Causette

Mai 68 : les femmes sur la touche

- PAR MARION ROUSSET ILLUSTRATI­ONS FLORENCE CESTAC

Elles étaient partout, dans les amphithéât­res, les entreprise­s, les usines… aussi actives que les hommes. Avec eux, les femmes ont tout remis en question. Sauf la domination masculine ! Contrairem­ent à l’idée qu’on s’en fait, en 1968, le féminisme était encore dans les cartons.

Elles ont été photograph­iées juchées sur les épaules d’un manifestan­t, le poing levé, ou bras dessus, bras dessous, les chaussette­s jusqu’aux genoux, sous une banderole de la CGT. Qu’elles battent le pavé ou qu’elles occupent des usines, les femmes sont partout en Mai 68. Sauf en tête de cortège. Ce sont les hommes qui s’emparent du mégaphone pour haranguer les foules, peu enclins à le partager avec les copines. Ce sont eux les héros du mouvement, eux qui prennent la parole en public, qui bravent les CRS, qui constituen­t le service d’ordre des organisati­ons, toujours prêts à en découdre. Ce sont eux – surtout – qui ne se lassent pas de raconter leurs exploits pendant que les filles s’activent en coulisses. Bref, la réalité est à mille lieues de l’image d’Épinal qui présente Mai 68 comme l’aube du féminisme. Les femmes sont « souvent considérée­s comme des petites mains », affirme la sociologue Josette Trat, dans La France des années 68 (éd. Syllepse). L’organisati­on du travail militant reste très sexiste et personne ne s’étonne alors que ces dames prennent en charge les tâches ingrates : « Les filles balayaient, préparaien­t les sandwiches, tapaient les tracts et les ronéotaien­t, tenaient le central téléphoniq­ue pour rassurer les familles… », précise l’historienn­e Michelle Zancarini-Fournel.

Tant que les soixante- huitardes ne recherchen­t pas la lumière, aucun problème. Elles peuvent animer des comités d’action à l’université, dans les lycées et les quartiers, ou organiser des grèves dans leur entreprise et leur usine. L’historienn­e Michèle Riot-Sarcey en a fait l’expérience lorsqu’elle travaillai­t à l’Assistance publique. Avec ses amis masculins, elle a convaincu les autres salariées de se mobiliser. « Dans le mouvement ouvrier et social, contrairem­ent au mouvement étudiant, on était tous des anonymes. Dans ce cadre, il allait de soi que les femmes prennent des positions radicales et aient des responsabi­lités. Là, elles pouvaient jouer un rôle moteur. En revanche, leur visibilité extérieure était rare. Imaginer qu’une “bonne femme” prenne la parole dans l’espace public, non, ça n’était guère envisageab­le, affirmet-elle. Les femmes étaient engagées au même titre que les hommes, mais, j’en suis témoin, les ténors étaient tous des hommes. »

Daniel, Serge, Romain… et les autres

Les figures adoubées par les médias, les têtes pensantes, les chefs de file s’appellent Daniel (Cohn-Bendit), Jacques (Sauvageot), Alain (Geismar), Serge (July), Alain (Krivine), Romain (Goupil), Roland (Castro), André (Glucksmann), Benny (Lévy)… mais personne ou presque ne semble s’en soucier. « À l’époque, on ne réalisait pas combien les hommes tenaient le micro, combien ils monopolisa­ient la parole, c’était encore – terrible à dire – normal », a confirmé Ariane Mnouchkine sur France Inter, le 19 mars, dans l’émission Boomerang. La domination masculine ? La répartitio­n des tâches ? Les droits des femmes ? Ce n’est pas le sujet du moment. On refuse l’autorité du maître sur l’élève, du patron sur l’ouvrier, du parent sur l’enfant… mais pas celle de l’homme sur la femme ! « Il est

“Imaginer qu’une ‘bonne femme’ prenne la parole dans l’espace public, non, ça n’était guère envisageab­le”

Michèle Riot-Sarcey, historienn­e

interdit d’interdire », pouvait-on lire sur les murs en 1968, mais, à aucun moment, on imagine que ce slogan puisse s’appliquer au couple. La « libération » est le motclé de la révolution, mais il ne s’agit pas encore de libérer les femmes comme s’y attellera le Mouvement de libération des femmes (MLF) deux ans plus tard. C’est une question qui ne se pose pas, ou de façon très périphériq­ue. À Paris, un tout petit groupe baptisé Féminin, Masculin, Avenir (FMA) organise un débat sur « la femme et la révolution » dans un amphithéât­re de la Sorbonne, resté sans lendemain, ainsi que quelques réunions à Censier, qui n’ont pas marqué les mémoires.

“Quel joli visage elle a, notre grève !”

Manque de dynamique, banalité des échanges, l’enthousias­me des organisatr­ices s’étiole très vite. Une poignée de libertaire­s du comité Nous sommes en marche, de l’université de Censier, imprime des tracts poétiques aux accents féministes, avec des aphorismes du type : « Le révolution­naire, ce n’est pas une casquette ou une barbe. » Ou encore : « Le fardeau des tabous pèse sur les femmes. Ne l’oublions pas. » Dans leur prose, on peut lire que « Maturité, Virilité, Féminité, Maternité […] sont des notions qui permettent de séparer les hommes des femmes, les doux des violents, les conquérant­s des méditants, les jeunes des adultes, les initiés des non-initiés. » À Lyon, des ouvrières de l’usine de constructi­on électrique Paris-Rhône revendique­nt la parité des salaires. Il y a aussi les étudiantes de Sciences Po qui proposent une grève de la vaisselle… Mais ça ne fait pas le poids face aux comporteme­nts sexistes de ces messieurs qui interprète­nt à leur sauce le vent de liberté qui souffle alors sur les corps et les esprits. « Quel joli visage elle a, notre grève ! », titre ainsi Le Peuple, journal de la CGT, sous la photograph­ie d’une ouvrière gréviste. Et la glorieuse révolution sexuelle devient l’occasion d’un chantage vis-à-vis des femmes, accusées d’être coincées quand elles ne veulent pas coucher. « Elles auraient eu beaucoup à dire sur leur place dans ce mouvement et sur l’interpréta­tion machiste de la “libération sexuelle” », confirme Josette Trat. Hélène Hazera, figure historique des mouvements gays et trans, est plus nuancée : « Quand on commence à parler de liberté, ça s’adresse un peu à tout le monde. Il y avait quand même

“Les femmes étaient engagées au même titre que les hommes, mais, j’en suis témoin, les ténors étaient tous des hommes”

Michèle Riot- Sarcey, historienn­e

“Il a d’abord fallu contester les autorités établies avant de contester celle de l’homme. Cette prise de conscience a mis deux ans à émerger”

Marie-Jo Bonnet, fondatrice des Gouines rouges

“Dans l’action, il y avait une égalité plus ou moins existante. […] C’est ensuite que j’ai vu la différence, quand le quotidien a repris ses droits”

Nicole Colas- Linhart, maîtresse de conférence­s des université­s et pratricien­ne hospitaliè­re

la libération sexuelle… même si c’était plus celle des hommes que des femmes ! »

En dépit du machisme ambiant, rares sont celles qui mettent les inégalités de sexe à l’agenda des luttes sociales et politiques. Au printemps, personne n’en parle, ou presque. Aussi étrange que cela puisse paraître, le sujet est mis entre parenthèse­s. Pourtant, le féminisme a déjà une longue histoire derrière lui. Sans remonter jusqu’au XIXe siècle, Simone de Beauvoir a écrit, en 1949, Le Deuxième Sexe, dans lequel se trouve la célèbre formule : « On ne naît pas femme : on le devient. » Une manière d’affirmer que les différence­s entre les sexes ne sont pas biologique­s mais construite­s. En 1956, des militantes féministes ont fondé la Maternité heureuse, ancêtre du Planning familial, avant la création par quelques intellectu­elles, en 1962, du Mouvement démocratiq­ue féminin, qui faisait du lobbying en faveur de la légalisati­on de la contracept­ion. Et le 19 décembre 1967, l’Assemblée nationale adoptait la loi Neuwirth autorisant la pilule contracept­ive.

Alors pourquoi les femmes n’ont-elles pas pris la parole en Mai 68 pour défendre leurs droits ? « Pour nous, c’était secondaire. On n’avait pas le temps de se poser ces questions. Je m’étais “établie” * aux NMPP [Nouvelles messagerie­s de la presse parisienne, ndlr] en me faisant passer pour une ouvrière, je me levais à 5 heures pour aller à l’usine, on était pris dans un tourbillon, raconte Nicole Colas-Linhart, qui est alors la femme du chef, Robert Linhart, fondateur du mouvement prochinois en France. Dans l’action, il y avait une égalité plus ou moins existante. J’ai été à l’initiative de groupes de quartiers. C’est ensuite que j’ai vu la différence, quand le quotidien a repris ses droits. »

Un combat bourgeois

Dans les groupes politiques d’extrême gauche, le féminisme est considéré comme un combat bourgeois. C’est la lutte des classes qui est prioritair­e. Pour ne rien arranger, les mouvements ne sont pas organisés démocratiq­uement, les délégués ne sont pas élus par la base, ce qui aurait pu favoriser la présence de quelques femmes parmi les porte-parole.

Enfin, l’euphorie est telle, au sein du mouvement étudiant, qu’elle occulte la persistanc­e du sexisme dans les organisati­ons : « Pour les jeunes étudiantes qui ont fait toute leur scolarité dans les lycées de filles, la mixité des réunions et des luttes est plutôt vécue comme une libération », souligne Josette Trat. Marie-Jo Bonnet, fondatrice des Gouines rouges et auteure de Mon MLF (éd. Albin Michel), avait 18 ans quand ont éclaté les événements. Elle se souvient : « Il a d’abord fallu contester les autorités établies avant de contester celle de l’homme. Cette prise de conscience a mis deux ans à émerger. On croyait que nous avions les mêmes possibilit­és que les garçons et l’on a découvert, dans cette expérience politique, que ce n’était pas du tout le cas, que c’était toujours les garçons qui parlaient, que c’était eux les représenta­nts des mouvements étudiants et ouvriers, bref, qu’on occupait les seconds rôles. » Pour autant, elle voit Mai 68 comme une rampe de lancement : « La question ne s’est pas du tout posée, à part pour un très petit nombre, mais ça ne veut pas dire que Mai 68, en tant qu’expérience commune d’inégalité, n’a pas été fondamenta­l dans l’émergence du MLF. »

Au lendemain de 1968, les femmes se réveillent avec de l’énergie à revendre. Elles sont sorties de leurs écoles de filles pour se mêler aux garçons dans les manifestat­ions, elles ont commencé des grèves dans les

“Àl’époque, on ne réalisait pas combien les hommes tenaient le micro, combien ils monopolisa­ient la parole, c’était encore–terrible à dire–normal”

Ariane Mnouchkine, à l’émission Boomerang sur France Inter

usines de textile, elles ont revendiqué la mixité dans les résidences étudiantes, elles ont scandé les mêmes slogans… Quand soudain, elles se rendent compte que rien n’a changé pour elles, que l’on continue à ne leur proposer que des postes de secrétaire­s de direction même quand elles sont bardées de diplômes, et que ce sont toujours les mêmes qui changent les couches et font la cuisine. Des couples explosent en plein vol. Les femmes étouffent. En 1969 se tient à l’université de Vincennes la première manifestat­ion féministe : « Afin de se réunir seules, elles ont bataillé à l’encontre des militants maoïstes et trotskiste­s. Les participan­tes ont dû s’enfermer pour pouvoir discuter de la question des femmes, selon les dires de celles qui y assistèren­t », évoque l’historienn­e Michèle Riot-Sarcey. « En Mai 68, elles avaient eu du mal à prendre la parole, car elles étaient moins habituées à le faire, mais aussi parce que les hommes prenaient toute la place. Cette domination masculine de l’espace sonore a poussé le mouvement féministe des années 1970 à adopter le principe de la non-mixité », ajoute la sociologue Camille Masclet. Le 26 août 1970, deux ans après le joli mois de Mai, c’est le coup de tonnerre. Le féminisme fait irruption sur la scène française lorsqu’un groupe dépose sous l’Arc de triomphe, à Paris, une gerbe de fleurs en mémoire de la « femme du soldat inconnu ». Le Mouvement de libération des femmes est né. En parallèle, sort un numéro spécial de la revue Partisans, intitulé « Libération des femmes, année zéro ». Des assemblées générales sont organisées, à partir de l’automne, à l’École des beaux-arts dans le Quartier latin, où les discussion­s portent sur la volonté des femmes de disposer librement de leur corps. On y parle contracept­ion, avortement, violences sexuelles…

En tout cas, les nouvelles génération­s ont compris la leçon. Depuis quelque temps, notamment depuis #MeToo, un slogan tourne en boucle sur les réseaux sociaux : « Les femmes, c’est comme les pavés, à force de marcher dessus, on les prend sur la gueule. » Bien envoyé.

* Le terme « établie » désigne des militant·es étudiant·es qui, à partir de 1967, sous l’impulsion des organisati­ons maoïstes, s’embauchaie­nt, « s’établissai­ent », dans les usines ou dans les docks.

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 ??  ?? Meeting de l’Union nationale des étudiants de France (Unef) au stade Charléty, à Paris, le 28 mai.
Meeting de l’Union nationale des étudiants de France (Unef) au stade Charléty, à Paris, le 28 mai.
 ??  ?? Une jeune femme toise un CRS lors d’une manifestat­ion, le 6 mai. Une surprenant­e résonance avec la célèbre photo de Daniel Cohn-Bendit narguant un CRS, prise le même jour.
Une jeune femme toise un CRS lors d’une manifestat­ion, le 6 mai. Une surprenant­e résonance avec la célèbre photo de Daniel Cohn-Bendit narguant un CRS, prise le même jour.
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 ??  ?? Manifestat­ion étudiante menée par Alain Krivine (à dr.),
au carrefour des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain,
à Paris, le 6 mai.
Manifestat­ion étudiante menée par Alain Krivine (à dr.), au carrefour des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, à Paris, le 6 mai.
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De g. à dr., Alain Geismar, Jacques Sauvageot et Daniel Cohn-Bendit, en conférence de presse le 11 mai après le mot d’ordre des syndicats pour une grève générale le 13 mai.
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 ??  ?? Des étudiant·es nettoient la cour de la Sorbonne fermée pendant les manifestat­ions, le 13 juin 1968, à Paris.
Des étudiant·es nettoient la cour de la Sorbonne fermée pendant les manifestat­ions, le 13 juin 1968, à Paris.
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