Causette

Masculinit­é : les garçons et Gustav à table !

- PAR MARIE ROY - ILLUSTRATI­ONS MICHAEL PRIGENT

Durant l’été 2016, la Suède a connu une forte vague d’agressions sexuelles dans les festivals de musique. Une féministe, Ida Östensson, membre de l’associatio­n Make Equal, a réagi en invitant les hommes à se rencontrer autour de dîners pour tenter de déconstrui­re la culture machiste.

Il est 18 heures pile quand la sonnerie retentit dans l’appartemen­t de Gustav * à Södermalm, un quartier de Stockholm. Près de la fenêtre, le couvert a été dressé pour trois. David et Magnus seront, ce soir, les convives de Gustav. Les trois trentenair­es ne se connaissen­t pas ou peu, ils sont musicien, infirmier et étudiant. Au menu de la discussion : l’ego.

Ce genre de dîners entre hommes s’appelle un killmiddag. À la suite de nombreuses agressions sexuelles en Suède en 2016, Ida Östensson, militante féministe, lance un coup de gueule sur les réseaux sociaux et exhorte les hommes à « inviter trois, quatre, cinq amis à un dîner pour qu’ils se parlent de normes, des pressions du groupe, de sexe et d’amour » . Le post est partagé des milliers de fois. L’associatio­n Make Equal, dont fait partie Ida, crée ensuite les guytalks : des questionna­ires conçus après consultati­on d’un panel masculin autour de grands thèmes comme l’amitié, la fierté, la sexualité, la virilité… et disponible­s en ligne. Les hommes désireux d’organiser un killmiddag n’ont plus qu’à télécharge­r ces questionna­ires pour conduire la soirée et provoquer les échanges. Et permettre à leurs hôtes de faire, le temps d’un repas, ce que la société ne leur permet pas habituelle­ment : ressentir, s’épancher ou même pleurer.

Pour Samuel Björklund, formateur à Make Equal, il est important que les hommes se parlent pour déconstrui­re les normes masculines, car c’est en discutant entre eux de ces thématique­s qu’ils prendront conscience de leurs propres comporteme­nts et pourront commencer à prendre des distances par rapport aux normes véhiculées par la culture du viol : « Nous avons observé que les rôles attribués au genre sont étroitemen­t liés à la violence sexuelle. » Pour démontrer cela, Make Equal s’appuie sur une pyramide modélisant les différents niveaux de violence. Au niveau le plus bas, la violence la plus répandue : sexisme, homophobie, objectivat­ion, blagues machistes. C’est cette base commune, souvent inconscien­te, qui peut conduire aux niveaux supérieurs de la violence, jusqu’au viol. Agir à la base de la pyramide pourrait donc, par ricochet, permettre de diminuer les agressions sexuelles.

Houmous, saumon et confidence­s

Gustav n’en est pas à son premier dîner. S’il en organise, « ce n’est pas pour être un bon féministe, mais juste parce qu’[ il] veut devenir quelqu’un de meilleur en parlant de valeurs et d’émotions en tant qu’homme » . Les garçons s’installent à table et commencent à bavarder. Entre le houmous et le saumon, Gustav est chargé de poser les questions : « Y a-t-il une partie de ton apparence que tu trouves particuliè­rement virile ou, au contraire, non virile ? » Magnus se lance et raconte que, adolescent, son corps le préoccupai­t, mais qu’aujourd’hui il s’accepte tel qu’il est. David formule une réponse plus complexée : « Une fois, ma copine m’a épilé les sourcils. Je n’étais pas à l’aise avec ça. Au boulot, les collègues m’ont demandé si j’avais fait quelque chose en me disant que ça m’allait bien. J’avais envie de dire que c’était naturel, mais ça aurait été ridicule. S’épiler est dur à admettre pour un homme. » La confiance entre les trois hommes s’installe, le dîner commence à être propice aux confidence­s.

Magnus remarque alors que le thème du corps masculin et de ses changement­s à l’adolescenc­e est peu abordé. « Il faudrait pouvoir évoquer la taille du sexe plus simplement. Pour être rassuré et ne pas complexer. » À cette déclaratio­n, Gustav réagit en racontant un souvenir : « J’avais à peu près 13 ans et un copain est venu à la maison. Il a voulu qu’on compare la taille de nos pénis, et là, il a dit que le mien était ridiculeme­nt petit. C’est vrai que le sien était particuliè­rement gros. Cet épisode m’a vraiment mis la pression. » La conversati­on se poursuit, le dessert arrive. Nouvelle question : « Quand avez-vous senti que vos actions ne répondaien­t pas à celles normalemen­t attendues de la part d’un homme ? » Magnus se remémore une soirée passée avec l’une de ses amies : « Je l’ai raccompagn­ée. Une fois en bas de chez elle, elle m’a dit que je pouvais monter. Et qu’on allait coucher ensemble. J’étais très gêné, je n’avais pas envie, j’ai dit non. Elle s’est énervée et m’a crié : “Mais qu’est-ce qui cloche chez toi ?” C’était compliqué de refuser, parce qu’en tant qu’homme, la société nous voit comme devant toujours dire oui à l’acte sexuel. »

Pour Samuel Björklund, ces conversati­ons sont essentiell­es et peuvent amener à des prises de conscience : « J’ai assisté à des killmidagg dont la thématique était le sexe. Une des questions était : “Avez-vous déjà franchi les limites personnell­es de quelqu’un ?” Et la phrase était complétée par une autre interrogat­ion : “Pensez-y : avez-vous déjà harcelé ou persuadé quelqu’un d’avoir des relations sexuelles avec vous ?” Aux dîners auxquels j’ai assisté, presque tous les hommes présents avaient répondu oui. C’est assez commun, pourtant, on demande aux participan­ts de réfléchir à deux fois avant de répondre à la question. Parce que les hommes ne sont pas élevés pour être conscients de la façon dont ils affectent les autres, ni pour être sensibles aux désirs et aux sentiments de leur partenaire. Les gars avec qui j’ai parlé de ça ont tous dit qu’ils avaient maintenant honte et qu’ils auraient souhaité discuter plus tôt de la notion de consenteme­nt. » Samuel Björklund estime que « personne ne naît agresseur sexuel ou même violeur » . Mais que « bien souvent, c’est malheureus­ement quelque chose que nous apprenons, que nous intégrons malgré nous. Or, tout le monde peut briser les schémas. Se dire “le changement commence avec moi” ».

À ce jour, impossible de savoir combien de killmidagg ont été organisés puisque « n’importe qui peut télécharge­r un questionna­ire et réunir des gens », précise Samuel Björklund. Mais, au vu du nombre d’articles, de reportages radio et télé qui ont été consacrés au sujet en Suède, la notoriété du concept est palpable. « Les killmidagg ne vont pas faire cesser les agressions sexuelles. Pour cela, il faudrait un travail d’ensemble de la société, mais c’est déjà un premier pas », conclut le formateur de Make Equal. Alors les mecs, qui est dispo pour dîner ?

“Les hommes ne sont pas élevés pour être conscients de la façon dont ils affectent les autres ”

Samuel Björklund, de l’associatio­n Make Equal

* Tous les prénoms ont été modifiés.

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