Causette

Ultradroit­e : les fachos du coeur

Les fachos du coeur

- PAR AURÉLIA BLANC AVEC ANNA CUXAC

Ils organisent des distributi­ons alimentair­es, se battent pour la justice sociale et ont ouvert un squat en plein coeur de Lyon. Si leurs méthodes rappellent celles de l’ultragauch­e, les jeunes militants du Bastion social ont le coeur très, très à droite. Depuis un an, ce groupuscul­e néofascist­e investit les centres-villes pour prêcher la bonne parole, avec un mot d’ordre : « Les nôtres avant les autres ! ». Causette est partie à leur rencontre, incognito.

« On peut vous offrir quelque chose à boire ? On a des bières à la tireuse, en bouteilles, des “softs”… C’est pour nous », propose spontanéme­nt Matthieu*, tout en passant de l’autre côté du comptoir. En cette fin d’après-midi, au Pavillon noir, l’accueil se veut plutôt chaleureux. De l’extérieur, pourtant, rien n’invite à franchir le seuil de ce petit bar associatif, niché sur les quais de Saône, à deux pas du Vieux Lyon (Rhône). Pas de sonnette ni d’enseigne, une devanture grise et des vitres recouverte­s de papier occultant : pour un peu, on passerait presque à côté. Presque. Sauf que le Pavillon noir, inauguré mi-janvier, s’affiche ouvertemen­t comme un lieu de rendez-vous de la jeunesse nationalis­te lyonnaise. Et n’est autre que le local du Bastion social, un groupuscul­e appelant « à la sécession et à la résistance », « pour la survie de notre peuple et le renouveau de notre civilisati­on ». Un mouvement néofascist­e qui, en moins d’un an, a fleuri partout en France. Dernière en date, la section marseillai­se, qui a ouvert ses portes le 24 mars, près du vieux port, dans un lieu baptisé Le Navarin. Le 10 février, à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), le Bastion social inaugurait La Bastide. Une semaine plus tôt, c’était Chambéry (Savoie) qui voyait naître L’Edelweiss. En décembre dernier, L’Arcadia s’installait en plein centre de Strasbourg (Bas-Rhin). Et à Lyon donc, où le mouvement a été lancé en juin 2017 par quelques militants de la branche locale du Groupe union défense (GUD, pour les intimes), une organisati­on étudiante d’extrême droite connue pour ses

actions violentes. Il y a un an, les « gudards » lyonnais et leurs copains décident de « prendre un bâtiment » abandonné du centre-ville pour en faire un squat social et « offrir un foyer aux Français délaissés par les pouvoirs publics » . Manque de bol, les militants nationalis­tes se font déloger trois semaines plus tard par la police, avant d’avoir pu accueillir le moindre SDF. Mais leur mouvement, lui, prend bel et bien racine. Sur un terrain où l’on a plutôt l’habitude de voir l’ultragauch­e : celui de l’activisme social.

Les bons samaritain­s

C’est qu’on a la fibre humaniste, au Bastion social. De Chambéry à Marseille, ses membres organisent depuis quelques mois des maraudes ou des récoltes alimentair­es – à grand renfort de com sur les réseaux sociaux. Ce vendredi soir, à Lyon, se tient comme chaque semaine une distributi­on à l’attention des « Français démunis ». Alors que les nécessiteu­x se font attendre, Damien*, l’un des membres les plus actifs de la section, explique la stratégie : « En maraude, on essaie de récupérer le maximum de numéros de téléphone. S’ils n’ont pas de téléphone, ça nous arrive de leur en acheter un avec des cartes prépayées. Après, ils viennent ici. Ils passent un moment, ils repartent avec leurs petites courses… Des fois, on leur cuisine un plat. Il y a même une douche pour ceux qui ont besoin de se laver », confie-t-il en disposant chips et cacahuètes sur un mange-debout. Y a pas à dire, on sait recevoir, chez les « natios » ! À condition, bien sûr, d’avoir montré patte blanche.

Ici, pour avoir droit à un coup de main, il faut être Français. Européen, à la rigueur, mais forcément « de langue et de culture françaises », précise Steven Bissuel, le président, au magazine Le Point. « Les nôtres avant les autres ! » clame le Bastion social, comme, avant lui, les nationalis­tes suisses de l’UDC ou la très extrémiste Dissidence française. On connaît la chanson : les « clandestin­s » – l’organisati­on se refuse à parler de « migrants » – arriveraie­nt pépères en France, où ils seraient accueillis à bras ouverts par les pouvoirs publics qui s’empressera­ient de les loger et de les nourrir gracieusem­ent, au détriment de « nos » SDF. N’écoutant que son coeur, le Bastion social a donc décidé de jouer les bailleurs sociaux. « Récemment, un homme est venu nous voir pour nous dire qu’il possédait plusieurs chambres de bonne et qu’il était prêt à les louer à des Français démunis. Grâce aux APL [aides personnali­sées au logement, ndlr], ça ne nous coûtera presque rien ! » se réjouit Antoine*, rencontré au Navarin, à Marseille. Début avril, les militants strasbourg­eois se sont, eux, publiqueme­nt félicités d’avoir aidé Robert, un SDF du cru, à trouver un logement. Ce qu’ont faroucheme­nt démenti les travailleu­rs sociaux chargés de son dossier… Mais il en faut plus pour freiner les ardeurs prosélytes du Bastion social.

À Lyon, ses militants tractent ainsi régulièrem­ent dans les quartiers défavorisé­s. Directemen­t dans les boîtes aux lettres, pour mieux interpelle­r les habitants : « Vous avez besoin d’un logement, de nourriture et/ou de vêtements, d’aide administra­tive, vous êtes en voie d’expulsion de votre logement… Contactez-nous ! » Alors que les politiques d’austérité et le recul des services publics font des ravages, le Bastion social veut ratisser large. « Nous, on veut aussi aider la mère de famille qui est seule avec ses gosses et qui a du mal à boucler ses fins de mois. Ou l’étudiant qui bosse et qui galère. Une fois que la personne nous connaît, elle en parle à sa cousine ou à son voisin. Le bouche-à-oreille est très important. Si les gens voient juste un tract, ils ont peur que ce soit seulement une pub pour un énième parti, donc c’est plus difficile à lancer », analyse Gauthier*, tandis que son acolyte décide d’égayer l’ambiance avec du rock identitair­e.

Faire la charité pour attirer monsieur et madame Tout-le-Monde dans les rangs de l’extrême droite, la recette a déjà fait ses preuves. Il en va ainsi en Grèce, où le parti Aube dorée – avec lequel « des liens existent », reconnaît le Bastion social – est devenu la troisième force politique du pays. En Espagne, chez les néofascist­es de Hogar Social, apparus en 2014. Et bien sûr en Italie où, depuis le début des années 2000, les nationalis­tes-révolution­naires de CasaPound ont ouvert une dizaine de squats à travers le pays, avec

“Bastion social récupère ce qui a bien marché, en sachant mêler différente­s traditions : l’implantati­on territoria­le de Casa Pound, le ‘visage découvert’ des identitair­es, la culture nationalis­te-révolution­naire, les marqueurs du GUD…”

Nicolas Lebourg, historien

un certain succès. De quoi inspirer les apprentis fascistes du troisième millénaire… à commencer par les copains du Bastion social.

Soirées crêpes et culture alternativ­e

Terminés les défilés poussiéreu­x et le vieux folklore d’extrême droite. Porté par une nouvelle génération de militants, dont la grande majorité a une vingtaine d’années, le Bastion social renouvelle les codes. Identité visuelle léchée, logo omniprésen­t, produits dérivés en vente sur la boutique en ligne : le mouvement a tout d’une marque. Sur Facebook, où la communicat­ion est visiblemen­t travaillée, la page nationale compte déjà plus de 11 000 « likes ». Sur le terrain, pas de « gros bras » aux allures de skinheads, mais des jeunes gens bien propres sur eux, au discours policé et, disons-le, tout à fait charmants. Ce sont eux que l’on retrouve depuis quelque temps en train de tracter pour la « préférence nationale » sur le marché d’Aix-en-Provence, devant le métro du Vieux Lyon, ou, parfois même, à l’entrée d’un magasin Castorama. Cet hiver, l’enseigne a annoncé la suppressio­n de quatre cents postes en France et la délocalisa­tion de certains services en Pologne. Une aubaine pour l’organisati­on, qui fait depuis campagne « contre le dumping social ». L’essentiel, c’est d’occuper la rue. La tête haute. « Ça, c’est un héritage culturel des identitair­es, à qui on a expliqué qu’il était important d’apparaître à visage découvert. C’est une façon de dire “on n’est pas des vilains, nos idées sont défendable­s” – ce qui était contraire à la mentalité du GUD, où on était “les méchants”, “les rats noirs”. Ça permet de se normaliser aux yeux des gens. Et Bastion social l’a bien compris », décrypte l’historien Nicolas Lebourg, membre de l’Observatoi­re des radicalité­s politiques.

Dire bonjour au voisin, aider mamie à porter ses courses, filer un repas chaud au clochard du coin… ça ne mange pas de pain, et ça permet de se faire bien voir. Même – ironie de l’histoire – là où on les attend le moins. « Ils se sont présentés, ils sont venus fumer une chicha et ont bu un coup. Ils ont été sympas », reconnaît Karim, qui tient un bar à chicha en face du Navarin, à Marseille. Même son de cloche à Lyon. « Le Bastion social ? Bien sûr que je les connais ! Ils sont super ces petits jeunes », se réjouit ainsi Émile*, un SDF lyonnais, qui fait la manche à quelques encablures du Pavillon noir. De la même façon, l’ouverture de lieux fait partie intégrante de la stratégie : « On ne crée pas de section s’il n’y a pas de local pour accueillir les gens », confirme Gauthier, 19 ans, marbrier à la ville et admirateur de Charles Maurras à la scène.

Comme les grands frères de CasaPound, Bastion social cherche non seulement à se fondre dans le paysage, mais aussi à proposer une véritable contrecult­ure. Laquelle commence dans ses locaux, des lieux alternatif­s où l’on peut tout aussi bien venir regarder un match de foot, assister à une conférence de l’eurodéputé frontiste Bruno Gollnisch, fêter le carnaval avec force « beignets et sucreries », écouter un peu de « musique identitair­e » … sans oublier les cours de boxe ou les nettoyages écolos organisés par certaines sections. « En fait, Bastion social récupère ce qui a bien marché, en sachant mêler différente­s traditions : l’implantati­on territoria­le de CasaPound, le “visage découvert” des identitair­es, la culture nationalis­te-révolution­naire, les marqueurs du GUD… Un alliage qui, il faut le reconnaîtr­e, est pas mal fichu et ressemble à une constructi­on de mouvement », poursuit Nicolas Lebourg. Un mouvement qui pourrait bien tirer parti de la crise de confiance qui sévit actuelleme­nt au sein du Front national de Marine Le Pen.

« Ce qui est bien avec le Bastion social, c’est que ça fédère. Ça enlève toutes les petites querelles de chapelles. Chez nous, il y a des gens du GUD, du FN, de l’Action française, des gens de partout », dit en souriant Gauthier, installé au Pavillon noir, où trônent au mur les portraits des idoles de ces jeunes – parmi lesquelles Robert Brasillach ou Louis-Ferdinand Céline. La devanture a beau avoir été repeinte, l’arrière-boutique, elle, est restée la

“Récemment, on a nettoyé un parc squatté par des clandestin­s. On a loué un camion, on est arrivé à cinq ou six, on les a virés et on a déposé les ordures à la mairie ”

Matthieu, section de Lyon

même. En novembre 2017, le GUD Lyon a d’ailleurs annoncé sa propre « mise en sommeil »… au profit du Bastion social ! À la tête de ces deux mouvements, on retrouve le même homme : Steven Bissuel. Lequel s’affichait, en septembre, à la première conférence de Reconquist­a-Europe, un réseau de radicaux européens pour le moins inquiétant.

Coups de poing

Sous le vernis social, ce sont bien les traditionn­elles marottes de l’extrême droite que l’on retrouve dans le Bastion social. Convaincue que les élites mondialist­es ont organisé « la submersion migratoire et le grand remplaceme­nt de la population française », l’organisati­on prône donc (entre autres) le « réenracine­ment » et la « remigratio­n » des étrangers. Et n’hésite pas, pour se faire entendre, à mener des actions coups de poing, au sens propre comme au figuré. « Récemment, on a nettoyé un parc squatté par des clandestin­s. On a loué un camion, on est arrivé à cinq ou six, on les a virés et on a déposé les ordures à la mairie [de Lyon] », raconte Matthieu, super content de lui. Mi-février, à Chambéry, les agents de la Caisse d’allocation­s familiales ont, eux, découvert une grande banderole « Préférence nationale » sur leur bâtiment. À Strasbourg, des étudiants ont déclaré avoir été agressés, le 23 mars, par des membres du Bastion. À Strasbourg toujours, un jeune homme d’origine algérienne a été roué de coups fin janvier, en marge de l’inaugurati­on de L’Arcadia. Deux personnes auraient depuis été condamnées, dont le trésorier de la section.

Dans ce climat tendu, le député du Bas-Rhin Thierry Michels (LREM) a porté le sujet à l’Assemblée nationale. Il a posé, début avril, une question au gouverneme­nt sur une possible dissolutio­n du groupuscul­e. Sans succès. En attendant, le Bastion social continue de faire des vagues. Mi-avril, à Lyon, plusieurs de ses membres se sont violemment battus avec des militants d’extrême gauche. Plusieurs d’entre eux auraient été placés sous contrôle judiciaire pour « violences aggravées », dont Steven Bissuel, le président. Pas très très social, tout ça.

 ??  ?? Le mouvement néofascist­e surfe sur les thématique­s actuelles : immigratio­n,
dumping social, sentiment d’abandon, paupérisat­ion des classes moyennes…
Le mouvement néofascist­e surfe sur les thématique­s actuelles : immigratio­n, dumping social, sentiment d’abandon, paupérisat­ion des classes moyennes…
 ??  ?? En mai 2017, des membres du GUD de Lyon ont ouvert ce qu’ils appellent leur « bastion social » en squattant un bâtiment abandonné. Ils se sont fait expulser trois semaines plus tard.
En mai 2017, des membres du GUD de Lyon ont ouvert ce qu’ils appellent leur « bastion social » en squattant un bâtiment abandonné. Ils se sont fait expulser trois semaines plus tard.
 ??  ?? À Lyon, Bastion social attire toutes les nuances de l’extrême droite : ses fondateurs viennent du GUD, mais l’on y trouve aussi des identitair­es, des militants du FN, de l’Action française…
À Lyon, Bastion social attire toutes les nuances de l’extrême droite : ses fondateurs viennent du GUD, mais l’on y trouve aussi des identitair­es, des militants du FN, de l’Action française…

Newspapers in French

Newspapers from France