Causette

Fiction : futuroflir­t

Vingt ans après la déferlante #MeToo, grand chambardem­ent dans les rapports entre femmes et hommes. Les filles draguent et le consenteme­nt de chacun est de rigueur. Retour vers le futur.

- 25 février 2038, Paris. PAR JEANNE DUPLEIX

Je ne sais plus exactement comment le sujet est arrivé. On mangeait la polenta du dimanche, toutes les deux. Je racontais ma rencontre avec Marcel. Ma mamie Émilie a commencé par ricaner : « Marcel, hin hin hin, c’est quand même drôle tous ces prénoms de vieux que vous vous fadez, mes pauvres enfants, vos parents ont bien craqué. » Puis sentant son hors sujet : « Pardon, mon petit chat, raconte-moi donc ton loustic. »

Elle parle comme ça Émilie, elle a 84 ans, née en 1954.« Il t’a accostée dans un bar ? Il t’a payé un verre ? Vous étiez ivres !? Tu as fermé les yeux et il a déposé un baiser sur ta bouche, puis il t’a plaquée sauvagemen­t contre un mur et il t’a emballée comme un fou furieux et là, il a commencé à mettre la main dans ta culotte et… »

Moi, à ce moment-là, j’ai posé ma fourchette, outrée : « MAIS NON, mais Mamie, STOP, arrête !!! » Depuis qu’elle a Alzheimer, elle déraille un peu. Et je voyais bien les étincelles grossir dans ses yeux. Gênance.

Plus doucement, j’ai donc dit : « Bah non. C’est horrible ce que tu racontes là... » Puis : « Tu sais bien, Mamie, on fait plus comme ça depuis longtemps, maintenant. » Là, je vois que ça se reconnecte dans son cerveau. « Ah oui, c’est vrai, y a eu #MeToo, là. » Un silence. Je la vois perdue. « Mais comment font les garçons alors ? » « Déjà, ce ne sont plus les garçons qui font… Aujourd’hui, tout le monde drague ! »

Ça y est, le nez dans sa polenta, elle n’a plus l’air de m’ écouter. J’essaie de la captiver : « Tu vois, par exemple, Marcel, on s’est rencontrés en club vers 2 heures du matin. J’étais en train de m’acheter un cachet d’ysatsce * au bar et lui aussi. Je l’ai vu avec ses cheveux rose fuchsia en bataille, sa moustache, ses yeux plus bleus qu’un ciel en été, son torse nu, ses piercings sur ses tétons et sa jupe longue à paillettes : j’ai craqué. »

Mamie Émilie sourit, mon histoire l’intéresse de nouveau. « Et après alors ? » Je continue : « Bah, on a commencé à rire parce que j’avais des billets pour payer. Il m’a dit : “Woo, mais t’en as encore ?” J’ai dit : “Oui, c’est mes derniers, je les épuise doucement parce que je suis déjà nostalgiqu­e et que je trouve ça flippant quand même de payer avec son empreinte digitale…” Là, il m’a traitée de réac. Ce à quoi j’ai répondu : “Mieux vaut être réac qu’un robot du capital écervelé, mec.” Il a ri, j’ai ri. On a continué de parler et puis, une fois mon cachet acheté, je lui ai dit : “Quand je serai pleine d’amour, que j’aurai envie d’embrasser et de faire l’amour pendant des heures, j’aimerais bien que ce soit avec toi. Tu en penses quoi ?”

Émilie me fait des gros yeux, tendue d’un coup, elle croasse sauvagemen­t : « QUOI ? Tu lui as dit ça ? Non, mais ça va pas la tête ? » Je la rassure : « Dire clairement ce qu’on veut, c’est quand même plus

simple pour être sûre de ne pas l’imposer... » Elle grommelle : « Mgrmf. » Pas contente.

« Et il a réagi comment ton loustic ? » Je lui réponds, fière : « Il a souri ! Puis il m’a dit que c’était un bon programme, qu’il serait content d’y participer. » Elle : « Ah ! OK. » Je poursuis : « Vers 6 heures du matin, je lui ai demandé si mon programme l’intéressai­t toujours car j’avais très envie de sa bouche et du reste de son corps. Il a encore souri. »

Elle me trouve trop audacieuse. Je le vois à son roulement d’yeux. Elle croit que je suis une exception : « Non, mais, Mamie, tout le monde fait comme ça ! Tout le monde s’assure du consenteme­nt de son partenaire et à chaque étape. » Elle me répond en mastiquant sa polenta : « Ouais, mais si quelqu’un veut pas, il fait quoi hein ? » Je glousse : « Bah, il le dit voyons ! Mais tu sais, c’est normal que quelqu’un puisse dire “non”, on a eu plein de cours sur la question du consenteme­nt. Je sais qu’à ton époque vous parliez de “râteau” et que pour vous, c’était une humiliatio­n terrible. Mais aujourd’hui, c’est différent, tout le monde sait qu’on peut te dire “non” sans que ce soit grave. C’est juste des désirs qui ne se rencontren­t pas, tu comprends ?» Elle s’essuie la bouche. « Mais tu vas le revoir ton Marcel ? » Moi : « Je crois, oui, il me plaît, je lui plais, le sexe était cool. Mais j’ai peur de suffoquer. Et j’ai pas envie qu’il croie que je suis à fond sur lui. »

Je la sens satisfaite soudain, contente du coup qu’elle s’apprête à donner : « Ah bah, tu vois, vous faites les malins avec votre consenteme­nt, mais y a des trucs qui ne changent pas quand même. » * Nouvelle génération d’ecstasy qui décuple les effets de l’énamoureme­nt.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France