Avortement : Belfast & furious
Le 25 mai, la République d’Irlande pourrait franchir un pas historique : légaliser l’avortement par référendum. Mais sa voisine, l’Irlande du Nord, pourtant rattachée au Royaume-Uni, interdit toujours d’interrompre une grossesse dans la plupart des cas, obligeant ses femmes à s’exiler pour avorter. Tabou, répression, harcèlement des lobbies anti-IVG… Dans cette nation divisée entre catholiques et protestants, le droit à disposer de son corps est encore un voeu pieux.
« Désolé, on ne peut rien faire pour vous. » Cinq ans sont passés, mais, pour Sarah Ewart, ces mots gardent le goût amer d’une injustice. Nous sommes en 2013. La jeune femme est étendue, enceinte, dans une clinique de Belfast, la capitale de l’Irlande du Nord, pour une échographie. L’opératrice promène la sonde sur son ventre tendu par près de cinq mois de grossesse quand Sarah comprend que quelque chose ne va pas. L’écran révèle les prémices d’un menton, d’un nez, d’un oeil. Au-dessus, plus rien. Le foetus souffre d’anencéphalie. Son crâne va rester ainsi, béant, presque à nu. Les médecins ne laissent pas de place à l’espoir. « Il n’allait pas vivre après la naissance, insiste Sarah, son visage doux renfermé sur ses souvenirs. Il n’y avait pas de traitement, pas d’opération possible. » Elle déroule son récit d’une traite, dans le pavillon cosy où vit sa mère, Jane. Sarah avait 23 ans et venait de se marier. Elle le voulait, ce bébé, plaident l’une et l’autre. Mais comment le porter quatre mois en le sachant condamné ? Ce jour-là, c’est la seule option que les médecins lui offrent. Avorter ? Impossible ici. « Pas question de risquer la prison », tranchent-ils en s’excusant.
En Irlande du Nord, la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est l’une des plus restrictives au monde. Interrompre une grossesse n’est autorisé qu’en cas de risque grave pour la santé de la mère. Les médecins s’y tiennent avec zèle. Entre 2016 et 2017, seules treize IVG ont été pratiquées, pour 1,8 million d’habitants. Aider une patiente à avorter en d’autres circonstances est passible d’une dizaine d’années de prison. Les femmes, elles, risquent en théorie la perpétuité. La République d’Irlande, le pays voisin au sud, pratique à peu près la même politique. Mais, le 25 mai, un référendum pourrait toutefois ouvrir la voie à une légalisation. Ce serait historique. Longtemps écrasé par le poids de l’Église, le pays s’en affranchit à petits pas. L’Irlande du Nord, où plus de 82 % de la population se dit catholique ou protestante, peine à rattraper le train du progrès. Un schisme ubuesque, car la nation fait partie du Royaume-Uni. Et qu’en Angleterre, au Pays de Galles et en Écosse, il est permis d’avorter… Des parlementaires nord-irlandais ont bien tenté d’autoriser l’avortement en cas de malformation mortelle du foetus, de grossesse résultant d’un viol ou d’un inceste. Leurs amendements ont tous été rejetés.
Une course en solitaire
Dans les milieux les plus conservateurs, l’IVG est une transgression telle qu’elle semble indicible. « J’ai passé toute ma scolarité à l’école catholique. Je n’ai pas le souvenir que l’on m’ait dit que c’était mal. Le mot n’était jamais prononcé, c’est tout », témoigne Briege Lynch, 29 ans, militante d’Alliance for Choice, la principale association locale de lutte pour une légalisation complète. Quand Briege était ado, ses copines acceptaient les maternités précoces comme un coup du sort. Sa meilleure amie, mère à 16 ans, n’a jamais été autorisée à s’imaginer une autre vie. L’interdiction ne dissuade toutefois pas toutes les femmes d’avorter. Elle chasse le problème sur l’autre rive de la mer d’Irlande. Elle « l’exporte », disent les « pro-choice » . En 2016, 724 Nord-Irlandaises se sont rendues en Grande-Bretagne.
Quand Sarah Ewart quitte l’hôpital après l’annonce du diagnostic, elle n’a « pas un numéro, pas un nom à contacter ». Sur Google, elle trouve l’adresse du planning familial, lequel l’oriente vers une clinique à Londres. Les IVG s’y pratiquent à la chaîne. Une
heure d’avion depuis Belfast. Une nuit sur place. Et cinq ans de colère. « J’aurais dû avoir droit à cette intervention chez nous, avec une équipe médicale en qui j’avais confiance », regrette Sarah. Jane a organisé le séjour. « Nous avons payé plus de 2 000 euros, calcule la mère. Heureusement, des proches nous ont aidées ou nous aurions dû frapper à la porte des banquiers. »
Dans cette course en solitaire, l’argent est un obstacle majeur. Rosa n’a « pas un rond », ce jour de 2007 où elle se découvre enceinte. Yeux verts, tignasse rousse, elle est alors déjà mère célibataire d’un petit garçon, depuis ses 21 ans. Rosa en a désormais 25, et s’apprête à entrer à l’université. Elle rêve de devenir prof, de tourner le dos à ses années de galère. Une deuxième grossesse serait une catastrophe. Elle se résout, cette fois, à « faire le voyage », comme elle dit. « Je ne pouvais pas me permettre de dormir sur place. J’ai décollé vers 7 heures du matin et suis rentrée à peine douze heures plus tard en me sentant terriblement mal. » L’opération, le vol et le taxi pour Liverpool lui coûtent plus de 800 euros. « Je n’avais rien, ma mère a tout payé. Même si je n’ai jamais regretté, c’est une dette, émotionnelle et financière, que je garde envers elle. » Le voyage complique aussi la situation des femmes désireuses de taire leur mésaventure. Il faut trouver des parades pour justifier son absence auprès de ses proches, de son patron. Karen Carson avait trois enfants quand un quatrième s’est annoncé, au pire moment. « J’étais prisonnière d’une relation abusive, raconte cette quinqua enjouée, dans sa maison pleine de chats et de chiens à l’est de Belfast. Mon conjoint m’interdisait de travailler. Je ne pouvais pas élever un autre enfant avec lui. » Un séjour chez une cousine, installée en Angleterre, a servi d’alibi. C’est aussi elle qui a avancé les frais que Karen, sans emploi, a mis six mois à rembourser. « Nous sommes membres du RoyaumeUni. Pourquoi nous traiter comme des citoyennes de seconde zone ? Pourquoi nous forcer à ces mensonges, à cette honte ? » Karen porte une croix autour du cou, mais cela ne l’a « jamais empêchée de défendre le droit des femmes à choisir ».
Des associations perquisitionnées
Depuis la fin des années 2000, Goretti Horgan a évité le « voyage » à des dizaines de Nord-Irlandaises. Frange blonde au ras de ses yeux rieurs, elle est une figure du féminisme à Derry, la deuxième ville du pays et aussi l’une des plus pauvres. Longtemps, Goretti Horgan a collecté de l’argent pour financer les trajets vers l’Angleterre. Elle aide aujourd’hui les femmes à se procurer la pilule abortive, la RU486, efficace à domicile aux premiers stades de grossesse. Deux sites Internet, Women on Web et Women Help Women, l’expédient par courrier dans les pays restreignant l’IVG, contre un don. Si les candidates n’ont pas de carte de crédit pour verser leur obole, Goretti prête la sienne. Si elles ne souhaitent pas que le paquet leur soit livré à domicile, Goretti donne son adresse. « Les enveloppes viennent d’Inde, elles sont volumineuses, très identifiables », dit-elle en souriant. Elle retrouve ensuite les femmes pour la leur remettre en mains propres, ou transvase la mince boîte blanche dans un emballage plus discret pour l’envoyer par la poste.
Goretti et ses collègues ont livré ces dernières années jusqu’à vingt paquets par mois, signe de l’ampleur de ce phénomène sous-terrain, hors des radars officiels. Mais la demande se tarit, refroidie par les mesures d’intimidation des autorités. Les douanes ont saisi plusieurs dizaines de boîtes aux frontières. Leurs destinataires ont reçu la visite des forces de l’ordre, à l’aube, comme des délinquantes. Le 8 mars 2017, date symbolique s’il en est, des associations féministes ont été perquisitionnées. « La police cherchait des pilules ou du matériel, décrit Helen Crickard, à la tête de l’une d’elles, encore estomaquée. Elle n’a rien trouvé, mais c’était une façon de dire : “Vous feriez mieux de rester à votre place.” »
À Derry, les méthodes des militant·es ont pris des airs de roman d’espionnage. Des intermédiaires complices, non connu·es comme « pro-choice », stockent les pilules chez eux·elles par sécurité. Certes, les autorités sont au courant des activités de Goretti et d’autres. À deux reprises, elle et une centaine de personnes ont signé des lettres au procureur dans lesquelles elles déclarent avoir avorté ou aidé une femme à le faire. Un acte militant inspiré par le manifeste français « des 343 salopes ». Et, depuis, aucune poursuite n’a été déclenchée. Mais les féministes se méfient. La loi est appliquée avec le plus grand arbitraire. En 2016, une étudiante de 19 ans a écopé d’une peine de trois mois de prison – pour l’instant suspendue – pour une IVG médicamenteuse. Ses colocs l’avaient dénoncée. Une mère attend aussi son procès pour avoir aidé sa gamine de 15 ans, enceinte d’un compagnon violent, à se procurer la RU486. « Elle ne savait même pas que c’était interdit. Une équipe médicale l’a signalée à la police », s’indigne Grainne Teggart, chargée de sa défense pour Amnesty International. Les médecins ont les mains liées. Leur obligation de confidentialité percute celle de dénoncer les patientes en cas d’avortement illégal. « Alors ils pratiquent le “don’t ask, don’t tell” 1, observe Grainne Teggart. S’ils soupçonnent quelque chose, ils ne posent pas de questions. » Tant pis si cela nuit au suivi médical.
Candidates à l’IVG, militant·es et soignant·es sont tous·tes la cible des lobbies anti-avortement. L’une de leurs spécialités consiste à intimider les visiteurs du planning familial de Belfast. « Des manifestants attendaient devant, se souvient Sarah Ewart. Ils m’ont poursuivie jusqu’à la voiture. L’un d’eux a passé sa tête à travers la portière pour m’empêcher de la fermer. » Entre 2012 et 2017, l’ONG Marie Stopes International, spécialisée dans le contrôle des naissances, disposait d’une clinique au coeur de la ville pour pratiquer des IVG autorisées par la loi, quand la santé des femmes est en péril. Pas de quoi dissuader les « pro-life » de les harceler. Au point que les équipes ont déployé un service de protection afin d’escorter les patientes. Élue écolo à l’Assemblée nord-irlandaise, Clare Bailey y a oeuvré comme bénévole. « C’était terrifiant, décrit-elle. Ils traitaient les femmes de meurtrières. Quand elles venaient avec leurs parents, ils criaient : “Ne tuez pas vos petits-enfants.” Ils filmaient leurs visages et menaçaient de publier les vidéos. » Clare Bailey a été aspergée d’eau bénite, tirée par les cheveux et par les vêtements. « Un jour, une jeune femme a dû s’échapper en courant au milieu des voitures. »
“Tenez bon, on va y arriver !”
Chaque samedi à l’heure du shopping, dans une rue piétonnière de Belfast, une demi-douzaine d’anti-IVG animent un stand tapissé de photos d’embryons sanguinolents. Les féministes d’Alliance for Choice déploient leurs tréteaux trente mètres plus loin. Ce rituel hebdomadaire leur permet de prendre le pouls de la société nord-irlandaise, de guetter les signes d’un retournement de l’opinion. Cet après-midi d’avril, un homme, la soixantaine, frôle leur étal et crache par terre. Deux fois, consciencieusement. Elaine Crory, l’une des quatre bénévoles, discute avec des badauds. Elle tourne à peine la tête. « Des gens nous prennent parfois à partie, mais ils restent rares comparés aux commentaires positifs. » En deux heures, une dizaine de passant·es s’arrêtent pour glisser des mots d’encouragement. « Bravo ! », « Tenez bon », « On va y arriver ». Grisées par ce soutien, les « pro-choice » veulent croire que le changement finira par advenir.
Mi-avril, le conseil municipal de Belfast a voté en faveur de la décriminalisation de l’avortement. Une décision symbolique, mais qui témoigne d’une amorce de consensus politique sur le sujet. Le texte était soutenu par une élue du Sinn Féin, parti républicain à l’électorat catholique, longtemps hostile à l’IVG. Depuis juin 2017, Londres autorise la Sécu à rembourser les avortements des Nord-Irlandaises pratiqués en Angleterre. C’est mieux que rien pour les plus précaires, dont le voyage peut être pris en charge. Des témoignages comme celui de Sarah Ewart ont contribué à ce que la Cour suprême britannique juge la loi nord-irlandaise contraire aux droits humains. Les féministes espèrent qu’un « oui » au référendum en République d’Irlande aura la peau du statu quo. « Est-on prêt à se retrouver dans un scénario absurde où l’on dira aux femmes : “Vous pouvez prendre le train pour avorter au Sud et l’avion pour l’Angleterre, mais surtout pas faire ça ici, chez vous ?” s’agace Grainne Teggart. Celles qui vivent sur la frontière pourraient prendre la pilule dans leur jardin, mais pas dans leur maison ? » À Belfast, où, depuis le conflit religieux, le militantisme s’affiche sur les bâtiments, de nouveaux slogans fleurissent çà et là. « Abortion rights, now ! » 2, peut-on lire sur le mur de démarcation entre quartiers catholiques et protestants. On aimerait le croire.
Depuis juin 2017, Londres autorise la Sécu à rembourser les femmes nord-irlandaises venues avorter en Angleterre
1. « Ne rien demander, ne rien dire. » 2. « Droit à l’avortement, maintenant ! »