Mai 68 : les femmes sur la touche
Elles étaient partout, dans les amphithéâtres, les entreprises, les usines… aussi actives que les hommes. Avec eux, les femmes ont tout remis en question. Sauf la domination masculine ! Contrairement à l’idée qu’on s’en fait, en 1968, le féminisme était encore dans les cartons.
Elles ont été photographiées juchées sur les épaules d’un manifestant, le poing levé, ou bras dessus, bras dessous, les chaussettes jusqu’aux genoux, sous une banderole de la CGT. Qu’elles battent le pavé ou qu’elles occupent des usines, les femmes sont partout en Mai 68. Sauf en tête de cortège. Ce sont les hommes qui s’emparent du mégaphone pour haranguer les foules, peu enclins à le partager avec les copines. Ce sont eux les héros du mouvement, eux qui prennent la parole en public, qui bravent les CRS, qui constituent le service d’ordre des organisations, toujours prêts à en découdre. Ce sont eux – surtout – qui ne se lassent pas de raconter leurs exploits pendant que les filles s’activent en coulisses. Bref, la réalité est à mille lieues de l’image d’Épinal qui présente Mai 68 comme l’aube du féminisme. Les femmes sont « souvent considérées comme des petites mains », affirme la sociologue Josette Trat, dans La France des années 68 (éd. Syllepse). L’organisation du travail militant reste très sexiste et personne ne s’étonne alors que ces dames prennent en charge les tâches ingrates : « Les filles balayaient, préparaient les sandwiches, tapaient les tracts et les ronéotaient, tenaient le central téléphonique pour rassurer les familles… », précise l’historienne Michelle Zancarini-Fournel.
Tant que les soixante- huitardes ne recherchent pas la lumière, aucun problème. Elles peuvent animer des comités d’action à l’université, dans les lycées et les quartiers, ou organiser des grèves dans leur entreprise et leur usine. L’historienne Michèle Riot-Sarcey en a fait l’expérience lorsqu’elle travaillait à l’Assistance publique. Avec ses amis masculins, elle a convaincu les autres salariées de se mobiliser. « Dans le mouvement ouvrier et social, contrairement au mouvement étudiant, on était tous des anonymes. Dans ce cadre, il allait de soi que les femmes prennent des positions radicales et aient des responsabilités. Là, elles pouvaient jouer un rôle moteur. En revanche, leur visibilité extérieure était rare. Imaginer qu’une “bonne femme” prenne la parole dans l’espace public, non, ça n’était guère envisageable, affirmet-elle. Les femmes étaient engagées au même titre que les hommes, mais, j’en suis témoin, les ténors étaient tous des hommes. »
Daniel, Serge, Romain… et les autres
Les figures adoubées par les médias, les têtes pensantes, les chefs de file s’appellent Daniel (Cohn-Bendit), Jacques (Sauvageot), Alain (Geismar), Serge (July), Alain (Krivine), Romain (Goupil), Roland (Castro), André (Glucksmann), Benny (Lévy)… mais personne ou presque ne semble s’en soucier. « À l’époque, on ne réalisait pas combien les hommes tenaient le micro, combien ils monopolisaient la parole, c’était encore – terrible à dire – normal », a confirmé Ariane Mnouchkine sur France Inter, le 19 mars, dans l’émission Boomerang. La domination masculine ? La répartition des tâches ? Les droits des femmes ? Ce n’est pas le sujet du moment. On refuse l’autorité du maître sur l’élève, du patron sur l’ouvrier, du parent sur l’enfant… mais pas celle de l’homme sur la femme ! « Il est
“Imaginer qu’une ‘bonne femme’ prenne la parole dans l’espace public, non, ça n’était guère envisageable”
Michèle Riot-Sarcey, historienne
interdit d’interdire », pouvait-on lire sur les murs en 1968, mais, à aucun moment, on imagine que ce slogan puisse s’appliquer au couple. La « libération » est le motclé de la révolution, mais il ne s’agit pas encore de libérer les femmes comme s’y attellera le Mouvement de libération des femmes (MLF) deux ans plus tard. C’est une question qui ne se pose pas, ou de façon très périphérique. À Paris, un tout petit groupe baptisé Féminin, Masculin, Avenir (FMA) organise un débat sur « la femme et la révolution » dans un amphithéâtre de la Sorbonne, resté sans lendemain, ainsi que quelques réunions à Censier, qui n’ont pas marqué les mémoires.
“Quel joli visage elle a, notre grève !”
Manque de dynamique, banalité des échanges, l’enthousiasme des organisatrices s’étiole très vite. Une poignée de libertaires du comité Nous sommes en marche, de l’université de Censier, imprime des tracts poétiques aux accents féministes, avec des aphorismes du type : « Le révolutionnaire, ce n’est pas une casquette ou une barbe. » Ou encore : « Le fardeau des tabous pèse sur les femmes. Ne l’oublions pas. » Dans leur prose, on peut lire que « Maturité, Virilité, Féminité, Maternité […] sont des notions qui permettent de séparer les hommes des femmes, les doux des violents, les conquérants des méditants, les jeunes des adultes, les initiés des non-initiés. » À Lyon, des ouvrières de l’usine de construction électrique Paris-Rhône revendiquent la parité des salaires. Il y a aussi les étudiantes de Sciences Po qui proposent une grève de la vaisselle… Mais ça ne fait pas le poids face aux comportements sexistes de ces messieurs qui interprètent à leur sauce le vent de liberté qui souffle alors sur les corps et les esprits. « Quel joli visage elle a, notre grève ! », titre ainsi Le Peuple, journal de la CGT, sous la photographie d’une ouvrière gréviste. Et la glorieuse révolution sexuelle devient l’occasion d’un chantage vis-à-vis des femmes, accusées d’être coincées quand elles ne veulent pas coucher. « Elles auraient eu beaucoup à dire sur leur place dans ce mouvement et sur l’interprétation machiste de la “libération sexuelle” », confirme Josette Trat. Hélène Hazera, figure historique des mouvements gays et trans, est plus nuancée : « Quand on commence à parler de liberté, ça s’adresse un peu à tout le monde. Il y avait quand même
“Les femmes étaient engagées au même titre que les hommes, mais, j’en suis témoin, les ténors étaient tous des hommes”
Michèle Riot- Sarcey, historienne
“Il a d’abord fallu contester les autorités établies avant de contester celle de l’homme. Cette prise de conscience a mis deux ans à émerger”
Marie-Jo Bonnet, fondatrice des Gouines rouges
“Dans l’action, il y avait une égalité plus ou moins existante. […] C’est ensuite que j’ai vu la différence, quand le quotidien a repris ses droits”
Nicole Colas- Linhart, maîtresse de conférences des universités et pratricienne hospitalière
la libération sexuelle… même si c’était plus celle des hommes que des femmes ! »
En dépit du machisme ambiant, rares sont celles qui mettent les inégalités de sexe à l’agenda des luttes sociales et politiques. Au printemps, personne n’en parle, ou presque. Aussi étrange que cela puisse paraître, le sujet est mis entre parenthèses. Pourtant, le féminisme a déjà une longue histoire derrière lui. Sans remonter jusqu’au XIXe siècle, Simone de Beauvoir a écrit, en 1949, Le Deuxième Sexe, dans lequel se trouve la célèbre formule : « On ne naît pas femme : on le devient. » Une manière d’affirmer que les différences entre les sexes ne sont pas biologiques mais construites. En 1956, des militantes féministes ont fondé la Maternité heureuse, ancêtre du Planning familial, avant la création par quelques intellectuelles, en 1962, du Mouvement démocratique féminin, qui faisait du lobbying en faveur de la légalisation de la contraception. Et le 19 décembre 1967, l’Assemblée nationale adoptait la loi Neuwirth autorisant la pilule contraceptive.
Alors pourquoi les femmes n’ont-elles pas pris la parole en Mai 68 pour défendre leurs droits ? « Pour nous, c’était secondaire. On n’avait pas le temps de se poser ces questions. Je m’étais “établie” * aux NMPP [Nouvelles messageries de la presse parisienne, ndlr] en me faisant passer pour une ouvrière, je me levais à 5 heures pour aller à l’usine, on était pris dans un tourbillon, raconte Nicole Colas-Linhart, qui est alors la femme du chef, Robert Linhart, fondateur du mouvement prochinois en France. Dans l’action, il y avait une égalité plus ou moins existante. J’ai été à l’initiative de groupes de quartiers. C’est ensuite que j’ai vu la différence, quand le quotidien a repris ses droits. »
Un combat bourgeois
Dans les groupes politiques d’extrême gauche, le féminisme est considéré comme un combat bourgeois. C’est la lutte des classes qui est prioritaire. Pour ne rien arranger, les mouvements ne sont pas organisés démocratiquement, les délégués ne sont pas élus par la base, ce qui aurait pu favoriser la présence de quelques femmes parmi les porte-parole.
Enfin, l’euphorie est telle, au sein du mouvement étudiant, qu’elle occulte la persistance du sexisme dans les organisations : « Pour les jeunes étudiantes qui ont fait toute leur scolarité dans les lycées de filles, la mixité des réunions et des luttes est plutôt vécue comme une libération », souligne Josette Trat. Marie-Jo Bonnet, fondatrice des Gouines rouges et auteure de Mon MLF (éd. Albin Michel), avait 18 ans quand ont éclaté les événements. Elle se souvient : « Il a d’abord fallu contester les autorités établies avant de contester celle de l’homme. Cette prise de conscience a mis deux ans à émerger. On croyait que nous avions les mêmes possibilités que les garçons et l’on a découvert, dans cette expérience politique, que ce n’était pas du tout le cas, que c’était toujours les garçons qui parlaient, que c’était eux les représentants des mouvements étudiants et ouvriers, bref, qu’on occupait les seconds rôles. » Pour autant, elle voit Mai 68 comme une rampe de lancement : « La question ne s’est pas du tout posée, à part pour un très petit nombre, mais ça ne veut pas dire que Mai 68, en tant qu’expérience commune d’inégalité, n’a pas été fondamental dans l’émergence du MLF. »
Au lendemain de 1968, les femmes se réveillent avec de l’énergie à revendre. Elles sont sorties de leurs écoles de filles pour se mêler aux garçons dans les manifestations, elles ont commencé des grèves dans les
“Àl’époque, on ne réalisait pas combien les hommes tenaient le micro, combien ils monopolisaient la parole, c’était encore–terrible à dire–normal”
Ariane Mnouchkine, à l’émission Boomerang sur France Inter
usines de textile, elles ont revendiqué la mixité dans les résidences étudiantes, elles ont scandé les mêmes slogans… Quand soudain, elles se rendent compte que rien n’a changé pour elles, que l’on continue à ne leur proposer que des postes de secrétaires de direction même quand elles sont bardées de diplômes, et que ce sont toujours les mêmes qui changent les couches et font la cuisine. Des couples explosent en plein vol. Les femmes étouffent. En 1969 se tient à l’université de Vincennes la première manifestation féministe : « Afin de se réunir seules, elles ont bataillé à l’encontre des militants maoïstes et trotskistes. Les participantes ont dû s’enfermer pour pouvoir discuter de la question des femmes, selon les dires de celles qui y assistèrent », évoque l’historienne Michèle Riot-Sarcey. « En Mai 68, elles avaient eu du mal à prendre la parole, car elles étaient moins habituées à le faire, mais aussi parce que les hommes prenaient toute la place. Cette domination masculine de l’espace sonore a poussé le mouvement féministe des années 1970 à adopter le principe de la non-mixité », ajoute la sociologue Camille Masclet. Le 26 août 1970, deux ans après le joli mois de Mai, c’est le coup de tonnerre. Le féminisme fait irruption sur la scène française lorsqu’un groupe dépose sous l’Arc de triomphe, à Paris, une gerbe de fleurs en mémoire de la « femme du soldat inconnu ». Le Mouvement de libération des femmes est né. En parallèle, sort un numéro spécial de la revue Partisans, intitulé « Libération des femmes, année zéro ». Des assemblées générales sont organisées, à partir de l’automne, à l’École des beaux-arts dans le Quartier latin, où les discussions portent sur la volonté des femmes de disposer librement de leur corps. On y parle contraception, avortement, violences sexuelles…
En tout cas, les nouvelles générations ont compris la leçon. Depuis quelque temps, notamment depuis #MeToo, un slogan tourne en boucle sur les réseaux sociaux : « Les femmes, c’est comme les pavés, à force de marcher dessus, on les prend sur la gueule. » Bien envoyé.
* Le terme « établie » désigne des militant·es étudiant·es qui, à partir de 1967, sous l’impulsion des organisations maoïstes, s’embauchaient, « s’établissaient », dans les usines ou dans les docks.