Causette

On est marron

- PAR ÉRIC LA BLANCHE

Quand on me demande ce que je fais exactement « dans la vie », je ne sais jamais trop quoi répondre. Mon boulot n’est pas très facile à expliquer, faut dire : je staffe des workshops avec des managers qui doivent brainstorm­er afin d’implémente­r des solutions B to B de growth hacking pour booster la visibilité des terrains d’entente grâce à une expérience client premium immersive. Vous avez compris ? Ensuite, quand c’est dans le pipe, je reprends le lead et je processe les drafts, je checke les best practices puis je débriefe mes N-1 en one to one pour qu’ils pitchent le reporting à leurs teams from scratch dans l’open space… À cette étape du process, je suis au bout de ma vie et là, autant vous dire que c’est no way pour un after-work, les gens.

OK, j’arrête ; vous l’aurez compris, je fais un boulot de merde * et je n’ai pas la moindre idée de ce à quoi il peut bien servir à part claquer du papier, user une chaise et brasser tant de vent que je pourrais installer une éolienne sur mon desk. Autant vous dire que je ne sais plus trop où est ma place dans la fameuse « chaîne de la valeur ajoutée ». Près des toilettes, j’imagine. Mais bon, avec le jargon adéquat, ça sonne mieux (soupir). Du coup, j’ai été tout à fait ravi lorsque j’ai appris qu’une nouvelle maladie profession­nelle avait été inventée spécialeme­nt pour les gens comme moi : le brown-out ou la baisse de courant. Vous connaissie­z sans doute déjà le burn-out (surmenage, épuisement), voire le bore-out (maladie de l’ennui ou soumenage), mais le brown-out est différent : c’est le malaise qu’on éprouve quand on ne sait plus à quoi on sert et qu’on s’étiole devant le manque de sens des tâches quotidienn­es, l’enchaîneme­nt des réunions inutiles et la vacuité de la novlangue corporate utilisée pour cacher l’ensemble. C’est très philosophi­que, comme truc ! Le monde de la « néantrepri­se » est absurde et celles et ceux qui y travaillen­t en souffrent, jusqu’à la dépression. Si l’on jugeait les civilisati­ons à l’aune des maladies qu’elles fabriquent, comme le brown-out, alors il faudrait conseiller à la nôtre une cure de bon sens, voire de sens tout court. Et après, on s’étonne que des diplômé·es abandonnen­t leur carrière pour se lancer dans la boulangeri­e ! Sauf que le boulanger, il sait à quoi il sert, lui : il fabrique du bon pain et les gens l’achètent pour le manger. Et ça, c’est de la vraie expérience client premium immersive, si vous voulez mon avis.

* Un de ces bullshit jobs popularisé­s par le célèbre anthropolo­gue David Graeber.

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