Pour en finir avec l’amour courtois
La drague des femmes ? Une pratique longtemps cantonnée à l’attente passive de l’action masculine. Un non-choix séculaire qui, malgré la fulgurante progression post-soixante-huitarde, pèse encore aujourd’hui dans les rapports femmes-hommes.
Apparemment, ils n’attendent que ça. Dans un sondage Ipsos interactive commandé par nos confrères de GQ, 79 % des hommes affirment vouloir « que les femmes soient plus séductrices ». Le résultat atteint même « 84 % chez les 51-65 ans », se félicite le magazine masculin dans son dossier de février consacré au sexe de l’après-Weinstein. À l’abordage, moussaillonnes ? Larguez les amarres de la timidité, voguez vers cette délicieuse terre inconnue et mystérieuse nommée Drague ? À en croire vos témoignages (page 39), vous êtes déjà un certain nombre à le faire. Quant à celles qui n’osent pas, ma foi, c’est peut-être parce que notre société les a assommées depuis leur naissance à grands coups de différenciation genrée en matière de séduction.
Prenez cet article publié en 2008 sur Aufeminin.com qui tombe dans les tout premiers résultats de Google quand on lui soumet la requête « draguer un homme » . La première « méthode » conseillée est tout sauf une tactique de drague, faisant passer une limace de mer pour bien plus entreprenante qu’une femme cherchant à conquérir un partenaire : « Adoptez la Lady attitude et respectez la tradition. En gros : ne bougez pas. Si un homme vous plaît et si vous souhaitez faire plus ample connaissance, laissez- le venir à vous. La plupart d’entre eux n’apprécient pas que les femmes inversent les rôles. » Notez que cette technique a d’autant plus de chances de réussir si elle est accompagnée d’incantations à Aphrodite, voire d’un pèlerinage à Lourdes. Et tout le malaise autour de la drague des femmes réside dans cette simple injonction : « Respectez la tradition. » Mais quelle tradition au juste ? Ah, mais oui, c’est vrai… « Dans le jeu de séduction, les rôles entre femmes et hommes sont impartis depuis des siècles et ont été codifiés par “l’amour courtois” du Moyen Âge, puis sous l’Ancien Régime. Il incombe aux hommes d’être dans la posture du conquérant et aux femmes d’être la conquête, c’est-à-dire d’être dans un registre strictement passif », rappelle Jean Claude Bologne, historien à qui l’on doit notamment L’Invention de la drague 1. « Leur seule possibilité d’initiative consiste à se montrer disposées à recevoir les transports amoureux de l’homme choisi, mais sans se compromettre. On peut, par exemple, penser aux oeillades, signe très osé qu’une femme est ouverte à l’égard d’un homme, puisque sa position sociale implique qu’elle fasse preuve d’humilité en baissant constamment les yeux. L’enjeu, c’est de mettre l’homme en condition de se déclarer. Jamais l’inverse », précise l’historien.
Dans ces conditions, les femmes se rabattent sur un attirail de séduction aussi
“Dans le jeu de séduction, les rôles entre femmes et hommes sont impartis depuis des siècles et ont été codifiés par “l’amour courtois” du Moyen Âge, puis sous l’Ancien Régime ”
Jean Claude Bologne, historien
étroit qu’un corset et doivent faire preuve d’ingéniosité pour tirer leur épingle du jeu sans tapage : humble élégance, charme discret d’une coquetterie dans les clous, art complexe d’une minauderie intelligible mais protectrice. Car malheur à celles qui franchiraient les lignes et seraient immédiatement perçues comme des femmes frivoles et de petite vertu. Elles sont « dangereuses » , appuie Jean Claude Bologne.
Dans Les femmes qui aiment sont dangereuses 2, Laure Adler et Élisa Lécosse dressent le panthéon des figures, historiques ou légendaires, de ces femmes séductrices ou tentatrices, « toujours ensorceleuses ; dangereuses pour les autres et pour elles-mêmes » : Ève, Médée, Salomé, les sirènes tentant Ulysse, j’en passe et des meilleures. Celles que la morale populaire et le bon sens commun ont érigées au fil des siècles en contre-modèles à ne surtout pas suivre, car elles représentent un péril pour l’ordre social établi. « Ce qu’on redoute surtout, reprend Jean Claude Bologne, c’est la drague de la femme mariée. Le cocufiage est synonyme de déshonneur et de bâtardise. »
Conséquence : même après Mai 68 et les bouleversements que suscite cette révolution sociétale, on ne se débarrasse pas comme ça de tels piliers civilisationnels. Des siècles de proscription de la drague au féminin alourdissent encore aujourd’hui les rapports sentimentaux. Nombreuses sont celles qui se défendent de draguer et se complaisent dans le rôle de sujet du désir masculin. Pire, « les femmes jugent durement celles qu’elles estiment être “légères” et le slut shaming est avant tout un outil de compétition intrasexuelle », observe la journaliste et essayiste Peggy Sastre. En mai 2016, le think tank britannique Demos donnait les résultats d’une large étude réalisée à partir des tweets comprenant les mots « slut » (salope) et « whore » (pute), en excluant les tweets d’information et ceux où les auteur·es s’autoproclamaient de la sorte. Résultat : la moitié des tweets d’insulte émanait de femmes. Las ! Notre idéal de sororité se heurte à l’intériorisation de l’injonction séculaire à jouer la prude effarouchée. Et à une jalousie refoulée envers celle qui ose ?
Entre minauderie et dangerosité
Ces femmes qui osent casser les codes, justement, sont facilement perçues par les autres comme faisant montre d’une concurrence déloyale. « Si toutes les femmes se mettent à devenir proactives en matière de drague, il va falloir que je m’y mette aussi, et ça, franchement, ça m’ennuie, témoigne Justine 3, étudiante de 25 ans. L’idée de se faire accoster et d’être courtisée en battant
des cils, franchement, ça a quelque chose de gratifiant et de confortable. » Sûr que plonger dans le grand bain du rentrededans amoureux a de quoi déstabiliser quand vos parents vous ont éduquées à la retenue systématique. Finalement, nous sommes tiraillées par des injonctions contradictoires mêlant héritage patriarcal et progrès sociétal fulgurant à l’échelle de l’histoire humaine. Et l’après-Weinstein, plus que tout autre, est une époque charnière, entraînant interrogations et perplexité sur les rapports entre sexes opposés. Voire de la mauvaise foi.
Baiser comme boire un verre d’eau
L’épuisante confusion entre harcèlement et drague est orchestrée par les conservateurs d’un monde qui leur échappe dans l’éclosion d’une formidable quatrième vague féministe (lire Causette #86). Celle-là même qui s’est insurgée contre la malavisée – à dessein ? – tribune « pour la liberté d’importuner », publiée dans Le Monde en janvier par « cent femmes » dont une palanquée d’intellectuelles passéistes. Corédactrice de la tribune, Peggy Sastre revient aujourd’hui sur « un des nombreux malentendus qu’elle a pu générer » :« Jamais nous n’avons réservé la “liberté d’importuner” aux hommes, parce que jamais nous ne leur avons réservé la liberté sexuelle. La libération sexuelle a été l’une des plus belles évolutions, l’un des progrès sociaux les plus cruciaux de ces cinquante dernières années dans le monde occidental et elle profite d’autant plus aux femmes que ce sont elles qui en ont été le plus privées au cours de l’Histoire », avance-t-elle. Son idéal ? « Faire que la baise devienne, pour ceux et celles qui le veulent, comme boire un verre d’eau, comme le disait Alexandra Kollontaï à un Lénine indigné. » Ces choseslà précisées, Peggy Sastre demeure une farouche partisane du « différentialisme sexuel » . « L’égalité en droits des hommes et des femmes, à la fois vecteur et signe de progrès social, ne signifie pas leur uniformité comportementale. Le fossé statistique entre les hommes et les femmes “entreprenantes” va sans doute continuer à se restreindre à la marge, mais je ne pense pas qu’il puisse disparaître, à moins de mutations environnementales et génétiques considérables. » Un point de vue irréconciliable avec celles qui pensent que ce n’est pas l’état de nature qui est à l’origine de nos comportements de séduction, mais bien notre civilisation. « On est en train de renverser la table patriarcale pour donner la possibilité aux femmes de ne plus être uniquement des sujets de désir, mais aussi, si elles le souhaitent, des sujets désirant », s’enthousiasme Alexandra Destais, chercheuse en littérature. Quand on lui demande d’évoquer des héroïnes de roman dont le fait de gloire aurait été d’être de grandes dragueuses, elle fouille dans ses connaissances, mais n’en trouve pas. « Il y a bien les personnages féminins de Virginie Despentes, mais, si elles sont en effet proactives vis-à-vis des hommes, c’est surtout dans une optique vengeresse envers l’écrasant patriarcat. » La bonne nouvelle ? « Les héroïnes positives en la matière restent à écrire. » Et à vivre ?
“On est en train de renverser la table
patriarcale pour donner la possibilité aux femmes de ne plus être uniquement des sujets de désir ”
Alexandra Destais, chercheuse
1. L’Invention de la drague, une histoire de la conquête amoureuse, de Jean Claude Bologne. Éd. Points. 2. Les femmes qui aiment sont dangereuses, de Laure Adler et Élisa Lécosse. Éd. Flammarion.
3. Le prénom a été modifié.