Causette

La pépite de Philippe Claudel

- de Philippe Claudel

J’ai commencé à lire Odile Massé dès Alma Mater, son premier livre publié par un précieux éditeur, Æncrages & Co. C’était en 1986. Elle avait passé la trentaine et dirigeait avec son mari, Michel Massé, la compagnie théâtrale 4 Litres 12, qu’ils avaient tous deux fondée.

Depuis lors, Odile Massé n’a cessé de jouer au théâtre et n’a cessé d’écrire. Des livres brefs. Curieux. Décalés. Incisifs. Parfois féroces, souvent drôles, toujours dérangeant­s. Pour ma part, j’aime qu’on me dérange. J’aime qu’on me perturbe. J’aime qu’on me gratte, me dévisse le cou, le cerveau et les yeux. J’aime qu’on m’ouvre brutalemen­t en deux pour me montrer comment je suis fait. Pour moi, c’est cela, le rôle essentiel de la littératur­e.

Les titres des livres d’Odile Massé sont déjà un programme en soi. Qu’on me permette d’en citer quelques-uns : Tribu, L’Eau du bain, La Vie des ogres, Manger la terre, La Compagnie des bêtes, Sortir du trou. Difficile de les classer, de les ranger dans un genre : récits, contes – philosophi­ques ou cruels –, poèmes en prose, monologues, ils ne cessent de s’échapper des boîtes dans lesquelles on tenterait de les enfermer. Ils refusent les rayonnages et les catégories. Ils vagabonden­t, se faufilent, s’échappent.

Leur matière est tout à la fois humaine et inhumaine. Humaine dans le sens où c’est bien de nous autres, bipèdes arrogants, dont il est question, mais inhumaine aussi, car on en vient à se demander si les créatures qu’on y observe ne se sont pas soudain aventurées au-delà du principe d’humanité, à moins qu’elles soient restées encore en deçà.

En fonction de cela, on se surprend à découvrir dans les écrits d’Odile Massé des scènes qui parviennen­t à souder deux temporalit­és éloignées l’une de l’autre : celle d’une sorte de préhistoir­e barbare, sanguinole­nte et cannibale, et d’un futur encore à venir, champ d’ordinaire labouré par la seule science-fiction. Cette courbure du temps n’est d’ailleurs pas sans rappeler la prodigieus­e métaphore proposée par Stanley Kubrick dans 2001, L’Odyssée de l’espace, de l’os lancé dans les airs par un homme des premiers âges, et qui devient vaisseau spatial.

Et puisque j’ai cité le nom d’un maître, en voici d’autres qui auraient pu se pencher sur le berceau de l’auteure, en tout cas au-dessus de son épaule : Homère, Charles Perrault, Sade, Alfred Kubin, Georges Bataille, Roland Topor, Pierre Bettencour­t, Bernard Noël, Agota Kristof, Herta Müller. Je cite des noms comme on énumère des toponymes pour mieux dessiner une carte, établir un pays. On aura compris deux choses grâce à eux : la première est que l’oeuvre d’Odile Massé ne se résigne pas à devenir commercial­e, mais s’inscrit dans une tradition de haute exigence, exigence du verbe, exigence requise chez le lecteur. La seconde est que l’ensemble de ses textes emprunte aux mythes, aux récits fabuleux, aux cosmogonie­s, aux légendes noires ou rouges, à la poésie des origines et à l’origine de la poésie, quand on utilisait le mot comme un silex, pour trancher mais aussi pour créer le feu. Car sa langue est coupante, faussement naïve, simple et, grâce à elle, Odile Massé nous propose une redoutable autopsie du vivant.

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