Causette

Le grand ménage

- PAR CATHY YERLE

Les mois d’hiver ont laissé de la moisissure sur les murs de la maison et un peu sur mon coeur. Mais, comme le disait une publicité du siècle dernier, « un coup de barre ? Mars, et ça repart ». Donc aujourd’hui, dimanche, je vais me lancer dans le grand ménage de printemps. Mon compagnon est parti à la piscine avec fiston-l’ado. Le champ est libre.

En sifflotant, je mets les moutons dans l’aspirateur, la couette à la fenêtre et les draps dans la machine. J’attaque la cuisine au vinaigre blanc puis, armée du bidon d’eau de Javel, je plonge la tête dans les toilettes. Et je gratte, je racle, je brique et ensuite j’astique et, parce que mes doigts deviennent rouges et gourds et que mon dos crie « au feu », je décide d’allumer la radio pour me donner du coeur à l’ouvrage. Émission spéciale, c’est la semaine du 8 mars et des droits des femmes. En proie à un léger début de cynisme, je ricane, tout en essayant d’enfiler les doigts de la femme que je suis dans un gant en caoutchouc.

Ce faisant, je passe devant la chambre du fils. Territoire interdit. C’est sa chambre à lui. Il est grand, il a du poil partout. Surtout dans la main. Alors je fais exactement ce qu’il ne faut pas faire. J’ouvre la porte. Là, le sol a disparu sous un tapis de t-shirts, sweat-shirts, joggings, que des habits en anglais et en Nylon qui ne sentent vraiment pas bon. Sur le lit, feuilles volantes, stylos, fils électrique­s sont entrelacés comme les serpents dans le puits d’Indiana Jones, un ordinateur ronfle comme un aspirateur malade, des paquets de biscuits et des canettes de soda sont éventrés au milieu de pelures de mandarines. Et puis une drôle d’odeur de putréfacti­on… J’ai peur. Je me dis que j’ai engendré un assassin, qu’il y a un cadavre dans le placard. Mais je ne trouve que quelques vieux kebabs inachevés baignant dans une sauce blanche devenue verte. J’essaie d’atteindre la fenêtre sans masque à gaz. Je me sens trahie, humiliée d’être là en apnée, le balai à la main, privée de piscine, déguisée en mère-esclave ayant raté l’éducation ménagère de fiston, qui, lui, n’a toujours pas compris que laver sa piaule et ses caleçons, c’est comme se laver les dents et le derrière, que ça incombe à chacun, et pas aux femmes de son entourage. Et que ça doit être fait. Au moins par respect pour celles et ceux qui le respirent. En plus, la dame à la radio n’arrête pas de me bassiner avec toutes ses injonction­s à ne pas se laisser marcher sur les pieds par des siècles de patriarcat ancrés dans ma peau comme la crasse dans la chambre de mon fils.

Alors, dans un dernier sursaut de dignité, je pars à la piscine rejoindre mes bourreaux. Et retrouver la même odeur de chlore qu’à la maison. J’enfile mon maillot distendu, mes vieilles lunettes, mon bonnet racorni. Je les repère s’ébrouant comme des chiens fous. Dans une brasse coulée inoubliée, j’arrive sous l’eau, par-derrière, telle une murène traîtresse et je les noie. Les deux. Une main sur la tête de chacun. Ils n’ont pas le temps de comprendre. Pendant de longues secondes, j’arrête de respirer et je les sens couler en même temps que mon chagrin.

C’est d’un grand coup de pied en touchant le fond qu’ils sont remontés à la surface, m’emportant avec eux dans un déluge de bulles d’eau, en rigolant bien fort. Sans même imaginer que je venais de les tuer. Ils m’ont serrée dans leurs bras en m’embrassant et je crois même que j’ai réussi à sourire quand fiston m’a dit : « Tu vois Maman, c’est quand même mieux la piscine que le ménage, non ? »

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