Masculinité : les garçons et Gustav à table !
Durant l’été 2016, la Suède a connu une forte vague d’agressions sexuelles dans les festivals de musique. Une féministe, Ida Östensson, membre de l’association Make Equal, a réagi en invitant les hommes à se rencontrer autour de dîners pour tenter de déconstruire la culture machiste.
Il est 18 heures pile quand la sonnerie retentit dans l’appartement de Gustav * à Södermalm, un quartier de Stockholm. Près de la fenêtre, le couvert a été dressé pour trois. David et Magnus seront, ce soir, les convives de Gustav. Les trois trentenaires ne se connaissent pas ou peu, ils sont musicien, infirmier et étudiant. Au menu de la discussion : l’ego.
Ce genre de dîners entre hommes s’appelle un killmiddag. À la suite de nombreuses agressions sexuelles en Suède en 2016, Ida Östensson, militante féministe, lance un coup de gueule sur les réseaux sociaux et exhorte les hommes à « inviter trois, quatre, cinq amis à un dîner pour qu’ils se parlent de normes, des pressions du groupe, de sexe et d’amour » . Le post est partagé des milliers de fois. L’association Make Equal, dont fait partie Ida, crée ensuite les guytalks : des questionnaires conçus après consultation d’un panel masculin autour de grands thèmes comme l’amitié, la fierté, la sexualité, la virilité… et disponibles en ligne. Les hommes désireux d’organiser un killmiddag n’ont plus qu’à télécharger ces questionnaires pour conduire la soirée et provoquer les échanges. Et permettre à leurs hôtes de faire, le temps d’un repas, ce que la société ne leur permet pas habituellement : ressentir, s’épancher ou même pleurer.
Pour Samuel Björklund, formateur à Make Equal, il est important que les hommes se parlent pour déconstruire les normes masculines, car c’est en discutant entre eux de ces thématiques qu’ils prendront conscience de leurs propres comportements et pourront commencer à prendre des distances par rapport aux normes véhiculées par la culture du viol : « Nous avons observé que les rôles attribués au genre sont étroitement liés à la violence sexuelle. » Pour démontrer cela, Make Equal s’appuie sur une pyramide modélisant les différents niveaux de violence. Au niveau le plus bas, la violence la plus répandue : sexisme, homophobie, objectivation, blagues machistes. C’est cette base commune, souvent inconsciente, qui peut conduire aux niveaux supérieurs de la violence, jusqu’au viol. Agir à la base de la pyramide pourrait donc, par ricochet, permettre de diminuer les agressions sexuelles.
Houmous, saumon et confidences
Gustav n’en est pas à son premier dîner. S’il en organise, « ce n’est pas pour être un bon féministe, mais juste parce qu’[ il] veut devenir quelqu’un de meilleur en parlant de valeurs et d’émotions en tant qu’homme » . Les garçons s’installent à table et commencent à bavarder. Entre le houmous et le saumon, Gustav est chargé de poser les questions : « Y a-t-il une partie de ton apparence que tu trouves particulièrement virile ou, au contraire, non virile ? » Magnus se lance et raconte que, adolescent, son corps le préoccupait, mais qu’aujourd’hui il s’accepte tel qu’il est. David formule une réponse plus complexée : « Une fois, ma copine m’a épilé les sourcils. Je n’étais pas à l’aise avec ça. Au boulot, les collègues m’ont demandé si j’avais fait quelque chose en me disant que ça m’allait bien. J’avais envie de dire que c’était naturel, mais ça aurait été ridicule. S’épiler est dur à admettre pour un homme. » La confiance entre les trois hommes s’installe, le dîner commence à être propice aux confidences.
Magnus remarque alors que le thème du corps masculin et de ses changements à l’adolescence est peu abordé. « Il faudrait pouvoir évoquer la taille du sexe plus simplement. Pour être rassuré et ne pas complexer. » À cette déclaration, Gustav réagit en racontant un souvenir : « J’avais à peu près 13 ans et un copain est venu à la maison. Il a voulu qu’on compare la taille de nos pénis, et là, il a dit que le mien était ridiculement petit. C’est vrai que le sien était particulièrement gros. Cet épisode m’a vraiment mis la pression. » La conversation se poursuit, le dessert arrive. Nouvelle question : « Quand avez-vous senti que vos actions ne répondaient pas à celles normalement attendues de la part d’un homme ? » Magnus se remémore une soirée passée avec l’une de ses amies : « Je l’ai raccompagnée. Une fois en bas de chez elle, elle m’a dit que je pouvais monter. Et qu’on allait coucher ensemble. J’étais très gêné, je n’avais pas envie, j’ai dit non. Elle s’est énervée et m’a crié : “Mais qu’est-ce qui cloche chez toi ?” C’était compliqué de refuser, parce qu’en tant qu’homme, la société nous voit comme devant toujours dire oui à l’acte sexuel. »
Pour Samuel Björklund, ces conversations sont essentielles et peuvent amener à des prises de conscience : « J’ai assisté à des killmidagg dont la thématique était le sexe. Une des questions était : “Avez-vous déjà franchi les limites personnelles de quelqu’un ?” Et la phrase était complétée par une autre interrogation : “Pensez-y : avez-vous déjà harcelé ou persuadé quelqu’un d’avoir des relations sexuelles avec vous ?” Aux dîners auxquels j’ai assisté, presque tous les hommes présents avaient répondu oui. C’est assez commun, pourtant, on demande aux participants de réfléchir à deux fois avant de répondre à la question. Parce que les hommes ne sont pas élevés pour être conscients de la façon dont ils affectent les autres, ni pour être sensibles aux désirs et aux sentiments de leur partenaire. Les gars avec qui j’ai parlé de ça ont tous dit qu’ils avaient maintenant honte et qu’ils auraient souhaité discuter plus tôt de la notion de consentement. » Samuel Björklund estime que « personne ne naît agresseur sexuel ou même violeur » . Mais que « bien souvent, c’est malheureusement quelque chose que nous apprenons, que nous intégrons malgré nous. Or, tout le monde peut briser les schémas. Se dire “le changement commence avec moi” ».
À ce jour, impossible de savoir combien de killmidagg ont été organisés puisque « n’importe qui peut télécharger un questionnaire et réunir des gens », précise Samuel Björklund. Mais, au vu du nombre d’articles, de reportages radio et télé qui ont été consacrés au sujet en Suède, la notoriété du concept est palpable. « Les killmidagg ne vont pas faire cesser les agressions sexuelles. Pour cela, il faudrait un travail d’ensemble de la société, mais c’est déjà un premier pas », conclut le formateur de Make Equal. Alors les mecs, qui est dispo pour dîner ?
“Les hommes ne sont pas élevés pour être conscients de la façon dont ils affectent les autres ”
Samuel Björklund, de l’association Make Equal
* Tous les prénoms ont été modifiés.