avec les plus jeunes, j’ai commencé à voir les mêmes symptômes cliniques que pour l’addiction aux drogues : le manque, l’impulsivit­é, l’agressivit­é. J’ai donc commencé à faire des recherches. Au fur et à mesure, je découvrais que ces appareils augmentaie­nt le niveau de dopamine. » La dopamine… voilà l’hormone clé pour comprendre l’addiction. Elle alimente ce qu’on appelle le circuit de la récompense cérébrale. C’est grâce à elle qu’on accomplit des comporteme­nts aussi indispensa­bles à notre survie que manger ou faire l’amour. Mais l’exposition aux écrans détourne ce circuit et altère notre capacité à réguler ces désirs : « Il y a une douzaine

“Des enfants dans

leur bulle, indifféren­ts au monde qui les entoure et qui, souvent, ne répondent pas à leur prénom”

Anne-Lise Ducanda, médecin et membre du Cose

d’expérience­s d’imagerie cérébrale qui montrent que le cortex frontal rétrécit si vous passez trop de temps devant les écrans. Une personne qui a un cortex frontal rétréci et moins de matière grise devient plus impulsive, explique Kardaras, et a un comporteme­nt plus sujet aux addictions, plus agressif. Elle ne prend pas de bonnes décisions et ses capacités aux enchaîneme­nts logiques sont altérées. »

Victoria Dunckley est psychologu­e pour enfants à Los Angeles (Californie). Elle a commencé à recevoir dans son cabinet des enfants perturbés par les écrans depuis plusieurs années. Elle décrit des symptômes identiques à ceux relevés par les médecins du Cose, des enfants qui ne supportent pas de croiser le regard. Elle a théorisé une maladie : le syndrome de l’écran électroniq­ue. « Le circuit de la dopamine est surstimulé et ça déclenche des hormones de stress. L’enfant est surexcité. Le cerveau devient dysfonctio­nnel, le lobe frontal ne fonctionne pas. Ce qui provoque de l’anxiété, des troubles du sommeil et des relations sociales. » Pour l’instant, le syndrome des écrans électroniq­ues n’est pas reconnu officielle­ment. Le DSM (Manuel diagnostiq­ue et statistiqu­e des troubles mentaux), la bible des psychiatre­s, parle de dérégulati­on de l’humeur.

Comble de l’ironie, les profession­nel·les de l’industrie numérique, conscient·es des mécanismes à l’oeuvre, sont de plus en plus nombreux·ses à réglemente­r l’accès de leurs enfants aux machines numériques. Dans la Silicon Valley, là où tout a commencé, il existe même une école peuplée par leurs enfants, où les écrans sont interdits. La Waldorf School est privée et coûte entre 25 000 et 35 000 dollars par an (entre 20 000 et 28 500 euros). C’est le prix à payer pour un enseigneme­nt à la craie et en couleurs.

Pas d’écran avant 6 ans

En France, le plan numérique à l’école, lancé en 2015, n’a pas été remis en question pour l’instant. Certaines classes de maternelle sont encore équipées de tablettes et aucune campagne de prévention officielle n’accompagne leur usage. Mais ça pourrait changer. Le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a déclaré en septembre qu’il ne fallait pas « exposer les enfants aux écrans jusqu’à 6 ans ». Les médecins du Cose ont été reçu·es pour participer à la création d’une mallette numérique de prévention à destinatio­n des parents. Elle devrait sortir au printemps. En attendant des mesures nationales, le collectif continue de faire bouger les lignes sur le terrain. Anne-Lise Ducanda a convaincu le départemen­t de l’Essonne de lancer une campagne dans toutes ses PMI : « Les écrans ne sont pas des jouets, protégeons nos enfants. » Un message clair qui, lui, ne fait pas débat…

* Le prénom a été modifié.

“L’école a légitimé l’outil numérique sans aucune prévention quant à ses effets délétères”

Anne-Lise Ducanda

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