Aline Tacite, ambassadrice du cheveu crépu
Les produits de défrisage ont entièrement brûlé le crâne d’Aline Tacite. Comme des milliers de femmes noires. Aujourd’hui, après s’être réapproprié son histoire et sa culture d’afrodescendante, elle soigne et embellit les cheveux crépus dans son salon de
C’est l’histoire d’une petite fille de 6 ans qui adore se couvrir la tête d’un long napperon multicolore. Elle arpente alors la salle à manger, fièrement, sentant le tissu onduler sur ses épaules à chaque mouvement de tête, virevolter autour de son visage lorsqu’elle se tourne. Fermant les yeux, elle imagine avec délice cette chevelure magnifique dont elle sent le poids voluptueux, boucles lisses en cascades, d’un or clair et doux.
Elle s’appelle Aline, cette petite fille noire, et trente-huit ans plus tard, cheveux d’ébène, courts et crépus, elle rit un peu tristement au souvenir de ce napperon. Elle situe à ce moment-là de sa vie le début de sa relation compliquée, et plus tard magnifique, avec ses cheveux. C’est-à-dire avec son identité, car « quand on parle des cheveux afro, précise-t-elle, on parle de culture, d’économie, d’Histoire… Il y a autour de ce sujet tout un passé et un passif qu’il faut arriver à démêler pour le comprendre » . Mais revenons d’abord à l’histoire d’Aline. Elle commence à Paris, en 1974. Ses parents guadeloupéens ont à coeur de maintenir un lien entre leurs filles (Aline a une soeur, son aînée de dix-huit mois, Marina) et la culture antillaise. Beaucoup d’amour et de sérénité dans ce foyer, mais quand même, le jeu du napperon… L’envie d’être blonde et blanche, comme Barbie ou Cendrillon. Ça se joue à l’école surtout. Dans la cour de récré, on est clair de peau, en majorité. À 7 ans, Aline est surnommée « La Noiraude », comme la vache idiote et dodue d’un dessin animé que les gamins adorent à l’époque. La petite comprend qu’elle est différente, ne voit pas comment changer la couleur de sa peau, mais la chevelure, oui, on peut s’y attaquer. L’occulter, la modifier, la nier, ça va être son but pendant les dix ans qui vont suivre. « Avec ma soeur, on a demandé très tôt à être défrisées. “Impossible, disait Maman, vous êtes trop petites et vous êtes très belles comme vous êtes.” Elle disait ça… mais elle, elle se défrisait ! »
Aline attend en silence d’avoir l’âge. Dans les grandes occasions, elle a droit au brushing. Et puis, vite, elle apprend à faire des tresses et à fixer des rajouts. Dès l’âge de 10 ans, elle maîtrise la technique. « L’idée c’était d’avoir les plus longs cheveux du monde puisqu’il fallait corriger le “problème” des cheveux crépus. Toutes mes copines noires portaient des rajouts. Les copines blanches adoraient : “Wouah, c’est super ! Les tresses, c’est trop beau !” Mais quand on sortait avec nos cheveux naturels, le ton changeait, elles disaient : “Ben, ça fait bizarre…” Tout ça nous confortait dans l’idée que le beau, c’était le long, le lisse. »
Accro au lisse
C’est en 1988 que le poison, mine de rien, entre dans la vie d’Aline. « J’avais 14 ans, nous étions aux Antilles. Des coiffeurs américains expérimentaient, dans notre village, des produits
pour ces permanentes à grosses boucles qu’on appelait “curly”. Une forme de défrisage, en fait. Mais ce sont les grosses boucles que j’ai vendues à Maman, et c’est passé ! » L’ado sort du salon avec des mèches souples qui dansent autour de son visage. « Maintenant encore je ressens cette impression extraordinaire. Pour la première fois, je me suis sentie femme, tellement belle. Je pouvais bouger mes cheveux, ils volaient au vent, c’était merveilleux. »
De retour en France, impossible de retrouver les mêmes produits. Pendant qu’elle cherche des solutions, les cheveux d’Aline s’abîment : desséchés par le curly, ils cassent par paquets. Pas le choix, il faut couper court. La jeune fille est consternée, mais sa décision est prise : dès que ça repousse, on passe au défrisage. Là, commence le cercle vicieux : on applique le produit le plus fortement dosé de la gamme ( « Vos cheveux sont très denses », lui disent toutes les coiffeuses), on obtient une chevelure toute lisse et, quelques jours plus tard, les cheveux cassent, tombent. On taille, on bidouille une coupe, on attend la repousse et on recommence. « J’ai fait ça plusieurs années, j’étais accro ! C’est comme une drogue. Tu sais que c’est mauvais, mais tu ne peux pas t’en empêcher, c’est une véritable dépendance. » Tellement vrai qu’aux ÉtatsUnis, les produits lissants sont appelés familièrement cream crack, « crème de crack ». Une came capillaire redoutable : la plupart des mélanges contiennent des allergènes, des perturbateurs endocriniens et de la soude ! Pourtant, ils ne sont interdits ni aux femmes enceintes ni aux enfants.
Brûlures et graves alopécies
Le parcours d’Aline se confond avec celui de nombreuses femmes noires. Depuis plus de deux siècles, excepté une courte période dans les années 1960 à 1970, aux États-Unis, les cheveux crépus sont synonymes d’incoiffables et d’inesthétiques pour les Blancs comme pour les Noirs. Il faut se conformer au modèle dominant : le cheveu caucasien.
En 2012, en France, 61 % des femmes noires passaient au défrisage au moins une fois par an. Et l’histoire est la même pour toutes, avec pour seules variantes le degré des brûlures du cuir chevelu et la gravité des alopécies. Des dommages collatéraux qui n’intéressent personne, ni les médias ni le secteur de la cosmétique, qui s’adresse surtout aux femmes blanches, et à leur pouvoir d’achat.
Pourtant, un incident de parcours va faire sortir Aline du cercle infernal. Un jour, une coiffeuse a la main très lourde. « Elle double le temps de pause du produit. Ça me fait mal, je me plains, elle s’agace : il faut savoir ce que je veux ! Je ressors de là avec de véritables brûlures. Le lendemain, j’ai des croûtes sur le crâne. » Une catastrophe. Pour pouvoir soigner, il faut raser. Aline est quasi chauve, à peine un velours sombre sur la tête. « Et curieusement, les gens ne me trouvent pas si laide. À vrai dire, les retours sont plutôt positifs. Mais il me faudra quand même des années pour assumer mes cheveux naturels et ne pas porter un chapeau à la moindre occasion. »
Dans la boucle
Aline Tacite (quel beau nom !) est une battante qui sait faire son miel avec les saletés qu’on lui jette. Logique que cet accident douloureux la bouleverse et qu’elle en fasse un terreau pour d’autres expériences. Elle s’interroge alors sur cette chevelure, sa nature, ses origines et le peu de réponses qu’elle obtient sur ce sujet. Elle cherche, elle lit les classiques, Frantz Fanon, Aimé Césaire, elle absorbe l’Histoire africaine. Comme le dit le précepte nietzschéen, elle devient ce qu’elle est : une femme noire née à Paris, d’origine guadeloupéenne, afrodescendante. Elle part un an aux États-Unis comme jeune fille au pair, découvre la communauté afro-américaine, apprend encore, s’imprègne avec enthousiasme d’une culture inconnue, et la voilà de retour, prête à déplacer des montagnes. Elle obtient un BTS d’assistante de direction trilingue, travaille dans de grosses entreprises, dont six ans dans un important cabinet d’avocats international. « Mais, parallèlement, j’entre dans l’association culturelle afrocaribéenne Conscience noire, qui organisait des journées à thème. Avec ma soeur, on propose “La journée sur la coiffure noire”. » C’était en 2001. À l’époque, quarante curieux·ses se baladent parmi les stands dans ce hall d’exposition de Saint-Denis (93). « Quand on a sollicité les médias nationaux, ils nous regardaient en disant : “Parler des cheveux afro ? Pour quoi faire ?” » Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, les cheveux afro font
“Je me suis fait défriser plusieurs années, j’étais accro ! C’est comme une
drogue. Tu sais que c’est mauvais, mais tu ne peux pas t’en empêcher ”
“Il me faudra des années pour assumer mes cheveux
naturels et ne pas porter un chapeau à la moindre occasion”
précisément parler d’eux. Dans les années 2000 apparaît le mouvement « nappy ». Un terme que beaucoup considèrent comme une stigmatisation. Car, au départ, l’adjectif nappy veut tout simplement dire crépu, avec une nuance péjorative qui frise l’insulte. Les créateurs du mouvement – et surtout le marketing qui s’y accroche – en donnent une autre signification : Na-ppy, pour « natural and happy » . Aline, ça l’exaspère : « Aujourd’hui, les gamines disent : “J’ai le cheveux nappy !” Non, ma fille, tu as le cheveu crépu ! Appelons un chat un chat ! »
Mais en quinze ans, les choses ont un peu évolué en France. L’événement d’un jour devient bientôt un vrai salon annuel, organisé par l’association Boucles d’ébène, créée par les soeurs Tacite. En 2017, il a accueilli dix mille visiteurs !
Ravaler son ego
Pendant que le rendezvous annuel Boucles d’ébène se développe, Aline commence à envisager une nouvelle aventure, histoire d’aller jusqu’au bout dans sa démarche philosophique et capillaire. L’idée d’un salon de coiffure fait son chemin. Mais pour ça, il faut obtenir les indispensables CAP et brevet professionnel. En 2010, Aline quitte un métier dans lequel elle réussit et reprend des études. Trois ans pendant lesquels elle apprend à coiffer… uniquement les cheveux caucasiens ! « Il a fallu que je ravale mon ego. J’ai appelé toutes les écoles de France, il n’existait aucun module pour les cheveux afro. » Et quand ils sont cités dans un livre de cours, c’est au chapitre « Anomalies et affections du cheveu » : « Cheveux laineux, cheveux crépus sur l’ensemble du cuir chevelu : affection congénitale ou héréditaire. » Aline n’est pas la seule à protester devant cette absence. L’accroissement des demandes ces dernières années a fait bouger les choses. Un « certificat de qualification professionnelle des compétences pour les cheveux bouclés à crépus » devrait être enfin mis en place à la rentrée 2018.
Le salon de coiffure Boucles d’ébène ouvre donc enfin ses portes à Bagneux (Hauts-deSeine) en 2011. Un des très rares dans lequel on ne pratique pas le défrisage, mais où « on chérit nos spécificités ! Le cheveu afro est tellement voluptueux. On n’en parle jamais en ces termes : le glamour, c’est blond et long. Une femme noire aura une “coiffure de lionne”, “une crinière”… des adjectifs qui rappellent l’animal. Moi, je trouve ça juste magique et sensuel ! » Aline ne regrette pas ses études « caucasiennes » : elle est aujourd’hui l’une des rares de sa profession à pouvoir « soigner avec amour les chevelures de toutes les ethnies, c’est pas donné à tout le monde ! »
Une partie de la mission que s’est donnée Aline Tacite, c’est de tout faire pour que la transmission individuelle se mette en place. Ainsi, au salon, des ateliers sont organisés pour les mamans, mais aussi pour les enfants. Pour acquérir la fierté de sa chevelure, en connaître les clés. Parce que franchement, ça coince encore un peu. Aline a une fille de 4 ans. En rentrant de l’école, il y a quelques semaines, la petite déclare : « Maman, j’aimerais être blanche, avoir des cheveux lisses et aussi des yeux bleus. C’est beau. » Aline a discuté, un peu. Et puis elle est allée pleurer en douce dans la cuisine. La peur que l’histoire se répète dans ce monde où les modèles pour petites filles sont encore des Reine des neiges, des Blanche-Neige, des Cendrillon… Mais Aline ne se laissera pas faire : « Elle n’a que 4 ans et la valorisation d’un enfant, c’est un travail de tous les jours. Je suis certaine qu’on va vite en finir avec tout ça. » Et il n’y a pas de napperon à la maison.